Objectivation de ma position de recherche
Il est important de rappeler que le chercheur en sciences-sociales bien quโil tende ร produire un discours scientifique, c’est ร dire structurรฉ par un ensemble de normes mรฉthodologiques, occupe une position sociale qui influe directement sur son ลuvre. En des termes bourdieusiens, le chercheur, comme tout individu socialisรฉ, possรจde un habitus ou autrement dit, sa propre grille de lecture de lโunivers social. Cette matrice dโintelligibilitรฉ sโacquiert au long de la socialisation et rรฉgit ses reprรฉsentations et pratiques sociales. Il semble alors nรฉcessaire dโun point de vue mรฉthodologique dโobjectiver ma position de recherche, non pas pour rappeler lโorigine sociale et la trajectoire intellectuelle comme des รฉtendards fiรจrement brandit s sur le champ des batailles scientifiques, mais comme une objectivation de ma propre position, permettant au lecteur de situer la provenance de cette recherche. Cโest ce ร quoi je vais mโadonner, en cherchant la mesure entre pudeur et intรฉrรชt sociologique dโune telle dรฉmarche.
Le choix dโentreprendre des recherches sur lโinstitution policiรจre nโest pas anodin si lโon examine ma trajectoire personelle. En effet, jโai รฉtรฉ confrontรฉ rรฉguliรจrement, durant mon adolescence et plus particuliรจrement ma pรฉriode lycรฉenne, aux contrรดles policiers. Pour autant je tiens ร prรฉciser quโhormis mon รขge et mon style vestimentaire liรฉ ร la ยซ culture jeune ยป, je ne possรจde pas le profil sociologique le plus enclin ร subir les formes de discrimination au faciรจs (selon les rรฉsultats et les critรจres de catรฉgorisation sociale prรฉsents dans une enquรชte menรฉe ร Paris par Fabien Jobard, Renรฉ Lรฉvy et Indira Goris) . Et, il ne mโest en effet que trรจs rarement arrivรฉ de subir un contrรดle policier lorsque je me trouvais seul. De fait, je mโidentifie en reprenant soigneusement les variables sรฉlectionnรฉes dans lโenquรชte de Lโopen Society Justice Initiative comme ยซ masculin ยป, ยซ jeune ยป, ยซ Blanc ยป (c’est ร dire que jโappartiens ร la catรฉgorie de ยซ personnes perรงues comme des Occidentaux ยป) et adoptant un style vestimentaire de ยซ culture jeune ยป. Il en rรฉsulte alors quโau travers de mon appartenance ร un groupe de pairs majoritairement composรฉs dโindividus ยซ jeunes ยป, ยซ Noirs ยป et ยซ Arabes ยป, de style vestimentaire ยซ culture jeune ยป, jโai fait lโexpรฉrience des rapports de pouvoir qui traversaient les procรฉdures de contrรดle dโidentitรฉ. Tantรดt musclรฉs, tantรดt provocateurs, tantรดts courtois, il mโa semblรฉ que chaque contrรดle venait nous rappeler la domination sociale que nous partagions.
Cette confrontation ร la police a catalysรฉ un certain nombre de ressentiments, stade embryonnaire de la politisation. En effet, mรชme si elle รฉtait encore trรจs peu consciente ร cette รฉpoque de ma vie, nous (en tant que groupe de pairs) vivions dans une sociรฉtรฉ, un systรจme politique, une organisation sociale dans laquelle nous ressentions une force coercitive excluante. Les contrรดles policiers ne sont bien entendu pas lโunique variable de ma politisation, mais je ne mโy รฉtendrai pas davantage.
Cโest ร la suite de ces expรฉriences de domination par la force publique que naquรฎt en moi cet intรฉrรชt de questionner et dโanalyser les dynamiques de production de ces contrรดles policiers ainsi que les logiques de catรฉgorisations sociales. Si bien quโen troisiรจme annรฉe ร lโuniversitรฉ, jโai effectuรฉ un mรฉmoire de recherche sur les contrรดles au faciรจs. Par la suite, lโintรฉrรชt de continuer ร travailler sur lโinstitution policiรจre est restรฉ. Jโai ainsi rรฉalisรฉ en premiรจre annรฉe de master un travail sur lโaffaire Joachim Gatti, un militant รฉborgnรฉ par un tir de Flashball.
Pour autant, il ne sโagit aucunement de se lancer dans une croisade contre lโinstitution policiรจre au travers de ce mรฉmoire. Il est le rรฉsultat dโun travail mรฉthodologique de neutralisation de ma position de chercheur et dโun effort dโhonnรชtetรฉ intellectuel, sans lesquels il ne saurait รชtre digne de la sociologie. Ainsi, cette recherche sโappuie sur un ensemble de matรฉriaux (entretiens, observation ethnographique, rapport parlementaire, expertises du Dรฉfenseur des droits, articles de presse) qui orientent son dรฉveloppement.
Par ailleurs, il est ร noter que durant mes deux terrains dโobservation, les policiers et gendarmes responsables de ma venue ont tous รฉtรฉ accueillants et bienveillants ร mon รฉgard. ร ma surprise, puisque mon observation sโest dรฉroulรฉe pendant la pรฉriode de lโรฉtat dโurgence, ma prรฉsence nโattisait guรจre de suspicion particuliรจre et je me baladais ร mon aise dans les locaux du CNEFG comme du SOP. Cette premiรจre approche des institutions de police et de gendarmerie a eu le mรฉrite, autant dโun point de vue personnel que sociologique, dโรฉbranler un certain nombre de prรฉnotions qui avaient pu se construire alors que je me trouvais dans une position dโinteraction diffรฉrente. Un brin ironique, je nโรฉtais plus le sujet de leur travail, mais ils devenaient celui du mien ; les efforts de prรฉsentation de soi se rรฉรฉquilibraient par rapport ร la position de domination quโinstaure le contrรดle dโidentitรฉ.
De la gestion individualisรฉe des foules
La premiรจre partie de cette recherche rรฉpond ร un double objectif. Premiรจrement, elle permet de jalonner les termes de ce travail en prรฉsentant les principes essentiels de la doctrine franรงaise du maintien de l’ordre. On รฉvoquera le long processus dโinstitutionnalisation dโune force chargรฉe dโencadrer les foules, qui nous fera remonter jusquโau XVIIIรจme siรจcle. Ensuite, dans un second moment, il sโagira de questionner les transformations rรฉcentes du maintien de l’ordre. On effectuera une analyse centrรฉe sur la construction politique et policiรจre du phรฉnomรจne social des casseurs ร partir de lโรฉtude de certains dโรฉvรจnements instituants. Celleci nous mรจnera ร lโhypothรจse dโune individualisation du maintien de l’ordre par lโimbrication de nouvelles rationalitรฉs, initialement liรฉes ร la police judicaire, au sein de lโactivitรฉ de la police dโordre. Ce passage sโappuiera essentiellement sur lโobservation dโune semaine menรฉe au CNEFG, ร Saint-Astier.
Principes et รฉvolutions tactiques du maintien de l’ordre
Cette premiรจre sous-partie est trรจs descriptive, parfois fastidieuse, mais elle a le mรฉrite dโoffrir un panorama sur le maintien de l’ordre sans lequel il est compliquรฉ de saisir la suite de la dรฉmonstration. Elle est lโoccasion de rappeler que le maintien de l’ordre est le rรฉsultat dโune lente institutionnalisation qui a dรฉbouchรฉ sur la crรฉation de forces spรฉcialisรฉes en 1921 . On exposera รฉgalement lโensemble des savoir-faire et des principes qui structurent lโactivitรฉ du maintien de l’ordre ร la franรงaise.
Quโest- ce que le maintien de l’ordre et par qui est – il rรฉalisรฉ ?
Une lente institutionnalisation
Le 14 juillet 1789 au matin, lโhรดtel des Invalides fut pillรฉ permettant aux rรฉvolutionnaires de rรฉcupรฉrer prรจs de trente mille fusils et une vingtaine de canons. Dans lโaprรจs-midi la Bastille,symbole de la forteresse du pouvoir monarchique est prise sans grande peine par la foule rรฉvolutionnaire. Ces รฉvรจnements fondateurs de la Rรฉvolution franรงaise le sont รฉgalement dans lโhistoire plus restreinte du maintien de l’ordre. Il sโagit tout simplement de lโรฉchec du pouvoir en place ร protรฉger ses bรขtiments publics, รฉchec qui entraรฎna la chute du rรฉgime politique en place. Lโarticle 12 de la Dรฉclaration des droits de lโhomme et du citoyen, promulguรฉe le 26 aoรปt 1789, semble dโailleurs en tirer les consรฉquences : ยซ La garantie des droits de l’Homme et du Citoyen nรฉcessite une force publique : cette force est donc instituรฉe pour l’avantage de tous, et non pour l’utilitรฉ particuliรจre de ceux auxquels elle est confiรฉe. ยป
Les prรฉmisses du maintien de l’ordre apparaissent. Mais il faudra tout de mรชme attendre plus dโun siรจcle, deux rรฉvolutions, lโinsurrection de la Commune de Paris et plusieurs massacres tels que la fusillade de Fourmies le 1er mai 1891 pour quโune force spรฉcialisรฉe dans le maintien de l’ordre public voit le jour, en 1921. Cโest au terme dโune ยซ guerre de couloirs ยป menรฉe par le haut corps dโarmรฉe que seront crรฉรฉs subrepticement les premiers pelotons de gendarmerie mobile. Leur lente institutionnalisation prit une forme effective au travers de lโinstruction du 1er aoรปt 1930. Les principes furent posรฉs et la maรฎtrise de soi, la dรฉpersonnalisation des manifestants, des techniques dโintervention et une expertise de la foule furent inculquรฉs aux gendarmes mobiles. Lโidรฉe nโest plus dโavoir des agents qui imposent une force supรฉrieure ร celle des manifestants pour rรฉtablir lโordre mais plutรดt des professionnels dotรฉ dโun savoir-faire spรฉcifique pour encadrer et repousser la foule.
Le 9 dรฉcembre 1944, au sortir de la Seconde Guerre mondiale et suite ร la dissolution des groupes mobiles de rรฉserve (GMR), force de maintien de lโordre sous Vichy, les compagnies rรฉpublicaines de sรฉcuritรฉ (CRS) furent instituรฉes par le Gรฉnรฉral De Gaulle, intรฉgrant les collaborationnistes des GMR, de mรชme que dโanciens rรฉsistants gaullistes et communistes.
De nos jours, deux forces sont spรฉcialisรฉes dans le maintien de l’ordre : une de la gendarmerie nationale (les escadrons de gendarmerie mobile) et lโautre de la police nationale (les compagnies rรฉpublicaines de sรฉcuritรฉ). Elles fonctionnent sur des schรฉmas tactiques similaires et disposent dโรฉquipements analogues. Elles ont la particularitรฉ de pouvoir intervenir en tout temps et sur lโensemble du territoire national, bien quโen pratique, les EGM sโoccupent plutรดt des zones rurales (ainsi que des territoires dโOutre-Mer) et les CRS des zones urbaines.
Toutes deux ont pour activitรฉ principale le maintien de l’ordre mais lorsquโelles nโy sont pas affectรฉes, elles participent gรฉnรฉralement ร des missions de Sรฉcuritรฉ publique. Du reste, ยซ les โโforces de maintien de l’ordreโโ se dรฉfinissent alors comme lโensemble des groupes spรฉcialisรฉs dans lโusage dโun rรฉpertoire dโaction spรฉcifique, destinรฉ ร gรฉrer les diffรฉrentes formes de contestations sociales, syndicales et politiques, de telle sorte que leur propre dรฉsordre nโenclenche pas un dรฉsordre supรฉrieur ร celui qui est nรฉcessaire pour encadrer les contestations tolรฉrรฉes. Ce qui renvoie, dโune part, ร la capacitรฉ dโencadrer les conflits tolรฉrรฉs et, dโautre part, en cas de โโdรฉsordresโโ trop importants, ร ramener les manifestants ร lโordre en distillant des procรฉdรฉs faiblement dolosifs ยป.
Le maintien de l’ordre est pensรฉ comme une activitรฉ permissive dont le but est dโautoriser lโexpression des libertรฉs publiques. Cโest ainsi que le rapporte Bernard Boucault, ex -prรฉfet de police de Paris lorsquโil sโadresse ร la commission dโenquรชte parlementaire : ยซ je citerai ce que je dis toujours lors de la rรฉunion de briefing prรฉalable ร une manifestation avec toutes les personnes qui participeront au maintien de lโordre : ยซย Cet aprรจs-midi, nous nโaurons pas devant nous des adversaires mais des citoyens qui veulent exercer leur droit de manifester pour exprimer leur opinion, et notre devoir est de garantir cette libertรฉ, en leur permettant de lโexercer en toute sรฉcuritรฉ.ย ยป Cโest cela, selon moi, lโordre public rรฉpublicain, et il doit inspirer toutes les dรฉcisions que nous prendrons au cours de la manifestationโโยป.Les forces de lโordre ont alors pour fonction dโamรฉnager, le mieux possible, les libertรฉs collectives des manifestants.
Elles seraient finalement un outil dรฉmocratique au service du pouvoir en place, dรฉterminรฉ par un encadrement juridique et des savoir-faire professionnels, qui ลuvre pour la tolรฉrance politique des contestations sociales, dans une certaine mesure, dรฉfinie par ceux qui lโinstrumentalisent.
La publicisation dโune catรฉgorie policiรจre : les ยซ violences urbaines ยป
Un discours sรฉcuritaire sur la banlieue et ses habitants
En octobre 1997, lors dโun colloque ร Villepinte organisรฉ par le gouvernement de Lionel Jospin, une rupture sโinstaura dans le dรฉbat classiquement jalonnรฉ entre une droite ยซ sรฉcuritaire ยป et une gauche ร laquelle on pouvait grossiรจrement ajouter lโadjectif de ยซ sociale ยป. Pour schรฉmatiser la situation discursive, les sympathisants de droite prรดnaient une logique rรฉpressive quant ร la dรฉlinquance, alors que la gauche se voulait plus attentive aux causes sociales. Mais le Parti Socialiste sโappropriait dorรฉnavant le thรจme de la sรฉcuritรฉ auparavant laissรฉ ร la droite, en la qualifiant de ยซ droit fondamental de la personne humaine ยป.
Depuis lors, un partage commun des plaidoyers sรฉcuritaires sโest effectuรฉ entre la gauche incarnรฉe par le PS, la droite par lโUnion pour un Mouvement Populaire (UMP) (maintenant les Rรฉpublicains) et le Front National (FN). Laurent Mucchielli signale que dans ce contexte, ยซ sur le plan mรฉdiatique, on assista dรจs 1998 ร une โโcampagne de disqualificationโโ visant les journaux qui soulignaient encore les causes sociales de โโlโinsรฉcuritรฉโโ et des โโviolences urbainesโโ ยป. Il ajoute le fait que sโest imposรฉ ยซ une pensรฉe unique catastrophiste, expliquant que les choses vont toujours plus mal, que la dรฉlinquance โโexploseโโ, que les dรฉlinquants sont โโde plus en plus jeunes et de plus en plus violentsโโ, quโils nโont plus aucune morale, que le chรดmage et les institutions nโy sont pour rien, que cโest la faute de parents โโdรฉmissionnairesโโ et de juges โโlaxistesโโ, quโil faut donc โโpasser ร autre choseโโ pour rรฉtablir โโenfinโโ lโordre et la sรฉcuritรฉ [โฆ]. Depuis 2002, cโest une vรฉritable frรฉnรฉsie sรฉcuritaire qui sโest emparรฉe de nos gouvernants, et qui se dรฉploie dans un empilement de lois venant rรฉformer le droit et la procรฉdure pรฉnale tous les six mois en moyenne ยป . Le tournant de 1997 sโest ainsi amplifiรฉ avec la nomination de Nicolas Sarkozy au poste de ministre de lโIntรฉrieur en 2002.
De la mรชme maniรจre, un lien politique et mรฉdiatique est construit entre immigration et dรฉlinquance. รric Fassin rappelle que le 30 juillet 2010, le Prรฉsident de la Rรฉpublique ยซ รฉtablit un lien direct entre immigration et dรฉlinquance ยป en dรฉclarant : ยซ Nous subissons les consรฉquences de cinquante annรฉes dโimmigration insuffisamment rรฉgulรฉe qui ont abouti ร un รฉchec de lโintรฉgration ยป. On le comprend, la cible privilรฉgiรฉe des discours sur lโinsรฉcuritรฉ serait les jeunes issus de lโimmigration, habitants des quartiers populaires et organisรฉs en bandes. Marwan Mohammed propose de dรฉfinir les bandes en tant que ยซ des regroupements juvรฉniles, informels et durables, qui se distinguent par une dynamique transgressive et un rapport conflictuel avec leur environnement immรฉdiat ยป . Les rapports que ces membres entretiennent avec le monde social se caractรฉriseraient par la dรฉviance et lโhostilitรฉ comme facteurs de cohรฉsion sociale. Elles se forment au carrefour dโune exclusion sociale et spatiale, entre discriminations et dรฉsavantages sociaux (chรดmage, prรฉcaritรฉ, instabilitรฉ familiale, lieu de rรฉsidence excentrรฉ des principales zones dโactivitรฉ, etc.). En constante tension avec les agents de socialisation que sont lโรฉcole et la famille, elles sont structurรฉes par un ensemble de normes et de pratiques oรน de nombreux actes de dรฉviance se trouvent valorisรฉs. Elles offrent un cadre dโintรฉgration et de valorisation sociale pour certains individus que ni lโรtat ni la famille ne sont en mesure de leur apporter. La question directrice de cette recherche nโรฉtant pas dโanalyser ni la formation, ni la composition et ni les logiques qui structurent le fonctionnement des bandes, lโon renvoie ร la lecture de lโouvrage de Marwan Mohammed intitulรฉ La formation des bandes, (mobilisรฉ comme pilier de rรฉflexion ร ce sujet). Il sโagit plutรดt de montrer comment les bandes sont apparues comme la figure de la petite et moyenne dรฉlinquance face ร laquelle lโaction rรฉpressive doit se faire toujours plus pressante.
Genรจse et รฉvolution des violences urbaines
Le rรฉcit commun en matiรจre de violences urbaines en situe les prรฉmices ร Vaux-enVelin en 1979. Puis en 1981, ร Vรฉnissieux, dans le quartier des Minguettes oรน des heurts entre policiers et jeunes de la citรฉ furent fortement publicisรฉs. Les mรฉdias dรฉcouvraient les rodรฉos, les vols et les incendies de voitures. Ensuite, en 1983 et en 1987, de nouveaux affrontements avec la police รฉclatรจrent dans cette mรชme banlieue Lyonnaise. Puis de nouveau ร Vaux-enVelin en 1990, 1992, 1994 et 1995, ร Rouen et ร La Courneuve en 1994, ร La Duchรจre, quartier lyonnais, et ร Dammarie-lรจs-Lys prรจs de Melun en 1997, ร Toulouse en 1998, ร Montauban en 1999. La dรฉcennie suivante est รฉgalement marquรฉe par des incidents similaires avec Montbรฉliard en 2000, Nรฎmes en 2003, les รฉmeutes de 2005 dans de nombreux endroits en France, Villiers-le-Bel en 2007, Saint-รtienne en 2009, Grenoble en 2010 ou encore Trappes en 2013. Cette Liste nโest absolument pas complรจte. Elle relate certains รฉvรจnements qui ont pu faire lโobjet dโun traitement mรฉdiatique national.
Il ne faut toutefois pas succomber ร la tentation dโun rรฉcit linรฉaire qui identifierait une augmentation tendancielle des dรฉrives urbaines. Laurent Bonelli le rappelle : ยซ Lโintรฉrรชt des pouvoirs publics pour les dรฉsordres urbains ne date pas, comme tend ร lโaccrรฉditer une lรฉgende dorรฉe, des rodรฉos automobiles de Vรฉnissieux et des Minguettes, qui connurent une certaine publicitรฉ durant lโรฉtรฉ 1981. Lโhebdomadaire LโExpress enquรชte par exemple en septembre 1973 sur les โโpetits durs qui terrorisent les mรฉnagรจres, qui dรฉvalisent les supermarchรฉs et pillent les caves [parce quโ] ils sโennuient. ร en mourirโโ ยป . De mรชme que chaque dรฉbordement mรฉrite dโรชtre considรฉrรฉ pour ce quโil a de particulier, selon des situations gรฉographique, sociale, politique et รฉconomique qui lui sont propres. Les phรฉnomรจnes de ยซ violences urbaines ยป trouvent leur genรจse dans des contextes de pauvretรฉ et de prรฉcaritรฉ sociale et รฉconomique. Ils sont lโรฉmanation รฉruptive des rapports conflictuels entre policiers et jeunes des quartiers populaires. Ils surgissent souvent ร la suite dโun contrรดle dโidentitรฉ ,dโune arrestation, ou dโun fait plus marquant qui affecte lโunivers collectif dโun quartier (blessure grave ou mort dโun habitant suite ร une intervention policiรจre par exemple). Lโobjet de cette dรฉmonstration ne nous permet pas dโavancer dโavantage sur ce terrain, cโest pourquoi lโon revoie ร la lecture dโun article de Stรฉphane Beaud et Michel Pialoux : leur ยซ dรฉmarche qui cherche, pour le dire vite, ร relier รฉtroitement โโรฉmeute urbaineโโ et processus de paupรฉrisation-fragilisation-prรฉcarisation des classes populaires, invite ร aller au-delร de cette perspective en menant des analyses en termes de contextualisation ยป.
Controverse interne et enjeux politiques de la gestion des ยซ violences urbaines ยป
Les rรฉactions de Nicolas Sarkozy lors des รฉmeutes de 2005 expriment limpidement lโidรฉologie dโune reconquรชte des territoires ยซ perdus ยป par la rรฉpublique, prรฉcรฉdemment รฉvoquรฉ. Ce point sera lโoccasion de mettre en รฉvidence la maniรจre dont certains ยซ รฉvรจnements instituantsยป ont catalysรฉ des processus internes de renouvellement dans la gestion des ยซ violences urbaines ยป.
Les รฉmeutes de 2005 et 2007 : รฉvรจnements instituants ?
Discours de Sarkozy durant les รฉmeutes de 2005
Ce sous-point vient complรฉter la rรฉflexion prรฉcรฉdente sur les casseurs et illustre la rhรฉtorique sรฉcuritaire qui cible les quartiers populaires. On รฉvoquera tout particuliรจrement le discours du ministre de lโIntรฉrieur, tenu le 8 novembre 2005 ร lโhรดtel de police de Toulouse. En effet, il met clairement en รฉvidence les รฉvolutions dans la conception du maintien de l’ordre en matiรจre de ยซ violences urbaines ยป. Il ne sโagit รฉvidemment pas de surinterprรชter la place du politique qui nโest pas seul ร lโorigine des processus internes de renouvellement dรฉbutรฉs dans les annรฉes 1970 et accentuรฉs au tournant des annรฉes 1990. Le but est surtout de saisir comment la communication du ministre de lโIntรฉrieur a accรฉlรฉrรฉ la judiciarisation du maintien de l’ordre (et donc les transformations de doctrine et dโorganisation des forces mobiles) de mรชme quโelle a permis le dรฉploiement dโunitรฉs dรฉdiรฉes aux violences urbaines.
ร lโoccasion des รฉmeutes de 2005, Nicolas Sarkozy sโadresse ร une foule de policiers et de CRS toulousains, le 8 novembre. Dans la continuitรฉ idรฉologique de la dรฉmonstration prรฉcรฉdente, le ministre de lโIntรฉrieur expose sa perception du problรจme : ยซ Alors, lโenjeu, il est assez simple : soit les bandes gagnent, soit la Rรฉpublique lโemporte ยป. Pour cela des ordres concrets sont รฉmis : ยซ La premiรจre chose, je vous demande dโinterpeller les รฉmeutiers parce que lโinterpellation, cela permet de dรฉfรฉrer ร la justice ยป. La stratรฉgie discursive se veut รฉmotive, les policiers doivent se sentir concernรฉs par la situation, impliquรฉs dans ยซ lโenjeu de la Rรฉpublique ยป. La colรจre, lโรฉmoi et lโesprit de corps sont รฉveillรฉs: ยซ Jโรฉtais lโautre jour ร Grigny, dans lโEssonne, dix de vos camarades, CRS, se sont fait tirer dessus avec du calibre 12. On a visรฉ la tรชte ยป. Il prend par la suite de multiples exemples de policiers mutilรฉs (mรขchoire fracturรฉe par une boule de pรฉtanque, crรขne fracturรฉ, etc.), dโinnocents griรจvement blessรฉs (racket dโun appareil photo ayant mal tournรฉ, caillassage dโun bus avec une femme et son bรฉbรฉ ร lโintรฉrieur, etc.), dรฉclarant que ยซ quand on a ร faire ร des gens comme รงa, on ne se pose pas la question de savoir si on doit faire son devoir ยป. La violence doit toutefois รชtre contenue de maniรจre ร รฉviter quโune bavure ne dรฉstabilise lโinstitution policiรจre et le pouvoir politique :
ยซ Donc, vous interpellez, vous respectez scrupuleusement votre รฉthique et vos valeurs, aucune brutalitรฉ inutile. Un certain nombre de provocateurs nโattendent que cela ยป.
En dernier lieu, il effectue une mise au point sur certains usages sรฉmantiques : ยซ Puis je voudrais terminer sur une remarque plus personnelle, sur le vocabulaire. Je vais vous dire ce qui me choque : je nโaime pas quโon appelle tournante ce qui est un viol, je nโapprรฉcie guรจre quโon appelle jeunes quand ce sont des voyous, je ne crois pas quโil soit trรจs intelligent de dรฉnommer grands frรจres ceux qui sont des caรฏds et je pense quโร force dโavoir parlรฉ dโincivilitรฉs pour dรฉcrire des faits dโรฉmeutes, on a dโune certaine faรงon sous-estimรฉ le problรจme ยป. Les policiers sont ainsi avertis, ils doivent agir contre des ยซ voyous ยป ou ยซ caรฏds ยป qui commettent des ยซ viols ยป, dont on nรฉgligerait la dangerositรฉ alors mรชme quโils crรฉent ยซ lโรฉmeute ยป. Ainsi dessine-t-il les schรจmes de symbolisation des banlieues. Une construction sociale du nouvel ennemi intรฉrieur est opรฉrรฉe : les jeunes des quartiers populaires organisรฉs en bandes. 2005 est dโailleurs la premiรจre fois que lโรฉtat d’urgence fut utilisรฉ en mรฉtropole pour lutter contre une menace intรฉrieure. Auparavant cette disposition fut appliquรฉe (dans dโautres proportions) en cas de guerre ou de menace extรฉrieure (en 1961 lors du putsch des gรฉnรฉraux ร Alger et 1985 en Nouvelle-Calรฉdonie).
Les รฉmeutes de 2005, puis celles de 2007 ont alimentรฉ des dissensions internes ร lโinstitution policiรจre sur lโefficacitรฉ et la lรฉgitimitรฉ (les deux รฉtant liรฉs) de tel ou tel service ร intervenir. Certains considรฉrants les CRS et EGM inaptes ร gรฉrer de tels รฉvรจnements alors que dโautres estimaient au contraire que la gestion des violences urbaines est du ressort des forces mobiles, qui sโillustrent par leur savoir-faire et leur professionnalisme.
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Table des matiรจres
Introductionย
Objectivation de ma position de recherche
I. De la gestion individualisรฉe des foulesย
Principes et รฉvolutions tactiques du maintien de l’ordre
1. Quโest-ce que le maintien de l’ordre et par qui est-il rรฉalisรฉ ?
2. Le maintien de l’ordre : une pratique encadrรฉe
3. Prรฉvision, mise ร distance et continuitรฉ hiรฉrarchique
4. Elรฉments pour une sociologie professionnelle des forces mobiles
5. Du maintien de l’ordre floutรฉ, un savoir-faire flouรฉ ?
Lโinterpellation comme nouvelle rationalitรฉ du maintien de l’ordre
1. Le maintien de l’ordre dans son rapport ร lโactivitรฉ protestataire
2. Une nouvelle รจre ? La judiciarisation du maintien de l’ordre ou comment passe-ton dโun travail de police dโordre ร un travail de police judiciaire ?
II. Une gestion particuliรจre des ยซ violences urbaines ยปย
La problรฉmatique des ยซ violences urbaines ยป
1. La publicisation dโune catรฉgorie policiรจre : les ยซ violences urbaines ยป
2.Controverse interne et enjeux politiques de la gestion des ยซ violences urbaines ยป
Des unitรฉs dโintervention contre les violences urbaines: les ยซ mini-CRS ยป dรฉpartementaux
1. Des policiers dรฉpartementaux projetรฉs dans les citรฉs
2. Initiative policiรจre et politisation de la fonction
Un style de police plus brutal dans les quartiers populaires
1. La logique de lโaffrontement
2. Ce que les ยซ violences urbaines ยป font au maintien de l’ordre
III. En quoi les lanceurs de balles de dรฉfense posent-il problรจme ?
Les violences urbaines comme variable de dรฉsajustement du MO : lโexemple des Lanceurs de balles de dรฉfense
1. Une approche sociologique par lโinstrument : Ce que nous disent les lanceurs de
balles de dรฉfense sur la police dans les quartiers populaires
2. Les lanceurs de balles de dรฉfense : symbole dโune convergence dans la gestion des foules ?
La critique externe des lanceurs de balles de dรฉfense : une analyse de la controverse publique
1. La construction sociale du statut de victime
2. Le statut des mรฉdias : entre arรจne publique et journalistes acteurs
3. Le ยซ temps ยป des expertises
4. Une difficile mise ร lโagenda politique
5. Lโimpermรฉabilitรฉ de lโinstitution policiรจre
Conclusion
Bibliographieย
Annexesย
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