Opposition au monologisme
Bakhtine admet l’existence de discours à tendance mono logique, c’est-à-dire de discours dont l’ambition est de faire autorité en ignorant la voix d’autrui ou en la réprimant. Il affirme entre autres que la poésie est mono logique parce que « le poète (c ‘est du moins vrai pour toute la tradition lyrique) prend en charge et assume directement sa propre énonciation tandis que le romancier met en scène le langage et multiplie les prises de parole comme les types d’énoncés7l ». Gignoux, en paraphrasant Bakhtine, ajoute l’explication suivante: « La poésie n’est pas dialogique dans son essence, car, « le langage du poète c’est son langage à lui »; le discours se suffit à luimême et ne présume pas, au-delà de ses limites, les énoncés d’autrui ».
Tout en reconnaissant ces cas particuliers, Bakhtine soutient que tout texte est par essence hétérogène, composite, et qu’ il est le produit d’un mélange de voix. La plurivocité porte d’abord sur les mots puisqu’ ils ont autant d’avatars que de contextes dans lesquels ils ont déjà été utilisés. Aussi, chaque mot est porteur d’une parole autre:
L’objet du discours d’un locuteur, quel qu’il soit, n’est pas objet de discours pour la première fois dans un énoncé donné, et le locuteur n’est pas le premier à en parler. L’objet a déjà pour ainsi dire été parlé, controversé, éclairé et jugé diversement. Il est le lieu où se croisent, se rencontrent et se séparent des points de vue différents, des visions du monde, des tendances. Un locuteur n’est pas l’Adam biblique face à des objets vierges, non encore désignés, qu’ il est le premier à nommer .
Dans ce prolongement, Bakhtine exclut au préalable la possibilité de trouver un énoncé mono logique, puisque le dialogue est intrinsèque à toute communication: Le dialogue, c’est un échange des mots, en plus, le discours d’orateur, le monologue d’un artiste, la pensée verbale d’une personne solitaire sont mono logiques par leur forme extérieure, mais par les formes sémantiques et stylistiques ils sont vraiment dialogiques . Selon Bakhtine, l’univocité dans le roman débouche sur un discours autocratique où l’auteur est le maître à penser. Avec le dialogisme, l’ouverture à l’autre génère une connaissance plus précise et s’oriente vers un langage plus près de la vérité.
Théorie basée sur le dialogue et l’altérité
L’altérité et le dialogue sont au centre du dialogisme bakhtinien. C’est pourquoi Julia Kristeva lui donne le sens de « toute prise en compte par le discours littéraire de l’autre et de son discours75». Ce qui inspire, chez Bakhtine, cette perception de l’oeuvre littéraire et notamment du roman, c’est ce qu’ il observe chez les écrivains Dostoïevski et Rabelais dans des écrits parus dans leur traduction française en 1970, soit, selon Piégay-Gros76 , L ‘oeuvre de François Rabelais et ia culture populaire au Moyen âge et sous la Renaissance et Problème de la poétique de Dostoïevski. On peut voir naître dans ces deux monographies la théorie de J’énoncé et du dialogisme élaborée par Bakhtine.
Dans le cadre de ce travail, nous allons nous attarder uniquement à la présentation du plurilinguisme dans le roman de Dostoïevski, puisque cet écrivain demeure le créateur du roman polyphonique. Les idées de Bakhtine développées sur Rabelais portent davantage sur « la littérature camavalisée ». Nous y intéresser entièrement nous éloignerait, semble-t-il, du plurilinguisme qui constitue l’essentiel de notre propos. Cependant, Bakhtine explique aussi que la camavalisation est l’une des composantes pouvant mener à la plurivocité. En plus de ces deux ouvrages, nous allons nous référer à deux autres textes de l’auteur qui sont essentiels à la compréhension du dialogisme : Esthétique et théorie du roman77 et Esthétique de la création verbale .
Le dialogisme, tel que le conçoit Bakhtine, est une forme de dialogue avec l’autre qui va au-delà du sens traditionnel attribué à un échange d’énoncés ou d’une conversation entre deux interlocuteurs. Selon le théoricien, ce type de dialogue n’est que la manifestation superficielle du phénomène dialogique en tant que tel, lequel « dépasse de très loin les relations entre les répliques d’un dialogue formellement produit; il est quasi universel et traverse tout le discours humain [ … ] d’une façon générale, tout ce qui a un sens et une valeur».
Bakhtine propose de parler de dialogue dans le texte lorsque s’y articule une multiplicité de voix que l’auteur a introduites dans son oeuvre, et qui résonnent d’une façon égale. Aussi afflrme-t-il que « l’auteur d’une oeuvre littéraire crée un produit verbal qui est un tout unique. IlIa crée néanmoins à l’aide des énoncés hétérogènes, à l’aide des énoncés d’autrui pour ainsi dire8o». On ne pourrait ainsi parler de dialogisme sans faire référence à la présence de l’autre ou d’ autrui. Gignoux indique que; [les] mots « hétérogène », « autrui », sont fondamentaux dans la pensée de Bakhtine. Le dialogisme « présuppose l’autre (par rapport au locuteur) », comme le dialogue, far opposition au monologue, suppose un discours d’au moins deux locuteurs .
C’est cette présence de l’autre dans la littérature que le théoricien retrouve dans les écrits de Dostoïevski. Selon Bakhtine, la poétique de cet écrivain rompt avec la tradition du roman mono logique où s’esquissait une conception unique du monde transmise grâ.ce au point de vue idéologique de l’auteur. Dostoïevski, dit-il, permet non seulement à des consciences de proclamer la valeur de leur personnalité « autre », étrangère d’ une certaine façon à celle de l’auteur, mais il sait en plus le faire avec objectivité au plan de l’at1 et de la représentation d’autrui. Bakhtine poursuit en avançant que les personnages, ou même encore leurs oppositions intrinsèques et intestines, possèdent chacun tUle voix et tUle valeur égales à celles de l’autem ou du narratem. Bakhtine soutient alors que « [la] plmivocalité des voix et des consciences indépendantes et distinctes, la polyphonie authentique des voix à palt entière, constituent en effet un trait fondamental des romans de Dostoïevskis».
C’est la présence de la multiplicité des VOIX et de styles que nous nous proposons de relever dans Bibi. Nous pensons démontrer, selon l’optique bakhtinienne, que la plurivocité des voix entre en dialogue avec le processus de représentation de l’Afrique au sein du texte de Victor-Lévy Beaulieu. Une telle entreprise est possible dans la mesure où: deux énoncés distincts, confrontés l’un à l’ autre, ignorant tout l’un de l’autre n’ont qu’à effleurer marginalement un seul et même thème, une même pensée, et les voici qui, nécessairement, entrent en un rapport dialogique. Ils sont en contact, sm le territoire d’un thème commun, d’une pensée commune. La bivocalité est d’abord celle de l’énoncé que Bakhtine déftnit comme « une unité réelle de l’échange verbal », caractérisée par « l’alternance des sujets parlants », c’est-à-dire « l’alternance des locuteurs84». Le dialogisme se manifeste donc par la coprésence de plusieurs énonciatems et plusieurs énoncés dans un texte. Aussi, étudier le dialogue avec l’autre correspond à identifter des locuteurs présents dans le texte, à déterminer l’objet de l’échange verbal, et à voir les avis des uns et des autres sm un thème donné.
Autrui est ici compris comme le locuteur qui prend différents visages. Dans les oeuvres de Dostoïevski qui lui servent de corpus pour la démonstration de sa théorie, Bakhtine observe qu’il n’y a pas un auteur ou un narrateur qui décrit, présente et caractérise des personnages, mais des dialogues des héros qui s’ édiftent dans et à travers leurs propres paroles et dans lesquelles ils s’adressent à eux-mêmes, à l’auteur, au narrateur, aux autres héros, à un interlocuteur potentiel. Tiphaine Samoyault, transpose en ces termes : le mot du héros sur lui-même et sur le monde est aussi valable et entièrement signifiant que l’est généralement le mot de l’auteur [ .. .].
Il possède une indépendance exceptionnelle dans la structure de l’oeuvre, se combinant avec lui, ainsi qu’avec les voix tout aussi indépendantes et signifiantes des autres personnages, sur un mode tout à fait original .
Ce qu’on peut lire dans cette particularité romanesque, c’est le dialogue des énoncés des personnages avec ceux des auteurs, le dialogue dans les mots, le dialogue dans les mots des personnages et le monde. Selon cette perspective, la lecture du dialogue avec l’autre doit se lire comme le dialogue entre les discours littéraires et non littéraires, tout en tenant compte du rapport entre la voix du héros et le monde. À l’intérieur du roman, le dialogue se joue entre les voix des différents auteurs présents dans le roman qui fait coexister plusieurs types de discours sans que l’un prenne le dessus sur l’autre. Ce qui ne signifie pas que le texte littéraire n’a pas d’auteur ou qu’il y a plusieurs auteurs pour une seule oeuvre. À l’exemple de La Bruyère, Bakhtine pense que tout a déjà été dit et évoqué d’une certaine manière.
Par conséquent, l’écrivain se sert des textes antérieurs, des mots d’autrui pour construire son oeuvre, il se sert de sa plume pour organiser les voix qui lui viennent de toutes parts. Lorsqu’ ils sont insérés dans le roman, ces voix hétérogènes « s’amalgament » et forment un discours harmonieux, guidé par l’auteur. Cependant, il ne faut pas croire que le rôle de l’auteur se résume à faire un montage du point de vue des autres. L’auteur dispose de son propre point de vue sur une question qui est débattue dans le roman. Dans la pensée de Bakhtine, le roman exhibe un débat qui est clos et arrêté du point de vue de l’auteur. Le discours, dit-il pour: se frayer un chemin vers son sens et son expression, [ … ] traverse un milieu d’expressions et d’accents étrangers; il est à l’unisson avec certains de ses éléments, en désaccord avec d’autres, et dans ce processus de dialogisation, il peut donner forme à son image et à son ton stylistique.
Un tel amalgame est plus palpable dans le cas de la représentation. Il y a chez Bakhtine la volonté de relier l’oeuvre à son contexte social. Le dialogue extérieur, comme son nom l’indique, désigne le dialogue qu’un texte entretient avec le monde extérieur. Le théoricien, nous indique Piégay-Gros, accorde une grande importance à la transposition du langage social qui fait la spécificité du plurilinguisme romanesque, mais aussi témoigne de son historicité ainsi que de sa dimension sociale et idéologique. Dans Esthétique et théorie du roman, l’auteur développe l’idée selon laquelle le roman peut intégrer des langues, des perspectives littéraires et idéologiques multiformes: que ce soit les genres, des professions, des groupes sociaux, mais aussi des langages orientés, familiers.
Il cite dans cette dernière catégorie le commérage, le bavardage mondain, le parler des domestiques. Voici ce qu’il en dit:Au cours de son existence historique, de son devenir multilingual, le langage est rempli de ces dialectes potentiels: ils s’entrecroisent de multiples façons, ne se développent pas jusqu’au bout et meurent [ . .. ] Le langage est historiquement réel en tant que devenir plurilingual, grouillant de langages futurs et passés, « d’aristocrates » linguistiquement guindés, de « parvenus » linguistiques, d’innombrables prétendants au langage, plus ou moins heureux ou malheureux, de langage à envergure sociale plus ou moins grande, avec telle ou telle sphère d’application. L’image d’un tel langage dans le roman, c’est celle d’une Pgerspective sociale, d’un idéologème social soudé à son discours, à son langage.
L’intertextualité au service du dialogisme
Inventée par Julia Kristeva, l’intertextualité tire sa source du dialogisme de Bakhtine. Mais peu à peu et au fil de son développement, elle donne naissance à des tendances diverses. Certaines vont rester dans l’esprit de Bakhtine, ce qui aura pour conséquence de faire de l’ intertextualité une notion assez large, voire même ambigüe et difficilement applicable dans le cadre d’une recherche comme la nôtre, centrée sur un aspect de l’oeuvre. En revanche, d’autres théoriciens, à l’instar de Gérard Genette et Laurent Jenny, vont restreindre le champ d’application de l’ intertextualité. Si ces auteurs offrent aux analystes du roman des outils scientifiquement fiables et rendent plus opérationnelle la notion d’intertextualité, on remarque que certains aspects du dialogisme, tel que le concevait Bakhtine, comme nous le verrons plus loin, sont négligés, ou purement et simplement ignorés par les théoriciens. Cette négligence délibérée permettra de cibler l’ intertexte et d’analyser les changements que le texte d’accueil fait subir au fragment emprunté. Avant de nous attarder à l’imbrication du dialogisme à l’intertextualité, nous allons reconstituer la genèse de la notion pour mieux la cerner, et en revisiter les différentes conceptions dans l’optique de justifier le choix d’une théorie à la place d’une autre.
Les conceptions restreintes de l’intertextualité: Genette, Jenny
Laurent Jenny est l’un des précurseurs de l’intertextualité. Il a produit un seul ouvrage sur la question, mais qui est dense sous l’angle analytique des procédés de l’intertextualité. Selon Gignoux, l’ intertextualité conçue par Jenny est utile dans la mesure où le théoricien en donne une défInition sans équivoque. Elle est reconnaissable si elle est explicitement présente sur le plan du contenu formel de l’oeuvre. Le caractère indubitable de la notion rend aisée son identifIcation. L’analyste doit articuler le texte à l’oeuvre et aux autres textes qu’ il assimile. L’autre aspect de 9SIl s’ agit, comme le précise Piégay-Gros, de l’intertextualité que le lecteur ne peut ne pas percevoir, parce qu ‘ elle laisse une trace, une constance formelle qui joue le rôle d’ un impératif de lecture, et gouverne le déchiffrement du message dans ce qu ‘ il a de littéraire. Dans L’intertextualité, op. cit., l’intertextualité qui la rend opérationnelle, selon la perspective de Jenny, c’est la prise en compte des différentes transfonnations et assimilations que subissent les textes convoqués dans le texte d’accueil. Ce qui retient son attention, c’est la manière dont les intertextes sont insérés et, de ce fait, il fonnule une description concrète et fonnelle des transfonnations. Il retient trois types de traitement de l’intertextualité dont la verbalisation , la linéarisation et l’enchâssemenë. Mais le théoricien va plus loin dans sa démarche en montrant que l’auteur peut vouloir modifier le texte source en y apportant des changements car non seulement convoque-t-illes textes mais il se les approprie. Il parle de l’hyperbole quand un texte exagère les traits fonnels d’un autre texte, ou encore d’inversion quand un auteur contredit les valeurs d’un énoncé qu’il cite.
|
Table des matières
LISTE DES TABLEAUX
INTRODUCTION
CHAPITRE 1 L’APPAREIL THÉORIQUE: LE DIALOGISME ET L’INTERTEXTUALlTÉ
1.1 Le dialogisme bakhtinien et la notion du dialogue avec l’autre
1.1.1 Opposition au monologisme
1.1.2 Théorie basée sur le dialogue et l’altérité
1.2 L’intertextualité au service du dialogisme
1.2 .1 Les conceptions extensives de l’intertextualité : Kristeva, Barthes, Riffaterre
1.2.2 Les conceptions restreintes de l’intertextualité: Genette, Jenny
1.3 Dialogue avec l’autre : entre dialogisme, intertextualité et référentialité
1.3.1 Imbrication entre dialogisme, intertextualité et référentialité
1.3.2 Les outils méthodologiques pour une étude du dialogue avec l’autre
1.3.3 John Searle, Gerald Genette et Laurent Jenny: le dialogue avec l’autre par la référentialité
1.4 La représentation de l’Afrique au Québec
1.4.1 Représentation sociale
1.4.2 Représentation dans les médias
1.4.3 Représentation dans le discours littéraire
1.4.4 Représentation dans le discours politique
CHAPITRE Il L’AFRIQUE ET LES TEXTES QUI EN PARLENT
11.1 Représentation microstructurale du dialogue avec l’autre dans Bibi
11.1.1 Le plurilinguisme dans la représentation de l’Afrique par la citation
11.1.2 La plurivocité dans la représentation de l’Afrique par les références
11.1.3 La bivocalité dans la représentation de l’Afrique par les allusions
11.2 Représentation macrostructurale du dialogue avec l’autre dans Bibi
11.2.1 La mise en abyme ou le détournement du dialogue avec l’autre dans Bibi
11.2.2 Représentation du dialogue avec l’autre à travers le discours métatextuel
11.2.3 Représentation de l’Afrique comme réécriture macrostructurale de La jument de la nuit
CHAPITRE III L’AFRIQUE ET LA REPRÉSENTATION DE SES RÉFÉRENTS
111.1 Le réel africain emprunté
111.1.1- La restitution de la toponymie du continent noir
111.1.2 La restitution de l’anthroponymie du continent noir
111.1.3 La restitution des évènements marquants du continent
111.1.4 La restitution des maximes
111.2 La représentation de l’Afrique et l’appropriation du référent
111.2.1 L’appropriation de l’anthroponymie
111.2.2 L’appropriation des lieux
111.2.3 L’appropriation des événements
III .2.4 L’appropriation des maximes
111.3- Le référent africain obtenu de la représentation beaulieusienne
111 .3.1 Une Afrique paradoxale
111.3.2 Une Afrique comme prétexte pour parler du Québec
111.3.3- L’Afrique et ses référents, un prétexte pour parler de soi
CONCLUSION
BIBLIOGRAPHIE
Télécharger le rapport complet