Questionnement personnel, professionnel pour des questions de recherche
Les origines d’un questionnement
Ce travail de recherche s’est formalisé sur un temps long, à travers nos premières expériences d’enseignante il y a près d’une quinzaine d’années, des questionnements sur le poids de l’enseignant en tant que sujet sur les pratiques effectives. Le réforme des rythmes scolaires de 2013 a été un catalyseur pour observer la construction identitaire professionnelle de ce dernier et élargir notre réflexion.
Constat personnel et expérience professionnelle
Professeur des écoles, passionnée de jeux de société, nous avons constaté que le jeu, sous ses formes les plus diverses, n’était pas extrêmement présent dans les salles de classe de l’école élémentaire. C’est une pratique qui nous semblait légitime, car d’une certaine manière « le jeu est le travail de l’enfant » (P. Kergomard, 1886) et l’enfance ne semble pas disparaitre au passage à l’école élémentaire. Pourtant, c’est bien lors du passage au CP, voire dès la Grande Section, que les coins-jeu disparaissent pour laisser place aux tables, aux chaises et au tableau noir… ou blanc. Parfois, on constate que même à l’école maternelle, on n’a guère beaucoup de temps pour jouer. Si les rédacteurs des nouveaux programmes de Maternelle ont estimé nécessaire de rappeler le caractère essentiel du jeu au Cycle 1 c’est bien parce qu’il a été perdu de vue. Le rapport de l’Inspection générale de l’Education nationale et de l’Inspection générale de l’administration de l’éducation nationale et de la recherche rendu au ministre en octobre 2011 visait à alerter de la grande formalisation de l’enseignement préscolaire en France, soulevant en partie le peu de place faite au jeu.
« Dans les classes, on produit beaucoup : les fiches semblent des « supports sérieux» mais on n’échappe pas au risque que la production se substitue à l’apprentissage. […] Les observations conduisent à un bilan assez homogène. Les temps de manipulation ou d’exploration orientés vers la résolution de problèmes (de toute nature : moteurs, scientifiques, linguistiques, etc.), l’approche sensible et perceptive des objets et phénomènes du monde, les démarches de création et d’investigation sont souvent absents des intentions et des réalisations pédagogiques. […] Il en va de même avec le jeu ; on y consent parfois mais on ne sait pas bien pourquoi et de quoi les conduites ludiques peuvent être riches. Le jeu n’est pas souvent pensé comme situation d’apprentissage, sauf certains jeux éducatifs très codifiés (lotos et jeux mobilisant des dés utilisés pour travailler le vocabulaire et la numération). Or, par le jeu, les enfants acquièrent des conduites motrices (ils répètent des gammes d’actions sans caractère rébarbatif), intègrent (« incorporent » pourrait-on dire) les substrats de notions (devant/derrière, haut/bas, lourd/léger…), développent des capacités et des compétences en liaison avec les stratégies qu’ils mettent en place, expérimentent des systèmes de valeurs et de règles (réciprocité, coopération, compétition, négociation…) et de rapports sociaux (d’âges, de sexes, de rôles). Ces apprentissages qualifiés d’a-didactiques, le plus souvent régulés par l’enfant, pourraient s’enrichir plus encore si l’enseignant prenait le temps de jouer avec les enfants pour complexifier les rôles, expliciter et faire comparer des manières de faire, aider à prendre conscience des stratégies gagnantes, etc. Il n’est pas sûr que beaucoup d’enfants aient des expériences de jeu avec un partenaire compétent dans la vie courante ; nombre d’enseignants assurent que des enfants ne savent plus jouer… sans considérer qu’ils seraient dans leur rôle en leur apprenant à jouer pour que ces enfants puissent ensuite apprendre en jouant, et que ce ne serait pas du temps perdu. […] La place du jeu à l’école maternelle mérite une revalorisation mais ce ne peut être sans approfondissement de la question sur un plan pédagogique. Cette revalorisation n’a pas pour visée de promouvoir le plaisir considéré dans son opposition au sérieux voire à l’ennui ou à l’aspect rébarbatif du « travail » dont les jeunes enfants devraient être préservés : le plaisir pour l’enfant peut naitre des défis que lui opposent des activités stimulantes. » .
Au-delà même de sa présence ou non dans les salles de classe, c’est le regard de l’enseignant non-joueur sur l’enseignant joueur qui nous a interpellés. De l’indifférence au mépris, en passant par la surprise, l’enseignant qui choisit de jouer avec ses élèves à l’école élémentaire fait l’objet de remarques qui pourraient lui faire remettre en cause ce qu’il est, un enseignant qui joue certes mais un enseignant.
De ce simple constat, de ces remarques parfois déroutantes concernant nos pratiques, nous nous sommes interrogés sur la légitimité du jeu à l’école, sur la légitimité de l’enseignant qui fait jouer. De ces interrogations toutes personnelles dans un premier temps, le besoin est né de comprendre et de réfléchir sur le pourquoi de ce constat. Le jeu semble être légitime d’un point de vue institutionnel au regard de certaines directives du MEN (BO, mars 2011) incitant les enseignants, de manière raisonnée toutefois, à faire un usage pédagogique du jeu pour apprendre.
«Les jeux traditionnels comme les échecs, les jeux à règles comme les jeux de cartes, les jeux de construction permettent de développer la motivation et la concentration des élèves, d’encourager leur esprit d’autonomie et d’initiative et de travailler les fondamentaux par une approche différente. Afin de favoriser le recours raisonné au jeu pour les apprentissages, les enseignants disposeront d’un guide d’accompagnement pour un usage pédagogique et professionnel du jeu pour apprendre… » .
Jeu pour apprendre, usage raisonné, le jeu semble légitime dans une certaine mesure, mais laquelle ?
Un sujet enseignant en tension
Il nous a semblé, que le jeu soit légitime ou non en classe, quelle que soit la définition qu’on lui donne, qu’il est du ressort de l’enseignant de choisir de jouer ou non en classe, sur le temps scolaire, de faire jouer ses élèves ou non. Aussi pour s’intéresser à la place faite au jeu à l’école élémentaire, il est donc nécessaire de s’interroger sur les pratiques enseignantes et leurs discours associés.
Une telle observation nous incite donc à croiser différents champs des sciences de l’éducation ; voire des sciences humaines et sociales et de la philosophie. D’une part, il nous faut mobiliser le champ de l’analyse didactique des pratiques afin d’identifier le contenu des pratiques effectives. Cela vise à comprendre le processus de l’acte d’enseigner dans la situation observée. Pour ce faire, il est nécessaire d’observer la situation du point de vue du savoir enseigné et des intentions de l’enseignant (Chevallard, 1991, Brousseau, 1996, 1997, 1998, 1999) D’un savoir savant adapté, reformulé, au savoir à enseigner, on s’intéresse à la « transposition didactique » mise en œuvre par l’enseignant pour analyser le savoir enseigné. Par l’analyse didactique, on cherche à comprendre comment l’enseignant prend en charge le système complexe de la classe. L’enseignant tente de gérer une problématique de construction et de maintien du sens de la situation mise en œuvre. L’ancrage dans l’analyse didactique est une première nécessité pour comprendre ce qui se joue dans l’espace classe lors des pratiques de jeu.
D’autre part, il nous faut observer et nous essayer à comprendre ce qui anime de manière consciente et inconsciente le sujet enseignant dans sa pratique ou non de jeu, dans son rapport épistémologique et didactique mais aussi personnel qu’il entretient avec le jeu.
Pour ce faire, nous devons interroger la dimension clinique de l’acte d’enseigner. Comme le rappelle André Terrisse, « la circulation des savoirs s’effectue entre des sujets bien vivants, en chair et en os, un enseignant et des élèves, dans une relation humaine, avec tout ce qu’elle comporte d’aléatoire et d’imprévisible et que la recherche doit intégrer dans ses modèles comme dans ses méthodologies. » (A. Terrisse, 2003, p. 59) Ainsi, l’analyse des actes d’enseignement et d’apprentissage ne peut se faire d’une manière désincarnée, excluant le sujet, son histoire personnelle, son rapport au savoir, son rapport au jeu. En effet, « Du savoir à enseigner, au savoir effectivement enseigné et au savoir appris, les écarts constatés, en termes de remaniements, témoignent d’une complexité que les contraintes externes au système enseignant et/ou enseigné ne peuvent permettre d’expliquer ni même de comprendre. » (M.F. Carnus, 2009, p.9). L’approche clinique permet de prendre en compte, de centrer l’observation sur le sujet afin d’essayer de comprendre la logique de ses choix, choix de jouer ou non, choix de faire jouer et d’observer, choix sur les types de jeux mis en œuvre…
Enfin, il est nécessaire d’appréhender le jeu dans sa plus vaste acception, dans ses diversités, ses paradoxes. De quoi parlons-nous quand nous parlons de jeu ? De quoi parlons-nous quand nous parlons de jouer, a fortiori en classe ? Le mot « jeu » est partout et nulle part, et pour autant le jeu dans la cité contemporaine oscille « entre deux misères » : le jeu « marchandise » et le jeu « éducatif » (C. Duflo, 2006). D’un côté, tout fait jeu, tout est jeu au point de le diluer et l’appauvrir culturellement. Colas Duflo l’explique ainsi :
« L’ère du divertissement n’est pas celle du triomphe, mais bien celle de la misère du jeu. La pauvreté spirituelle du divertissement (pensez à Loft Story et à ses dérivés) qui va avec la dilution du jeu dans l’importe quoi à pour envers l’appauvrissement ludique maximal. Quand on considère avec attention ce qu’est le jeu dans la cité aujourd’hui, le jeu dans le monde contemporain, celui qui occupe la place la plus importante et la plus visible, du Bingo des marques des supermarchés aux Tuez-les-tous informatiques, en passant par les Voulez-vous gagner des millions, on se demande par quelle étrange et belle naïveté les animateurs ludique, professionnels de l’animation, ludothécaires, etc. peuvent continuer à considérer les jeux comme un des lieux où s’exprime librement l’intelligence humaine et comme vecteur de culture. » (C. Duflo, 2006, p.22) .
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Table des matières
INTRODUCTION
Intermède I
Partie 1 : origine du questionnement, ancrage empirique et théorique
1. Questionnement personnel, professionnel pour des questions de recherche
1.1 Les origines d’un questionnement
1.1.1 Constat personnel et expérience professionnelle
1.1.2 Un sujet enseignant en tension
1.1.3 Une réforme des rythmes pour une réflexion des temps éducatifs : une réflexion qui évolue
1.2 Un travail de recherche antérieur : Master 2 en Sciences de l’Education, « Expertise des processus Enseigner/Apprendre »
1.2.1 Problématique et méthodologie
1.2.2 Résultats et interprétations
1.3 Questionnement professionnel et questions de recherche
1.3.1 Refondation de l’Ecole, et temps d’apprentissage partagé : où l’on réinterroge temps formel et informel
1.3.2 Questions de recherche
2. Un cadre théorique composite pour une analyse des pratiques ludiques
2.1 Un sujet en tension au cœur des tensions entre mondes : la rencontre de deux groupes professionnels
2.1.1 La didactique clinique
a. Du système didactique
b. …A une théorie du sujet didactique
c. Des concepts clé au cœur de l’analyse didactique clinique
2.1.2 Enjeux professionnels d’un partage imposé
a. Profession et identité professionnelle
b. La confrontation des groupes au regard de la sociologie des professions
c. Un sujet en tension au cœur des tensions
2.2 Le jeu comme pratique didactique ludique : une notion clé de la recherche
2.2.1. Jeu : histoire du jeu et reconnaissance sociale
a. Histoire de l’idée du jeu : un objet en tension
b. Vers un changement de statut culturel et social
2.2.2. Dialectique jeu/apprentissage
a. De l’intérêt des chercheurs pour le jeu : une légitimité toujours plus grande
b. Forme ludique et forme éducative, quelle fonction pour le jeu ?
c. Conclusion : quel cadre d’analyse des pratiques ludiques ?
3. Problématisation de la recherche
3.1 La dialectique jeu / professionnalité au cœur de l’analyse didactique clinique
3.2 De la problématique aux pistes de recherche
Points clés
Intermède II
Partie 2 : Méthodologie au service d’une enquête empirique
1. D’une problématique à une mise en œuvre méthodologique
2. Contexte de la recherche et analyse préalable
2.1 Choix du terrain
2.1.1 Le Groupe de recherche « Evaluation de la réforme des rythmes scolaires dans le premier degré dans l’académie de Caen »
2.1.2 Le réseau
2.1.3 Des comparaisons
2.1.4 Des observations de séances
2.1.5 Des entretiens collectifs
2.2 Sujets, école, activité, groupe
2.2.1. Emy, professeur des écoles en Ce2
2.2.2. Jean, professeur des écoles en C.L.I.S
2.2.3. Alain, ludothécaire
2.2.4. Jules, animateur du temps périscolaire
2.2.5. Seb, coordinateur du temps périscolaire
2.2.6. Cora, coordinatrice pédagogique du temps périscolaire
2.2.7. Sylvie, coordinatrice jeunesse
3. Méthodologie de recueil de données : la didactique clinique, une méthodologie spécifique
3.1 Identification empirique des données à recueillir
3.1.1 De l’expérientiel dans le discours du sujet
3.1.2 Des pratiques effectives
a. Le didactique dans la situation de pratique ludique
b. Les caractéristiques du ludique dans la situation de pratique ludique
3.2 Le protocole du recueil de données
3.2.1 Des choix méthodologiques orientés par la didactique clinique
a. Le « déjà-là »
b. L’« épreuve »
c. L’ « après-coup »
3.2.2 Déroulement du recueil de données et constitution des documents
a. Les entretiens
b. Les observations
3.2.3 Les données complémentaires
a. Les entretiens collectifs
b. Les entretiens de coordinateurs
3.2.4 Synthèse du protocole de recueil de données
4. Méthodologie d’exploitation des données
4.1 Organisation du traitement des données pour des constructions de cas
4.1.1 Présentation des contenus effectifs des pratiques didactiques ludiques
4.1.2 Analyse par le sujet de la pratique observée
4.1.3 Rapport au jeu, rapport à l’Autre à travers l’analyse des entretiens
4.1.4 Vers des constructions de cas
4.2 Des comparaisons entre les sujets
4.2.1 De modélisations des tensions internes
4.2.2 …. Aux comparaisons entre cas
4.3 Analyse des données complémentaires pour étayer les constructions de cas
4.3.1 D’une analyse des entretiens de groupes
4.3.2 Vers une analyse du collectif dans le sujet
Points clés
Intermède III
Partie 3 : Analyse des pratiques, des discours pour une construction de cas
1. Emy, enseignante en CE2
1.1 Situation didactico-ludique
1.1.1 1ère situation proposée par Emy : les casse-têtes
1.1.2 Le Problémo
1.2 Discours d’après coup et analyse de la situation par l’enseignante
1.3 Premières interprétations : du jeu et du travail
1.4 Rapport au jeu et à l’Autre dans l’analyse des discours d’Emy
1.4.1 Un rapport hédoniste et contraint au jeu
a. Eléments de discours et analyse thématique
b. Synthèse des discours pour identifier la nature du rapport au jeu d’Emy
1.4.2 Rapport à l’Autre et identification professionnelle
1.5 Construction de cas : Emy, entre plaisir et sérieux, entre jeu et programme
2. Jean, enseignant en Ulis-Ecole
2.1 Situation didactico-ludique
2.2 Analyse de Jean de la situation
2.3 Premières interprétations : du jeu pour apprendre la vie
2.4 Rapport au jeu et à l’Autre dans l’analyse des discours de Jean
2.4.1 Un rapport au jeu
a. Eléments de discours et analyse thématique
b. Synthèse des discours pour identifier la nature du rapport au jeu de Jean
2.4.2 Rapport à l’Autre et identification professionnelle
2.5 Construction de cas de Jean
3. Alain
3.1 Situation didactico-ludique
3.2 Analyse d’Alain de la situation
3.3 Premières interprétations : du jeu pour découvrir le potentiel du Kapla
3.4 Rapport à l’Autre et au jeu dans l’analyse des discours d’Alain
3.4.1 Rapport à l’Autre et identification professionnelle
3.4.2 Un rapport au jeu
a. Eléments de discours et analyse thématique
b. Synthèse des discours pour identifier la nature du rapport au jeu de Alain
3.5 Construction de cas de Alain
4. Jules, animateur périscolaire
4.1 Situation didactico-ludique
4.2 Discours d’après coup et analyse de la situation par l’animateur
4.3 Premières interprétations : du jeu pour s’amuser
4.4 Rapport au jeu et à l’Autre dans l’analyse des discours de Jules
4.4.1 Un rapport de plaisir et de stratégie au jeu
a. Eléments de discours et analyse thématique
b. Synthèse des discours pour identifier la nature du rapport au jeu de Jules
4.4.2 Rapport à l’Autre et identification professionnelle
4.5 Construction de cas de Jules
CONCLUSION