Nuées d’oiseaux et crocus évangiles. Ted Hughes et le poème de l’être complet

« Sit on my finger, sing in my ear, O littleblood »

Dans The Achievement of Ted Hughes, le poète irlandais Seamus Heaney évoque «l’Angleterre de Ted Hughes », poète d’une terre primitive aux horizons infinis, où «les étoiles s’inclinent » sur le passage des anges, où « l’eau, au fond de tout, git, absolument épuisée, absolument claire », où le caillou, parmi des chantres de pierre, rêve qu’il est le « fœtus de Dieu ». Seamus Heaney décrit la « sensibilité païenne de Ted Hughes, chasseur de la lande au timbre profond, dont la voix, « convoquant des présences dans le cercle » du poème, « tranche l’air comme une lame acérée pour y dessiner les contours de rituels et de mystères » inouïs. La muse de Ted Hughes est un être farouche au chant sauvage qui, comme Littleblood, à la fin du recueil des aventures de Crow, chamane paysanne « si sage et si terrible », creuse les sillons du poème pour faire sa moisson de pierre, de vent, de pluie et de lumière. L’hommage rendu par Seamus Heaney dans The Achievement of Ted Hughes reprend en tout premier lieu la définition donnée par Thomas Stearne Eliot de la notion « d’imagination auditive », mettant en valeur l’aptitude de Ted Hughes à explorer et faire valoir les ressources des rythmes et des mélodies de la voix, à lui donner une « force, à la fois primitive et moderne, si intime et pourtant oubliée, apte à pénétrer et sonder des domaines inconnus de la conscience, de la pensée ou même des émotions ». De manière signifiante, le critique Keith Sagar, dans le premier article de ce même ouvrage, affirmant que « la poésie est religieuse ou n’est pas », fait du poète un « médium », et vante sa capacité, à travers la force sonore de son art, à « maintenir ouvertes et opérantes les relations entre la psyché humaine et la source invisible de tout ce qui n’appartient pas au monde des hommes ». Il loue un « esprit vital, en guerre permanente contre la mort », « l’esprit de la terre aux bruits sombres » qui anime le vrai poète et que Federico García Lorca appelait le duende.

Parmi les essais critiques de Ted Hughes rassemblés dans le volume intitulé Winter Pollen, figure un article consacré à l’œuvre de l’artiste Leonard Baskin, où il fait lui aussi référence au duende, pour mettre en évidence cette même force musicale essentielle à l’œuvre d’art, puissance terrifiante capable « d’explorer les gouffres pour remonter à la source des énergies créatrices et vitales ». C’est non seulement le lien ancien entre la musique et la poésie qui est ainsi mis en avant, mais aussi le caractère sacré du rituel poétique, qui rend le langage du poète capable de découvrir le fond secret de l’existence et d’en ramener les vérités, privilège refusé au commun des hommes et à leur langage ordinaire. Dans deux articles supplémentaires, l’un consacré à l’ouvrage du critique Cecil Maurice Bowra intitulé Primitive Song, l’autre à un recueil de ballades édité par Matthew Hodgart et publié par les éditions Faber, Ted Hughes insiste sur ce fondement de la poésie, soulignant sa puissance de convocation, et la façon dont les « vraies ballades atteignent une profondeur et une amplitude » expressives telles qu’elles parviennent à donner une forme parfaitement accomplie et définitive à cette « dimension de la vie » qu’elles expriment avec « des mots qui ne peuvent pas être mis en échec par l’expérience ». Selon Ted Hughes, en outre, l’instinct poétique est si vivement ancré en l’être humain qu’il compare ses prémices aux premiers développements embryonnaires et loue les qualités presque « biologiques » d’un idéal de poésie, « pleine d’entrain, sensible et lucide, réaliste, accomplie, naturelle et passionnée ».

La plupart des essais critiques de Ted Hughes font état de cette force vitale qui nourrit d’un même élan l’être humain et la parole du poète. C’est par la poésie que le sujet humain pourra accéder au fond le plus secret de l’expérience humaine, car son langage, plus intense et plus vrai que le langage ordinaire, peut seul en saisir les mystères de façon adéquate. Cette force de compréhension du monde que possède le langage poétique provient, selon Ted Hughes, de sa puissance de signification immédiate, qui court-circuite les chemins pris habituellement par le langage : la communication « ordinaire » suppose une soumission aux canaux imposés par la syntaxe et la linéarité de la lecture ou la diachronie de l’énonciation, et, pour des raisons d’efficacité et de clarté, vise à maintenir le primat de l’univocité ; le poème procède plutôt, comme la musique, selon une logique symphonique qui cultive l’équivocité, qui vient nourrir et amplifier le message qu’elle transmet selon ces mêmes codes, notamment parce qu’elle fait résonner ses rythmes et ses mélodies et diffuse ses possibilités symboliques, tissant une toile signifiante qui se déploie librement de toutes parts. Derrière cet idéal un tant soit peu naïf d’une langue poétique plus « pure » ou « vraie » que le langage ordinaire, apparaît une entreprise informée et assidue pour sélectionner les ressources les plus efficaces offertes par le code linguistique, pour le perfectionner et lui donner la plus grande justesse d’expression. Il s’agit de trouver un langage capable d’immédiateté, qui signifie directement ce qu’il évoque, sans qu’il ne s’efface pour autant derrière son message ; au contraire, la matière verbale doit s’afficher en ce qu’elle est elle-même directement signifiante et fait ainsi rayonner le message qu’elle transmet avec un éclat redoublé.

C’est à l’occasion d’une entrevue accordée au magazine Vogue, en décembre 1971, que Ted Hughes, s’exprimant au sujet du projet théâtral d’Orghast, revient avec le plus de clarté sur l’objectif poétique qui le guide : il souligne l’existence d’une « créature de vérités », et de vérités encore mieux dissimulées derrière elle, qui demeurent incapables de s’exprimer pour délivrer elles-mêmes leur message, et auxquelles les vérités dont les hommes peuvent rendre compte, ne savent jamais faire entièrement justice : And the real distress of our world begins there. The luminous spirit (maybe he is a crowd of spirits), that takes account of everything and gives everything its meaning, is missing. Not missing, just incommunicado. But here and there, it may be, we hear it. It is human of course, but it is also everything else that lives. When we hear it, we understand a strange creature is living in this Universe, and somewhere at the core of us – strange, beautiful, pathetic, terrible. Some animals and birds express this being pure and without effort, and then you hear the whole desolate, final actuality of existence in a voice, a tone. There we really do recognize a spirit, a truth under all truths. Far beyond human words. And the startling quality of this ‘truth’ is that it is terrible. It is for some reason harrowing, as well as being the utterly beautiful thing. Once when his spirits were dictating poetic material to Yeats, an owl cried outside the house, and the spirits passed. After a while one said: ‘We like that sort of sound.’ And that is it: ‘that sort of sound’ makes the spirits listen. It opens our deepest and innermost ghost to sudden attention. It is a spirit, and it speaks to spirit. (WP 124-5) .

L’objet des recherches poétiques de Ted Hughes est de parvenir à forger ce langage, que seuls certains animaux et oiseaux possèdent déjà, qui soit capable d’exprimer la vérité de l’existence en ce qu’elle a de plus « étrange, beau, pathétique et terrible », et dont la force serait telle qu’il parviendrait à attirer l’attention des esprits. Toute l’œuvre du poète met en évidence les efforts constants fournis pour ramener le langage à ce qu’il a de proprement « poétique », c’est-à-dire lui rendre sa force créatrice : d’une part, il s’agit de trouver le langage qui peut rendre compte avec justesse de la vérité qui fonde l’être vivant et de l’expérience qu’il fait de l’existence. D’autre part, sa puissance de convocation doit lui permettre de faire événement : l’acte poétique, comme un rituel magique et sacré, fait advenir cette vérité et la rend effective, l’incarne et l’anime : elle est cette « créature de vérité », fille de poésie.

Présentation du corpus

The Hawk in the Rain
En 1956, sur les conseils de son épouse la poétesse Sylvia Plath, Ted Hughes présente son premier recueil, The Hawk in the Rain, à un concours organisé à New York par les éditions Harper, visant à distinguer un jeune artiste encore inconnu du public. En février 1957, le recueil remporte les suffrages du jury, composé de Marianne Moore, Wystan Hugh Auden et Stephen Spender, parmi 287 autres candidats. The Hawk in the Rain est publié immédiatement aux éditions Harper, et paraît aux éditions Faber au mois de septembre de la même année. Le jeune poète attire l’attention de la critique, se faisant notamment remarquer par Alfred Alvarez, qui lui accorde une place de choix dans son anthologie de poésie, The New Poetry, parue en 1962. Dans son introduction, sous-titrée « Beyond the Principle of Gentility», le critique annonce un tournant de la poésie anglo-saxonne de l’après-guerre. Il décrit l’Angleterre, territoire insulaire qui « semble découvrir, bouche bée, l’horreur des guerres qui ont détruit le monde », et il met en valeur une nouvelle génération d’artistes qui s’engagent avec détermination face à ces « forces de désintégration ». Dans The Hawk in the Rain, la description jubilatoire des secrets et des énergies du monde naturel côtoie en effet une critique acerbe de la société moderne, avec ce « nouveau sérieux » exigé par Alfred Alvarez qui définit ainsi la puissance d’une écriture qui se confronte avec une vivacité presque féroce aux énergies les plus terrifiantes du monde. Le premier recueil de Ted Hughes surprend ses lecteurs, parfois repoussés par cette vigueur jugée alors comme trop agressive, ou témoignant d’un goût « voyeuriste » pour la violence.

Ted Hughes n’a en réalité que faire des écoles poétiques et des traditions, qu’il compare à « un poulpe maternel, suffocant, terrifiant ». Dans The Hawk in the Rain, les influences et les techniques se mêlent et mettent au jour des textes d’une puissance étourdissante. Dans une entrevue accordée au critique Ekbert Faas, Ted Hughes évoque l’influence déterminante de poètes comme Gerard Manley Hopkins, John Donne, Dylan Thomas, David Herbert Lawrence, ou bien encore William Blake et William Butler Yeats et il distingue tout particulièrement William Shakespeare, dont il souligne le génie à de nombreuses autres reprises. Selon Ted Hughes, la singularité prodigieuse du langage mis au point par Shakespeare consiste dans son talent « virtuose » à exploiter les « instincts poétiques du dialecte anglais » pour forger une langue « qui donne l’impression d’avoir été inventée dans l’urgence, pour se débrouiller avec les moyens du bord », un « langage improvisé sur un coup de tête ». Sa puissance de signification, comme le suggère Ted Hughes, repose davantage sur son potentiel de suggestion plutôt que sur sa capacité à désigner, et fonctionne comme une « vague sous-marine » porteuse d’un « charabia à la musicalité étrangement signifiante », comme une « bousculade d’esprits » magiques, bruyante et révélatrice. C’est ce « dialecte inspiré », qui repousse ses propres limites et dont Ted Hughes vante encore les mérites auprès d’Ekbert Faas (Faas 203), qui nourrit sa propre écriture. Enfant de la vallée de la Calder, au nord de l’Angleterre, Ted Hughes grandit dans le village de Mythmolroyd, avant que sa famille ne s’installe dans la petite ville industrielle de Mexborough. Il passe son temps libre à observer, jouer et chasser dans les champs et les bois, dans les landes, dans les rivières qui lui offrent ses premiers souvenirs et ses premières sources d’inspiration. Il insiste notamment sur l’importance des dialectes du Yorkshire sur la formation de son identité poétique : « I grew up in West Yorkshire. They have a very distinctive dialect there. Whatever speech you grow into, presumably your dialect stays alive in a sort of inner freedom, a separate little self. It makes some things more difficult… since it’s your childhood self there inside the dialect and that is possibly your real self or the core of it. Some things it makes easier. Without it, I doubt I would ever have written verse. » Dans The Art of Ted Hughes, Keith Sagar mentionne un article rédigé par le critique A. S. Crehan qui célèbre, dans The Hawk in the Rain, un « retour à la poésie allitérative : brutale, ancrée dans la terre, défiant, avec une énergie sauvage et maligne, la politesse artificielle d’une société latinisée ». Le critique, impressionné par « la profondeur et le dénuement du rythme » poétique, frappé par « le martèlement des trochées et le bouillonnement des spondées », loue la force « ensorcelante » du langage employé par Ted Hughes qui, selon lui, « ramène l’anglais à ses racines » dans un acte de « réaction féroce contre neuf cents ans passés sous le joug de la chrétienté, de la pensée humaniste et rationaliste, coupant avec brutalité le tronc, les branches et les feuilles de cet arbre qui n’a donné que des fruits pourris. » Les commentaires d’A. S. Crehan évoquent une écriture à la puissance presque primitive, auquel l’hommage offert par Seamus Heaney, faisant de Ted Hughes le chantre du pagus, fait à nouveau écho.

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Table des matières

Introduction
« Sit on my finger, sing in my ear, O littleblood »
Présentation du corpus
Le poème de l’être complet
Présentation du parcours de thèse
PARTIE I
Chapitre 1 De la raison divisante à la folie destructrice
a. « The skull-splitting polyp of his brain » : portrait de l’homme de la raison
b. Savant-fou : la démesure et le manque, l’aveuglement et le malentendu
c. « The abortion of the Absolute » : entre difformité et monstruosité de l’homme, et déformation et destruction du monde
d. « A Revenge Fable » : la jalousie et l’envie
e. Privé et public : régimes d’exclusion et de domination
f. Hamlet et le complexe d’Œdipe, Macbeth et la malédiction des sorcières
Chapitre 2 Le monde brisé des hyènes
a. Le corset du langage, la cacophonie des hyènes et de la parole-charogne
b. La fiction dualistique : la théologie des faibles et des violents
c. La boucherie des guerres et le poème abattoir : ogres et chair à canon, plaies de papier et sang d’encre
d. Le verbe-vermine : au commencement étaient les ténèbres et le cri
Chapitre 3 Le poète écorché
a. « That master-fulcrum of violence where the hawk hangs still » : la stabilité et la violence sacrée de la nature
b. Poetry in the Making : le poète chasseur et la réalité en fuite
c. Le langage calleux et la mort-plus-que-mort
d. Le poète inconsolé et la muse souillée
e. Le poète-fripon : charognes poétiques et cadavres exquis
f. L’inhumanité, l’impertinence et l’improvisation
PARTIE II
Chapitre 4 Le désastre et l’essoufflement
a. Cris désolés, ombres de paroles, et souffle-hoquet : les contractions du souffle, du son et du sens
b. Sourires et grimaces, langue et lettre mortes : mots et graphies du corps immobile et silencieux
c. Etoiles mourantes, épures vacillantes et chimères cauchemardesques
d. « So finally there was nothing » : l’impasse du ressassement et l’impossible néant
e. « A numb bliss, a forlorn freedom » : l’engourdissement et l’indifférence
Chapitre 5 Du dédoublement à la reconnaissance
a. La « cruauté du réel » : l’eau et le narcisse
b. Devenir : la coïncidence du même et de l’autre
c. Les fragments de la quête héroïque : le chevalier perdu et la créature de boue
d. Langage sur pellicule : doubles photographiques et cinématographiques
e. Le double alchimique et chamanique : hiéroglyphes et langage incarné
Chapitre 6 Le sacrifice ou le drame de l’unique chemin
a. Chêne et aubépine, taureau blanc et loup vert : la symbolique du renouveau et la mécanique expiatoire du sacrifice héroïque
b. La « Gloire d’Héra » et la « Passion de Dionysos » : folie, ivresse et furie, ou la violence sacrée
c. La mécanique tragique ou le rendez-vous manqué : le regard invisible et le croche-pied du destin
d. Le sort scellé et la fin de l’illusion : que passent les secondes, que tombent les masques
Conclusion

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