La durée de vie des objets est un sujet polémique car il cache derrière lui le spectre de l’obsolescence programmée, définie comme l’ensemble des techniques visant à limiter volontairement la durée de vie des objets afin d’en augmenter artificiellement le taux de remplacement. Omniprésent dans les médias, le terme d’obsolescence programmée enflamme les débats entre les consommateurs, les associations de protection de l’environnement, la sphère politique et les entreprises. Ces dernières s’insurgent contre un procès d’intention qui nuit à leur image et rappellent qu’il n’existe presque aucun cas documenté d’une telle pratique.
Parler de durée de vie des objets nous renvoie immanquablement à une expérience personnelle. Qui ne s’est pas déjà indigné contre une ampoule qui claquait trop vite ? Qui n’a pas hésité à jeter sa télévision encore fonctionnelle pour s’offrir le dernier cri technologique ou la pointe du design ? Qui n’a pas fait un jour le choix de changer plutôt que de réparer ? Qui n’a pas enfin, dans un tiroir de bureau, un amoncellement de téléphones qui ne serviront sans doute jamais ?
Un débat passionné
Le mal du siècle ?
Contexte historique
Le concept d’obsolescence programmé n’est en lui-même pas nouveau ; certains considèrent en effet qu’il est consubstantiel à la mode. Outil de pouvoir dès le XVIème siècle, la mode est initialement réservée à l’aristocratie. L’essor de la Haute Couture puis des Grands Magasins au XIXème siècle élargissent considérablement son emprise. Elle est omniprésente dans la littérature du XIXème siècle. Dans notre société occidentale, le renouvellement rapide des gammes constitue dorénavant le cœur palpitant de notre économie.
Un des exemples emblématiques de l’obsolescence programmée est le cartel Phœbus. Ce groupe d’industriels de l’éclairage s’est formé en 1924 et il a été condamné en 1951 pour entente sur les prix. Ce cartel a par ailleurs été accusé de limiter volontairement la durée de vie des ampoules à 1 000 heures pour en augmenter le volume de vente. Pour beaucoup, cet exemple serait donc la preuve que les industriels ont développé des stratégies pour concevoir des produits tombant en panne à une date fixée à l’avance. Il a profondément ancré l’idée selon laquelle l’obsolescence programmée résulterait d’un complot industriel. Nous traiterons ultérieurement ce cas en détail.
Le terme d’obsolescence programmée a été inventé et théorisé par Bernard London en 1932 . Cet agent immobilier new-yorkais proposait de mettre fin à la Grande Dépression en imposant une date de péremption légale aux objets afin de stimuler leur renouvellement et de relancer l’économie. L’article en question ne semble pas avoir eu de retombées significatives jusqu’à sa récente exhumation. Il existe globalement peu de publications traitant directement du sujet en science économique . L’apparition de la société de consommation marque une véritable rupture dans le rythme de renouvellement des gammes. Ce changement bouleverse la gestion de la durée de vie des produits ainsi que l’impact environnemental de notre activité économique. Un exemple de cette évolution est la guerre commerciale que se sont livrés les deux constructeurs automobiles General Motors et Ford dans les années 30. Ce dernier était leader du marché grâce à la légendaire Ford T qui a largement contribué à la démocratisation de l’automobile outre Atlantique. Le succès de ce modèle unique s’expliquait en grande partie par sa robustesse, sa simplicité et son faible coût permis par un assemblage à la chaine. Pour contrer son concurrent, General Motors a été l’un des premiers acteurs économiques à miser sur la segmentation de marché comme stratégie marketing. Il a ainsi proposé une large gamme de modèles destinés à différentes catégories socioprofessionnelles . Il a par ailleurs lancé trois nouveaux modèles par an pour stimuler ses ventes, comptant sur l’attrait de ses clients pour le changement. Cette stratégie s’est avérée payante et, dans le tournant des années 50, ce modèle économique n’a pas tardé à s’étendre à l’ensemble des biens de consommation. Le designer industriel Brooks Stevens a théorisé cette stratégie en conseillant « d’inculquer à l’acheteur le désir de posséder quelque chose d’un peu plus récent, un peu meilleur et un peu plus tôt que ce qui est nécessaire » . La quasi-totalité des industriels a commencé à cette époque à utiliser le renouvellement des gammes comme argument marketing auprès du grand public. Cette pratique est encore générale de nos jours. La critique de ce système ne s’est fait pas attendre. Dès les années 1960, l’économiste Kenneth Galbraith et le sociologue Vance Packard dénoncent les effets pervers de la société de consommation. Pour Kenneth Galbraith, les industriels créent une demande artificielle en biens de consommation et les dépenses associées évincent des investissements qui seraient plus bénéfiques à la société. Selon Vance Packard, l’achat de nouveaux objets, souvent à crédit, aliène le consommateur et le mène à sa ruine. La tentation suscitée par la publicité et le besoin de marquer son statut social rendent l’acte d’achat irrationnel. Ces mêmes penseurs dénoncent déjà les conséquences environnementales de l’accumulation des déchets produits et de l’épuisement des ressources. Cette critique est tellement présente dans le débat public que certains industriels s’en sont emparés pour la mettre au cœur de leur stratégie de communication. Volkswagen a par exemple lancé une campagne de publicité sur sa célèbre Coccinelle avec le slogan « we do not believe in planned obsolescence, we don’t change a car for the sake of change ». L’affiche de cette campagne (Figure 1) montre une douzaine de voitures toutes identiques année après année. Le constructeur critique les techniques de marketing de ses concurrents, fondées sur des changements cosmétiques des modèles, et met en avant l’amélioration technique continue des siens. Peugeot lance une campagne en 1965 intitulée « call me indestructible » pour mettre en avant la durabilité de son modèle 404. Les consommateurs, quant à eux, soupçonnent dès les années 60 les fabricants de faire des produits « moins bons qu’avant » ayant une durée de vie plus faible (voir encadré « La durée de vie des produits baisse-t-elle ? »).
La durée de vie des produits baisse-t-elle?
Suspecter les fabricants de diminuer la qualité de leurs produits n’est pas un phénomène récent, comme en témoigne une étude réalisée par le CEDEF en 1979 . Cette étude frappe par sa modernité : les tendances actuelles y sont déjà presque toutes présentes. Les objets sont le plus souvent remplacés pour accéder à de nouvelles fonctionnalités ou pour répondre à un nouveau besoin et non parce qu’ils tombent en panne. Leur prix chute et leur fiabilité reste stable ou augmente. Néanmoins, les consommateurs accusent les industriels de comploter pour diminuer la qualité de leurs produits. Le GIFAM a commandé une nouvelle étude en 2011 à l’institut TNS Sofres pour comparer les résultats à ceux obtenus en 1977. Ces deux études portent sur les grandes marques et excluent les « MDD », c’est-à-dire les produits vendus en nom propre par les distributeurs. La durée de vie des Gros Appareils Ménagers a baissé de 0 à 10 % entre ces deux dates en fonction des produits considérés. Bien que l’étude ne porte pas sur l’intensité d’usage des appareils, on peut raisonnablement estimer qu’elle a augmenté assez significativement. Ces équipements seraient donc plus fiables qu’avant. D’autre part, peu de téléviseurs à écran plat en fin de vie sont collectés par les filières de recyclage. Ces appareils disparaissent-il tous dans la nature ? Il est plus probable que ces produits peu encombrants colonisent de nouvelles pièces des logements. Leur fiabilité ne paraît donc pas en cause. D’après les constructeurs, ils sont en moyenne même plus fiables qu’ils ne l’avaient imaginé initialement. De la même manière, le parc automobile est plus facile à suivre grâce aux certificats d’immatriculation obligatoires. Les statistiques du ministère en charge des transports montrent que les voitures sont de plus en plus fiables . L’âge moyen du parc automobile a augmenté en moyenne de trois mois par an entre 1993 et 1999, ce qui est considérable. Il apparait donc difficile de trouver des études statistiques fiables montrant que les produits tombent en panne plus rapidement qu’avant. Même si on dispose parfois de données prouvant qu’un produit est remplacé plus fréquemment, il est de toute façon difficile de conclure car les usages ont fortement évolué qualitativement et quantitativement. Pour être interprétables, les données doivent aussi indiquer la cause du remplacement (panne, incompatibilité, effet de mode…). Si les produits sont autant sinon plus fiables qu’avant, pourquoi les volumes de vente ne diminuent-ils pas ? Cela est dû à la hausse du taux d’équipement des ménages, tout à fait sensible par exemple pour les appareils multimédias ou informatiques. L’augmentation du nombre de foyers à population presque constante peut également expliquer l’accroissement du parc électroménager.
Actualité médiatique
Si les racines de la question de l’obsolescence programmée sont anciennes, le sujet n’en reste pas moins brûlant. Il occupe désormais le cœur du débat public et s’impose quotidiennement dans l’actualité. Il cristallise des tensions, nées notamment de la rencontre d’une idéologie de la consommation de masse héritée des Trente Glorieuses avec les tenants du développement durable ou d’une meilleure protection du consommateur. On assiste ainsi depuis quelques années à un véritable foisonnement de publications et à une explosion des occurrences de ce sujet dans les médias traditionnels et dans la blogosphère. Aujourd’hui, 9 Français sur 10 croient ainsi que l’obsolescence programmée existe (sondage en ligne sur 1020 personnes réalisé par l’Institut National de la Consommation).
En 2010, le documentaire Prêt à jeter de Cosima Dannoritzer a marqué les esprits. L’obsolescence programmée a ensuite donné lieu à de nombreux reportages, notamment dans des émissions d’enquêtes comme Cash Investigation ou Envoyé Spécial en France. La plupart d’entre eux véhiculent l’image d’une conspiration industrielle visant à dépouiller le consommateur. Une accroche qui a fait ses preuves pour attirer de l’audience mais qui malheureusement conduit à une approche simpliste du phénomène. Il est cependant intéressant de constater que le thème des reproches a quelque peu changé. Dans les années 1960, les fabricants étaient accusés de tenter les consommateurs par le renouvellement des gammes. Cette critique est tout à fait légitime et les industriels revendiquent presque tous cette pratique dans leurs stratégies. Aujourd’hui, ils sont accusés de limiter techniquement la durée de vie des produits en introduisant volontairement des fragilités qui déclencheront des défaillances programmées. Il y a là une dérive sémantique importante autour du terme d’obsolescence programmée.
Ce changement est probablement dû à la sophistication de la plupart des produits et à l’utilisation massive de l’électronique qui empêchent le bricoleur de réparer lui-même ses appareils. Cette crainte est légitimée par le fait que nul expert ne peut garantir de manière absolue qu’un appareil qu’il n’a pas conçu ne contient pas un circuit intégré ou quelques lignes de commande qui déclencheront tôt ou tard une panne. D’autre part, le prix de nombreux objets est en chute libre en raison de la délocalisation de la production dans les pays à bas coût, ce qui rend l’achat d’autant plus compétitif par rapport à la réparation. Enfin, cette baisse des coûts est aussi rendue possible par la simplification des parties mécaniques des objets au travers de l’utilisation de pièces moulées indémontables, qui attirent les foudres des bricoleurs.
Cette effervescence médiatique a trouvé des relais auprès d’associations. Les regroupements de consommateurs pointent du doigt une perte de pouvoir d’achat dans le contexte d’une grave crise économique. Les consommateurs se sentent trompés et incapables de choisir le bon produit, tant leurs caractéristiques véritables semblent cachées dans un obscur boîtier électronique. Quant aux associations de défense de l’environnement, elles s’insurgent d’une accumulation de déchets presque neufs qui dévastent la planète.
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Table des matières
1. Introduction
2. Un débat passionné
2.1. Le mal du siècle ?
2.2. Notre cadre d’analyse
3. Notre diagnostic
3.1. Quelques préjugés
3.2. Les réalités du terrain
3.3. Le cœur du problème : l’asymétrie d’information
4. Vers des solutions efficaces
4.1. Les fausses bonnes idées
4.2. Des initiatives intéressantes
4.3. Nos propositions
5. Conclusion
6. Remerciements
7. Annexes
7.1. L’analyse du cycle de vie (ACV)
7.2. Comment mesurer la durée de vie ?
7.3. Liste des personnes rencontrées
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