Objectivation de ma position de recherche

Objectivation de ma position de recherche

Il est important de rappeler que le chercheur en sciences-sociales bien quโ€™il tende ร  produire un discours scientifique, c’est ร  dire structurรฉ par un ensemble de normes mรฉthodologiques, occupe une position sociale qui influe directement sur son ล“uvre. En des termes bourdieusiens, le chercheur, comme tout individu socialisรฉ, possรจde un habitus ou autrement dit, sa propre grille de lecture de lโ€™univers social. Cette matrice dโ€™intelligibilitรฉ sโ€™acquiert au long de la socialisation et rรฉgit ses reprรฉsentations et pratiques sociales. Il semble alors nรฉcessaire dโ€™un point de vue mรฉthodologique dโ€™objectiver ma position de recherche, non pas pour rappeler lโ€™origine sociale et la trajectoire intellectuelle comme des รฉtendards fiรจrement brandit s sur le champ des batailles scientifiques, mais comme une objectivation de ma propre position, permettant au lecteur de situer la provenance de cette recherche. Cโ€™est ce ร  quoi je vais mโ€™adonner, en cherchant la mesure entre pudeur et intรฉrรชt sociologique dโ€™une telle dรฉmarche.
Le choix dโ€™entreprendre des recherches sur lโ€™institution policiรจre nโ€™est pas anodin si lโ€™on examine ma trajectoire personelle. En effet, jโ€™ai รฉtรฉ confrontรฉ rรฉguliรจrement, durant mon adolescence et plus particuliรจrement ma pรฉriode lycรฉenne, aux contrรดles policiers. Pour autant je tiens ร  prรฉciser quโ€™hormis mon รขge et mon style vestimentaire liรฉ ร  la ยซ culture jeune ยป, je ne possรจde pas le profil sociologique le plus enclin ร  subir les formes de discrimination au faciรจs (selon les rรฉsultats et les critรจres de catรฉgorisation sociale prรฉsents dans une enquรชte menรฉe ร  Paris par Fabien Jobard, Renรฉ Lรฉvy et Indira Goris) . Et, il ne mโ€™est en effet que trรจs rarement arrivรฉ de subir un contrรดle policier lorsque je me trouvais seul. De fait, je mโ€™identifie en reprenant soigneusement les variables sรฉlectionnรฉes dans lโ€™enquรชte de Lโ€™open Society Justice Initiative comme ยซ masculin ยป, ยซ jeune ยป, ยซ Blanc ยป (c’est ร  dire que jโ€™appartiens ร  la catรฉgorie de ยซ personnes perรงues comme des Occidentaux ยป) et adoptant un style vestimentaire de ยซ culture jeune ยป. Il en rรฉsulte alors quโ€™au travers de mon appartenance ร  un groupe de pairs majoritairement composรฉs dโ€™individus ยซ jeunes ยป, ยซ Noirs ยป et ยซ Arabes ยป, de style vestimentaire ยซ culture jeune ยป, jโ€™ai fait lโ€™expรฉrience des rapports de pouvoir qui traversaient les procรฉdures de contrรดle dโ€™identitรฉ. Tantรดt musclรฉs, tantรดt provocateurs, tantรดts courtois, il mโ€™a semblรฉ que chaque contrรดle venait nous rappeler la domination sociale que nous partagions.
Cette confrontation ร  la police a catalysรฉ un certain nombre de ressentiments, stade embryonnaire de la politisation. En effet, mรชme si elle รฉtait encore trรจs peu consciente ร  cette รฉpoque de ma vie, nous (en tant que groupe de pairs) vivions dans une sociรฉtรฉ, un systรจme politique, une organisation sociale dans laquelle nous ressentions une force coercitive excluante. Les contrรดles policiers ne sont bien entendu pas lโ€™unique variable de ma politisation, mais je ne mโ€™y รฉtendrai pas davantage.
Cโ€™est ร  la suite de ces expรฉriences de domination par la force publique que naquรฎt en moi cet intรฉrรชt de questionner et dโ€™analyser les dynamiques de production de ces contrรดles policiers ainsi que les logiques de catรฉgorisations sociales. Si bien quโ€™en troisiรจme annรฉe ร  lโ€™universitรฉ, jโ€™ai effectuรฉ un mรฉmoire de recherche sur les contrรดles au faciรจs. Par la suite, lโ€™intรฉrรชt de continuer ร  travailler sur lโ€™institution policiรจre est restรฉ. Jโ€™ai ainsi rรฉalisรฉ en premiรจre annรฉe de master un travail sur lโ€™affaire Joachim Gatti, un militant รฉborgnรฉ par un tir de Flashball.
Pour autant, il ne sโ€™agit aucunement de se lancer dans une croisade contre lโ€™institution policiรจre au travers de ce mรฉmoire. Il est le rรฉsultat dโ€™un travail mรฉthodologique de neutralisation de ma position de chercheur et dโ€™un effort dโ€™honnรชtetรฉ intellectuel, sans lesquels il ne saurait รชtre digne de la sociologie. Ainsi, cette recherche sโ€™appuie sur un ensemble de matรฉriaux (entretiens, observation ethnographique, rapport parlementaire, expertises du Dรฉfenseur des droits, articles de presse) qui orientent son dรฉveloppement.
Par ailleurs, il est ร  noter que durant mes deux terrains dโ€™observation, les policiers et gendarmes responsables de ma venue ont tous รฉtรฉ accueillants et bienveillants ร  mon รฉgard. ร€ ma surprise, puisque mon observation sโ€™est dรฉroulรฉe pendant la pรฉriode de lโ€™รฉtat dโ€™urgence, ma prรฉsence nโ€™attisait guรจre de suspicion particuliรจre et je me baladais ร  mon aise dans les locaux du CNEFG comme du SOP. Cette premiรจre approche des institutions de police et de gendarmerie a eu le mรฉrite, autant dโ€™un point de vue personnel que sociologique, dโ€™รฉbranler un certain nombre de prรฉnotions qui avaient pu se construire alors que je me trouvais dans une position dโ€™interaction diffรฉrente. Un brin ironique, je nโ€™รฉtais plus le sujet de leur travail, mais ils devenaient celui du mien ; les efforts de prรฉsentation de soi se rรฉรฉquilibraient par rapport ร  la position de domination quโ€™instaure le contrรดle dโ€™identitรฉ.

De la gestion individualisรฉe des foules

La premiรจre partie de cette recherche rรฉpond ร  un double objectif. Premiรจrement, elle permet de jalonner les termes de ce travail en prรฉsentant les principes essentiels de la doctrine franรงaise du maintien de l’ordre. On รฉvoquera le long processus dโ€™institutionnalisation dโ€™une force chargรฉe dโ€™encadrer les foules, qui nous fera remonter jusquโ€™au XVIIIรจme siรจcle. Ensuite, dans un second moment, il sโ€™agira de questionner les transformations rรฉcentes du maintien de l’ordre. On effectuera une analyse centrรฉe sur la construction politique et policiรจre du phรฉnomรจne social des casseurs ร  partir de lโ€™รฉtude de certains dโ€™รฉvรจnements instituants. Celleci nous mรจnera ร  lโ€™hypothรจse dโ€™une individualisation du maintien de l’ordre par lโ€™imbrication de nouvelles rationalitรฉs, initialement liรฉes ร  la police judicaire, au sein de lโ€™activitรฉ de la police dโ€™ordre. Ce passage sโ€™appuiera essentiellement sur lโ€™observation dโ€™une semaine menรฉe au CNEFG, ร  Saint-Astier.

Principes et รฉvolutions tactiques du maintien de l’ordre

Cette premiรจre sous-partie est trรจs descriptive, parfois fastidieuse, mais elle a le mรฉrite dโ€™offrir un panorama sur le maintien de l’ordre sans lequel il est compliquรฉ de saisir la suite de la dรฉmonstration. Elle est lโ€™occasion de rappeler que le maintien de l’ordre est le rรฉsultat dโ€™une lente institutionnalisation qui a dรฉbouchรฉ sur la crรฉation de forces spรฉcialisรฉes en 1921 . On exposera รฉgalement lโ€™ensemble des savoir-faire et des principes qui structurent lโ€™activitรฉ du maintien de l’ordre ร  la franรงaise.

Quโ€™est- ce que le maintien de l’ordre et par qui est – il rรฉalisรฉ ?

Une lente institutionnalisation

Le 14 juillet 1789 au matin, lโ€™hรดtel des Invalides fut pillรฉ permettant aux rรฉvolutionnaires de rรฉcupรฉrer prรจs de trente mille fusils et une vingtaine de canons. Dans lโ€™aprรจs-midi la Bastille,symbole de la forteresse du pouvoir monarchique est prise sans grande peine par la foule rรฉvolutionnaire. Ces รฉvรจnements fondateurs de la Rรฉvolution franรงaise le sont รฉgalement dans lโ€™histoire plus restreinte du maintien de l’ordre. Il sโ€™agit tout simplement de lโ€™รฉchec du pouvoir en place ร  protรฉger ses bรขtiments publics, รฉchec qui entraรฎna la chute du rรฉgime politique en place. Lโ€™article 12 de la Dรฉclaration des droits de lโ€™homme et du citoyen, promulguรฉe le 26 aoรปt 1789, semble dโ€™ailleurs en tirer les consรฉquences : ยซ La garantie des droits de l’Homme et du Citoyen nรฉcessite une force publique : cette force est donc instituรฉe pour l’avantage de tous, et non pour l’utilitรฉ particuliรจre de ceux auxquels elle est confiรฉe. ยป
Les prรฉmisses du maintien de l’ordre apparaissent. Mais il faudra tout de mรชme attendre plus dโ€™un siรจcle, deux rรฉvolutions, lโ€™insurrection de la Commune de Paris et plusieurs massacres tels que la fusillade de Fourmies le 1er mai 1891 pour quโ€™une force spรฉcialisรฉe dans le maintien de l’ordre public voit le jour, en 1921. Cโ€™est au terme dโ€™une ยซ guerre de couloirs ยป menรฉe par le haut corps dโ€™armรฉe que seront crรฉรฉs subrepticement les premiers pelotons de gendarmerie mobile. Leur lente institutionnalisation prit une forme effective au travers de lโ€™instruction du 1er aoรปt 1930. Les principes furent posรฉs et la maรฎtrise de soi, la dรฉpersonnalisation des manifestants, des techniques dโ€™intervention et une expertise de la foule furent inculquรฉs aux gendarmes mobiles. Lโ€™idรฉe nโ€™est plus dโ€™avoir des agents qui imposent une force supรฉrieure ร  celle des manifestants pour rรฉtablir lโ€™ordre mais plutรดt des professionnels dotรฉ dโ€™un savoir-faire spรฉcifique pour encadrer et repousser la foule.
Le 9 dรฉcembre 1944, au sortir de la Seconde Guerre mondiale et suite ร  la dissolution des groupes mobiles de rรฉserve (GMR), force de maintien de lโ€™ordre sous Vichy, les compagnies rรฉpublicaines de sรฉcuritรฉ (CRS) furent instituรฉes par le Gรฉnรฉral De Gaulle, intรฉgrant les collaborationnistes des GMR, de mรชme que dโ€™anciens rรฉsistants gaullistes et communistes.
De nos jours, deux forces sont spรฉcialisรฉes dans le maintien de l’ordre : une de la gendarmerie nationale (les escadrons de gendarmerie mobile) et lโ€™autre de la police nationale (les compagnies rรฉpublicaines de sรฉcuritรฉ). Elles fonctionnent sur des schรฉmas tactiques similaires et disposent dโ€™รฉquipements analogues. Elles ont la particularitรฉ de pouvoir intervenir en tout temps et sur lโ€™ensemble du territoire national, bien quโ€™en pratique, les EGM sโ€™occupent plutรดt des zones rurales (ainsi que des territoires dโ€™Outre-Mer) et les CRS des zones urbaines.
Toutes deux ont pour activitรฉ principale le maintien de l’ordre mais lorsquโ€™elles nโ€™y sont pas affectรฉes, elles participent gรฉnรฉralement ร  des missions de Sรฉcuritรฉ publique. Du reste, ยซ les โ€˜โ€˜forces de maintien de l’ordreโ€™โ€™ se dรฉfinissent alors comme lโ€™ensemble des groupes spรฉcialisรฉs dans lโ€™usage dโ€™un rรฉpertoire dโ€™action spรฉcifique, destinรฉ ร  gรฉrer les diffรฉrentes formes de contestations sociales, syndicales et politiques, de telle sorte que leur propre dรฉsordre nโ€™enclenche pas un dรฉsordre supรฉrieur ร  celui qui est nรฉcessaire pour encadrer les contestations tolรฉrรฉes. Ce qui renvoie, dโ€™une part, ร  la capacitรฉ dโ€™encadrer les conflits tolรฉrรฉs et, dโ€™autre part, en cas de โ€˜โ€™dรฉsordresโ€™โ€™ trop importants, ร  ramener les manifestants ร  lโ€™ordre en distillant des procรฉdรฉs faiblement dolosifs ยป.
Le maintien de l’ordre est pensรฉ comme une activitรฉ permissive dont le but est dโ€™autoriser lโ€™expression des libertรฉs publiques. Cโ€™est ainsi que le rapporte Bernard Boucault, ex -prรฉfet de police de Paris lorsquโ€™il sโ€™adresse ร  la commission dโ€™enquรชte parlementaire : ยซ je citerai ce que je dis toujours lors de la rรฉunion de briefing prรฉalable ร  une manifestation avec toutes les personnes qui participeront au maintien de lโ€™ordre : ยซย Cet aprรจs-midi, nous nโ€™aurons pas devant nous des adversaires mais des citoyens qui veulent exercer leur droit de manifester pour exprimer leur opinion, et notre devoir est de garantir cette libertรฉ, en leur permettant de lโ€™exercer en toute sรฉcuritรฉ.ย ยป Cโ€™est cela, selon moi, lโ€™ordre public rรฉpublicain, et il doit inspirer toutes les dรฉcisions que nous prendrons au cours de la manifestationโ€™โ€™ยป.Les forces de lโ€™ordre ont alors pour fonction dโ€™amรฉnager, le mieux possible, les libertรฉs collectives des manifestants.
Elles seraient finalement un outil dรฉmocratique au service du pouvoir en place, dรฉterminรฉ par un encadrement juridique et des savoir-faire professionnels, qui ล“uvre pour la tolรฉrance politique des contestations sociales, dans une certaine mesure, dรฉfinie par ceux qui lโ€™instrumentalisent.

La publicisation dโ€™une catรฉgorie policiรจre : les ยซ violences urbaines ยป

Un discours sรฉcuritaire sur la banlieue et ses habitants

En octobre 1997, lors dโ€™un colloque ร  Villepinte organisรฉ par le gouvernement de Lionel Jospin, une rupture sโ€™instaura dans le dรฉbat classiquement jalonnรฉ entre une droite ยซ sรฉcuritaire ยป et une gauche ร  laquelle on pouvait grossiรจrement ajouter lโ€™adjectif de ยซ sociale ยป. Pour schรฉmatiser la situation discursive, les sympathisants de droite prรดnaient une logique rรฉpressive quant ร  la dรฉlinquance, alors que la gauche se voulait plus attentive aux causes sociales. Mais le Parti Socialiste sโ€™appropriait dorรฉnavant le thรจme de la sรฉcuritรฉ auparavant laissรฉ ร  la droite, en la qualifiant de ยซ droit fondamental de la personne humaine ยป.
Depuis lors, un partage commun des plaidoyers sรฉcuritaires sโ€™est effectuรฉ entre la gauche incarnรฉe par le PS, la droite par lโ€™Union pour un Mouvement Populaire (UMP) (maintenant les Rรฉpublicains) et le Front National (FN). Laurent Mucchielli signale que dans ce contexte, ยซ sur le plan mรฉdiatique, on assista dรจs 1998 ร  une โ€˜โ€˜campagne de disqualificationโ€™โ€™ visant les journaux qui soulignaient encore les causes sociales de โ€˜โ€˜lโ€™insรฉcuritรฉโ€™โ€™ et des โ€˜โ€˜violences urbainesโ€™โ€™ ยป. Il ajoute le fait que sโ€™est imposรฉ ยซ une pensรฉe unique catastrophiste, expliquant que les choses vont toujours plus mal, que la dรฉlinquance โ€˜โ€˜exploseโ€™โ€™, que les dรฉlinquants sont โ€˜โ€˜de plus en plus jeunes et de plus en plus violentsโ€™โ€™, quโ€™ils nโ€™ont plus aucune morale, que le chรดmage et les institutions nโ€™y sont pour rien, que cโ€™est la faute de parents โ€˜โ€˜dรฉmissionnairesโ€™โ€™ et de juges โ€˜โ€˜laxistesโ€™โ€™, quโ€™il faut donc โ€˜โ€˜passer ร  autre choseโ€™โ€™ pour rรฉtablir โ€˜โ€˜enfinโ€™โ€™ lโ€™ordre et la sรฉcuritรฉ [โ€ฆ]. Depuis 2002, cโ€™est une vรฉritable frรฉnรฉsie sรฉcuritaire qui sโ€™est emparรฉe de nos gouvernants, et qui se dรฉploie dans un empilement de lois venant rรฉformer le droit et la procรฉdure pรฉnale tous les six mois en moyenne ยป . Le tournant de 1997 sโ€™est ainsi amplifiรฉ avec la nomination de Nicolas Sarkozy au poste de ministre de lโ€™Intรฉrieur en 2002.
De la mรชme maniรจre, un lien politique et mรฉdiatique est construit entre immigration et dรฉlinquance. ร‰ric Fassin rappelle que le 30 juillet 2010, le Prรฉsident de la Rรฉpublique ยซ รฉtablit un lien direct entre immigration et dรฉlinquance ยป en dรฉclarant : ยซ Nous subissons les consรฉquences de cinquante annรฉes dโ€™immigration insuffisamment rรฉgulรฉe qui ont abouti ร  un รฉchec de lโ€™intรฉgration ยป. On le comprend, la cible privilรฉgiรฉe des discours sur lโ€™insรฉcuritรฉ serait les jeunes issus de lโ€™immigration, habitants des quartiers populaires et organisรฉs en bandes. Marwan Mohammed propose de dรฉfinir les bandes en tant que ยซ des regroupements juvรฉniles, informels et durables, qui se distinguent par une dynamique transgressive et un rapport conflictuel avec leur environnement immรฉdiat ยป . Les rapports que ces membres entretiennent avec le monde social se caractรฉriseraient par la dรฉviance et lโ€™hostilitรฉ comme facteurs de cohรฉsion sociale. Elles se forment au carrefour dโ€™une exclusion sociale et spatiale, entre discriminations et dรฉsavantages sociaux (chรดmage, prรฉcaritรฉ, instabilitรฉ familiale, lieu de rรฉsidence excentrรฉ des principales zones dโ€™activitรฉ, etc.). En constante tension avec les agents de socialisation que sont lโ€™รฉcole et la famille, elles sont structurรฉes par un ensemble de normes et de pratiques oรน de nombreux actes de dรฉviance se trouvent valorisรฉs. Elles offrent un cadre dโ€™intรฉgration et de valorisation sociale pour certains individus que ni lโ€™ร‰tat ni la famille ne sont en mesure de leur apporter. La question directrice de cette recherche nโ€™รฉtant pas dโ€™analyser ni la formation, ni la composition et ni les logiques qui structurent le fonctionnement des bandes, lโ€™on renvoie ร  la lecture de lโ€™ouvrage de Marwan Mohammed intitulรฉ La formation des bandes, (mobilisรฉ comme pilier de rรฉflexion ร  ce sujet). Il sโ€™agit plutรดt de montrer comment les bandes sont apparues comme la figure de la petite et moyenne dรฉlinquance face ร  laquelle lโ€™action rรฉpressive doit se faire toujours plus pressante.

Genรจse et รฉvolution des violences urbaines

Le rรฉcit commun en matiรจre de violences urbaines en situe les prรฉmices ร  Vaux-enVelin en 1979. Puis en 1981, ร  Vรฉnissieux, dans le quartier des Minguettes oรน des heurts entre policiers et jeunes de la citรฉ furent fortement publicisรฉs. Les mรฉdias dรฉcouvraient les rodรฉos, les vols et les incendies de voitures. Ensuite, en 1983 et en 1987, de nouveaux affrontements avec la police รฉclatรจrent dans cette mรชme banlieue Lyonnaise. Puis de nouveau ร  Vaux-enVelin en 1990, 1992, 1994 et 1995, ร  Rouen et ร  La Courneuve en 1994, ร  La Duchรจre, quartier lyonnais, et ร  Dammarie-lรจs-Lys prรจs de Melun en 1997, ร  Toulouse en 1998, ร  Montauban en 1999. La dรฉcennie suivante est รฉgalement marquรฉe par des incidents similaires avec Montbรฉliard en 2000, Nรฎmes en 2003, les รฉmeutes de 2005 dans de nombreux endroits en France, Villiers-le-Bel en 2007, Saint-ร‰tienne en 2009, Grenoble en 2010 ou encore Trappes en 2013. Cette Liste nโ€™est absolument pas complรจte. Elle relate certains รฉvรจnements qui ont pu faire lโ€™objet dโ€™un traitement mรฉdiatique national.
Il ne faut toutefois pas succomber ร  la tentation dโ€™un rรฉcit linรฉaire qui identifierait une augmentation tendancielle des dรฉrives urbaines. Laurent Bonelli le rappelle : ยซ Lโ€™intรฉrรชt des pouvoirs publics pour les dรฉsordres urbains ne date pas, comme tend ร  lโ€™accrรฉditer une lรฉgende dorรฉe, des rodรฉos automobiles de Vรฉnissieux et des Minguettes, qui connurent une certaine publicitรฉ durant lโ€™รฉtรฉ 1981. Lโ€™hebdomadaire Lโ€™Express enquรชte par exemple en septembre 1973 sur les โ€˜โ€˜petits durs qui terrorisent les mรฉnagรจres, qui dรฉvalisent les supermarchรฉs et pillent les caves [parce quโ€™] ils sโ€™ennuient. ร€ en mourirโ€™โ€™ ยป . De mรชme que chaque dรฉbordement mรฉrite dโ€™รชtre considรฉrรฉ pour ce quโ€™il a de particulier, selon des situations gรฉographique, sociale, politique et รฉconomique qui lui sont propres. Les phรฉnomรจnes de ยซ violences urbaines ยป trouvent leur genรจse dans des contextes de pauvretรฉ et de prรฉcaritรฉ sociale et รฉconomique. Ils sont lโ€™รฉmanation รฉruptive des rapports conflictuels entre policiers et jeunes des quartiers populaires. Ils surgissent souvent ร  la suite dโ€™un contrรดle dโ€™identitรฉ ,dโ€™une arrestation, ou dโ€™un fait plus marquant qui affecte lโ€™univers collectif dโ€™un quartier (blessure grave ou mort dโ€™un habitant suite ร  une intervention policiรจre par exemple). Lโ€™objet de cette dรฉmonstration ne nous permet pas dโ€™avancer dโ€™avantage sur ce terrain, cโ€™est pourquoi lโ€™on revoie ร  la lecture dโ€™un article de Stรฉphane Beaud et Michel Pialoux : leur ยซ dรฉmarche qui cherche, pour le dire vite, ร  relier รฉtroitement โ€˜โ€˜รฉmeute urbaineโ€™โ€™ et processus de paupรฉrisation-fragilisation-prรฉcarisation des classes populaires, invite ร  aller au-delร  de cette perspective en menant des analyses en termes de contextualisation ยป.

Controverse interne et enjeux politiques de la gestion des ยซ violences urbaines ยป

Les rรฉactions de Nicolas Sarkozy lors des รฉmeutes de 2005 expriment limpidement lโ€™idรฉologie dโ€™une reconquรชte des territoires ยซ perdus ยป par la rรฉpublique, prรฉcรฉdemment รฉvoquรฉ. Ce point sera lโ€™occasion de mettre en รฉvidence la maniรจre dont certains ยซ รฉvรจnements instituantsยป ont catalysรฉ des processus internes de renouvellement dans la gestion des ยซ violences urbaines ยป.

Les รฉmeutes de 2005 et 2007 : รฉvรจnements instituants ?

Discours de Sarkozy durant les รฉmeutes de 2005

Ce sous-point vient complรฉter la rรฉflexion prรฉcรฉdente sur les casseurs et illustre la rhรฉtorique sรฉcuritaire qui cible les quartiers populaires. On รฉvoquera tout particuliรจrement le discours du ministre de lโ€™Intรฉrieur, tenu le 8 novembre 2005 ร  lโ€™hรดtel de police de Toulouse. En effet, il met clairement en รฉvidence les รฉvolutions dans la conception du maintien de l’ordre en matiรจre de ยซ violences urbaines ยป. Il ne sโ€™agit รฉvidemment pas de surinterprรชter la place du politique qui nโ€™est pas seul ร  lโ€™origine des processus internes de renouvellement dรฉbutรฉs dans les annรฉes 1970 et accentuรฉs au tournant des annรฉes 1990. Le but est surtout de saisir comment la communication du ministre de lโ€™Intรฉrieur a accรฉlรฉrรฉ la judiciarisation du maintien de l’ordre (et donc les transformations de doctrine et dโ€™organisation des forces mobiles) de mรชme quโ€™elle a permis le dรฉploiement dโ€™unitรฉs dรฉdiรฉes aux violences urbaines.
ร€ lโ€™occasion des รฉmeutes de 2005, Nicolas Sarkozy sโ€™adresse ร  une foule de policiers et de CRS toulousains, le 8 novembre. Dans la continuitรฉ idรฉologique de la dรฉmonstration prรฉcรฉdente, le ministre de lโ€™Intรฉrieur expose sa perception du problรจme : ยซ Alors, lโ€™enjeu, il est assez simple : soit les bandes gagnent, soit la Rรฉpublique lโ€™emporte ยป. Pour cela des ordres concrets sont รฉmis : ยซ La premiรจre chose, je vous demande dโ€™interpeller les รฉmeutiers parce que lโ€™interpellation, cela permet de dรฉfรฉrer ร  la justice ยป. La stratรฉgie discursive se veut รฉmotive, les policiers doivent se sentir concernรฉs par la situation, impliquรฉs dans ยซ lโ€™enjeu de la Rรฉpublique ยป. La colรจre, lโ€™รฉmoi et lโ€™esprit de corps sont รฉveillรฉs: ยซ Jโ€™รฉtais lโ€™autre jour ร  Grigny, dans lโ€™Essonne, dix de vos camarades, CRS, se sont fait tirer dessus avec du calibre 12. On a visรฉ la tรชte ยป. Il prend par la suite de multiples exemples de policiers mutilรฉs (mรขchoire fracturรฉe par une boule de pรฉtanque, crรขne fracturรฉ, etc.), dโ€™innocents griรจvement blessรฉs (racket dโ€™un appareil photo ayant mal tournรฉ, caillassage dโ€™un bus avec une femme et son bรฉbรฉ ร  lโ€™intรฉrieur, etc.), dรฉclarant que ยซ quand on a ร  faire ร  des gens comme รงa, on ne se pose pas la question de savoir si on doit faire son devoir ยป. La violence doit toutefois รชtre contenue de maniรจre ร  รฉviter quโ€™une bavure ne dรฉstabilise lโ€™institution policiรจre et le pouvoir politique :
ยซ Donc, vous interpellez, vous respectez scrupuleusement votre รฉthique et vos valeurs, aucune brutalitรฉ inutile. Un certain nombre de provocateurs nโ€™attendent que cela ยป.
En dernier lieu, il effectue une mise au point sur certains usages sรฉmantiques : ยซ Puis je voudrais terminer sur une remarque plus personnelle, sur le vocabulaire. Je vais vous dire ce qui me choque : je nโ€™aime pas quโ€™on appelle tournante ce qui est un viol, je nโ€™apprรฉcie guรจre quโ€™on appelle jeunes quand ce sont des voyous, je ne crois pas quโ€™il soit trรจs intelligent de dรฉnommer grands frรจres ceux qui sont des caรฏds et je pense quโ€™ร  force dโ€™avoir parlรฉ dโ€™incivilitรฉs pour dรฉcrire des faits dโ€™รฉmeutes, on a dโ€™une certaine faรงon sous-estimรฉ le problรจme ยป. Les policiers sont ainsi avertis, ils doivent agir contre des ยซ voyous ยป ou ยซ caรฏds ยป qui commettent des ยซ viols ยป, dont on nรฉgligerait la dangerositรฉ alors mรชme quโ€™ils crรฉent ยซ lโ€™รฉmeute ยป. Ainsi dessine-t-il les schรจmes de symbolisation des banlieues. Une construction sociale du nouvel ennemi intรฉrieur est opรฉrรฉe : les jeunes des quartiers populaires organisรฉs en bandes. 2005 est dโ€™ailleurs la premiรจre fois que lโ€™รฉtat d’urgence fut utilisรฉ en mรฉtropole pour lutter contre une menace intรฉrieure. Auparavant cette disposition fut appliquรฉe (dans dโ€™autres proportions) en cas de guerre ou de menace extรฉrieure (en 1961 lors du putsch des gรฉnรฉraux ร  Alger et 1985 en Nouvelle-Calรฉdonie).
Les รฉmeutes de 2005, puis celles de 2007 ont alimentรฉ des dissensions internes ร  lโ€™institution policiรจre sur lโ€™efficacitรฉ et la lรฉgitimitรฉ (les deux รฉtant liรฉs) de tel ou tel service ร  intervenir. Certains considรฉrants les CRS et EGM inaptes ร  gรฉrer de tels รฉvรจnements alors que dโ€™autres estimaient au contraire que la gestion des violences urbaines est du ressort des forces mobiles, qui sโ€™illustrent par leur savoir-faire et leur professionnalisme.

 

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Table des matiรจres
Introductionย 
Objectivation de ma position de recherche
I. De la gestion individualisรฉe des foulesย 
Principes et รฉvolutions tactiques du maintien de l’ordre
1. Quโ€™est-ce que le maintien de l’ordre et par qui est-il rรฉalisรฉ ?
2. Le maintien de l’ordre : une pratique encadrรฉe
3. Prรฉvision, mise ร  distance et continuitรฉ hiรฉrarchique
4. Elรฉments pour une sociologie professionnelle des forces mobiles
5. Du maintien de l’ordre floutรฉ, un savoir-faire flouรฉ ?
Lโ€™interpellation comme nouvelle rationalitรฉ du maintien de l’ordre
1. Le maintien de l’ordre dans son rapport ร  lโ€™activitรฉ protestataire
2. Une nouvelle รจre ? La judiciarisation du maintien de l’ordre ou comment passe-ton dโ€™un travail de police dโ€™ordre ร  un travail de police judiciaire ?
II. Une gestion particuliรจre des ยซ violences urbaines ยปย 
La problรฉmatique des ยซ violences urbaines ยป
1. La publicisation dโ€™une catรฉgorie policiรจre : les ยซ violences urbaines ยป
2.Controverse interne et enjeux politiques de la gestion des ยซ violences urbaines ยป
Des unitรฉs dโ€™intervention contre les violences urbaines: les ยซ mini-CRS ยป dรฉpartementaux
1. Des policiers dรฉpartementaux projetรฉs dans les citรฉs
2. Initiative policiรจre et politisation de la fonction
Un style de police plus brutal dans les quartiers populaires
1. La logique de lโ€™affrontement
2. Ce que les ยซ violences urbaines ยป font au maintien de l’ordre
III. En quoi les lanceurs de balles de dรฉfense posent-il problรจme ?
Les violences urbaines comme variable de dรฉsajustement du MO : lโ€™exemple des Lanceurs de balles de dรฉfense
1. Une approche sociologique par lโ€™instrument : Ce que nous disent les lanceurs de
balles de dรฉfense sur la police dans les quartiers populaires
2. Les lanceurs de balles de dรฉfense : symbole dโ€™une convergence dans la gestion des foules ?
La critique externe des lanceurs de balles de dรฉfense : une analyse de la controverse publique
1. La construction sociale du statut de victime
2. Le statut des mรฉdias : entre arรจne publique et journalistes acteurs
3. Le ยซ temps ยป des expertises
4. Une difficile mise ร  lโ€™agenda politique
5. Lโ€™impermรฉabilitรฉ de lโ€™institution policiรจre
Conclusion
Bibliographieย 
Annexesย 

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