Les limites du système « produire, consommer et jeter »
L’économie est, par définition, l’ensemble des activités d’une collectivité humaine relatives à la production, à la distribution et à la consommation des richesses.[1] Historiquement, l’économie était basée principalement sur l’agriculture pour répondre au besoin de l’alimentation. La révolution industrielle a conduit à une diminution importante du rôle de l’agriculture en faveur des industries minières, de construction ou de fabrication. Dans notre économie moderne, ce sont les services, la finance et la technologie qui prennent une part de de plus en plus importante. L’activité économique de notre société peut être schématisée à l’aide de circuits constitués de différents flux (matériau, énergie, information, monnaie). Pour un chimiste, c’est l’étude de la matière et de ses transformations qui est pertinente. Au cours des 50 dernières années, la population mondiale a plus que doublé et la quantité de matières circulant dans l’économie a plus que triplé.[2] Si l’on se focalise sur le circuit des ressources naturelles à l’échelle mondiale (Figure I-1), sur les 93 milliards de tonnes de ressources extraites, plus de 70 % est, après utilisation par notre société, dispersé dans l’environnement en déchets difficilement récupérables.[2] Ce comportement est résumé par les verbes « produire, consommer et jeter ». La part des ressources réutilisées est estimée à 10 % et se situent majoritairement dans le secteur agricole. Les 20 % restants représentent des ressources transformées en matériaux à longue durée de vie tels que les bâtiments. Un circuit majoritairement linéaire tel que celui-ci conduit à l’appauvrissement des ressources naturelles et disponibles. Ces dernières sont pourtant nécessaires pour le bon fonctionnement de la société. Un indicateur intéressant pour évaluer l’empreinte écologique globale des activités humaines est « l’Earth Overshoot Day ». Il marque le jour où le niveau de ressources consommées sur la planète équivaut à tout ce qui peut être reconstitué en un an.[3] En 2021, celui-ci est annoncé pour le 29 juillet. De plus, des problèmes importants d’accumulation de déchets apparaissent car ils sont, pour la plupart, néfastes pour l’environnement.[4,5] Les plastiques, par exemple, peuvent se retrouver sous forme de déchets qui se dispersent (micro-plastiques) et qui s’accumulent dans l’environnement.[6] Ces derniers ne sont, pour la plupart, pas biodégradables de par leur nature chimique et ont des durées de vie estimées à des centaines voir des milliers d’années. Les océans sont particulièrement impactés par ce phénomène.[7] Le CO2 est un très bon exemple pour illustrer les limites de notre système économique. Une très forte corrélation entre la température et la concentration de CO2 dans l’atmosphère a été établie sur des centaines de milliers d’années.[8,9] Elle est principalement due au fait que le CO2 est un gaz à effet de serre. L’utilisation massive de ressources fossiles tel que le charbon ou le pétrole provoque, outre l’appauvrissement de ces ressources, des fortes émissions de CO2 anthropogéniques. Ce phénomène est observé depuis la révolution industrielle, soit à partir des années 1850, (Figure I-2) avec une concentration en CO2 atmosphérique qui ne cesse d’augmenter. La première conséquence est l’augmentation de la température par effet de serre qui participe grandement au réchauffement climatique (Figure I-2, superposition). Ce phénomène bouleverse la biodiversité et pose de graves problèmes environnementaux et sociétaux comme la diminution du rendement des cultures, la fonte des glaces ou encore la faible disponibilité en eau douce dans certaines régions.[10] D’autres gaz à effet de serre, qui contribuent également au réchauffement climatique, sont des déchets de notre système économique comme le N2O provenant de l’agriculture.[10] Des solutions doivent être proposées pour s’affranchir du modèle économique actuel et tendre vers une société durable et plus respectueuse de l’environnement.
Hydrosilylation du CO2
Le CO2 est, comme nous l’avons vu précédemment (vide supra, I. 2), une ressource renouvelable intéressante à considérer en tant que source de carbone alternative aux ressources fossiles. Cette molécule possède des produits de réductions très variés (formiate, méthanol, méthane, oxalate, éthylène par exemple). La séparation de ces différents produits nécessiterait des étapes de purification qu’il serait préférable d’éviter, notamment grâce à la sélectivité. Dans ce cadre, les hydrosilanes se sont révélés très efficaces. La première hydrosilylation de CO2 a été décrite en 1981 par Koinuma (Figure I-15). [47] Sous 30 bar de CO2 et à 100 °C, l’hydrosilane Et2MeSiH est converti en formiate silylé HCO2SiEt2Me à l’aide d’un catalyseur de ruthénium. Le formiate est le produit couramment obtenu lors de l’hydrosilylation du CO2 et peut donner de l’acide formique par hydrolyse. Des conditions plus douces (1 bar de CO2, 20 °C) ont, par la suite, été décrites pour cette réaction avec un carbène N-hétérocyclique comme catalyseur par exemple.[48] En 1989, Eisenberg[49] a présenté la formation de l’éther silylé H3COSiMe3 à partir de CO2 et de Me3SiH avec un « Turn Over Number » (TON), soit le nombre de cycles effectués par le catalyseur, de 2,4 dans des conditions douces (1 bar de CO2, 40 °C). Ce produit est, de manière similaire au formiate, hydrolysable en méthanol. Un catalyseur d’iridium a été utilisé et un temps de réaction nettement plus long a été nécessaire pour obtenir cet éther silylé (340 contre 20 h pour le formiate). Le siloxane (Me3Si)2O a été identifié comme sous-produit de la réaction. Matsuo et Kawaguchi ont montré en 2006 que le méthane CH4 peut être formé sélectivement et avec un TON de 225 lors d’une hydrosilylation catalytique du CO2 avec le PhMe2SiH.[50] Le catalyseur à base de zirconium employé a été mis en présence de l’acide de Lewis B(C6F5)3 pour générer un complexe cationique permettant d’activer le CO2. Un système catalytique similaire à base de magnésium a permis à Parkin en 2017[51] d’effectuer l’hydrosilylation du CO2 en l’acétal silylé H2C(OSiPh3)2 avec un TON de 178. La formation sélective de ce produit est remarquable, car elle permet, après hydrolyse de générer du formaldéhyde (en milieu aqueux ce produit est sous forme oligomérique ou polymérique). Ce dernier n’a jamais été obtenu par hydrogénation catalytique ou par électroréduction du CO2, probablement à cause de sa grande réactivité en milieu réducteur. Le formaldéhyde est donc piégé ici sous une forme stabilisée par le silicium. Parkin a ensuite montré que le fluorure de césium CsF permettait de libérer du formaldéhyde monomérique en conditions anhydres à partir de l’acétal silylé H2C(OSiPh3)2. [52] Cette technique a été appliquée pour l’incorporation de fragment CH2 dans des molécules organiques (alcènes, dioxanes, hydrazones, benzimidazoles) : une méthodologie idéale pour la valorisation du CO2. [52]
Les hydrures des éléments des groupes 1 et 2
Les hydrures de lithium et de sodium ont été parmi les premiers réducteurs employés pour la synthèse d’hydrosilanes à partir de chlorosilanes (Figure I-21). En 1947, le groupe de Schlesinger a décrit la synthèse de diéthylsilane Et2SiH2 à partir du dichlorosilane correspondant Et2SiCl2 et d’hydrure de lithium LiH dans le dioxane à 100 °C.[61] Un rendement de 66 % en hydrosilane a été obtenu alors qu’aucune réaction ne s’est produite avec l’hydrure de sodium NaH dans les mêmes conditions. Ce dernier a été employé par Shade, et son équipe de l’entreprise General Electric, en 1959 pour la réduction en phase gazeuse de trichlorométhylsilane à 250 °C.[62] Le méthylsilane MeSiH3 a été obtenu très majoritairement (93 %) contrairement aux hydrochlorosilanes (6 %). Un brevet a été déposé par George et Cooper de cette même entreprise en 1963 dans lequel la réduction par l’hydrure de sodium a été étendue aux siloxanes et aux alkoxysilanes vers leur hydrosilane correspondant.[63] Toujours dans le cadre de leur recherche, General Electric a montré par les travaux de Chalk en 1970 que des conditions douces peuvent être employées pour cette réaction.[64] Différents chlorosilanes ont été convertis en hydrosilanes avec de l’hydrure de sodium après quelques heures à température ambiante grâce à des solvants azotés tels que l’hexaméthylphosphoramide (HMPA) ou la tétraméthylurée (TMU). Un tel effet a été attribué à la fois à la solubilité accrue de l’hydrure métallique dans ces solvants mais également à l’activation nucléophile du chlorosilane par ces solvants.
Vers des synthèses d’hydrosilanes plus efficaces d’un point de vue énergétique (projet de thèse)
Le projet de cette thèse consiste à développer de nouvelles voies de réduction, efficaces d’un point de vue énergétique, de chlorosilanes (et analogues) en hydrosilanes. Cette stratégie s’appuie sur le recyclage possible des siloxanes en chlorosilanes (vide supra, VI. 1). Une source réductrice doit être choisie dans ce cadre. Le dihydrogène est le seul réducteur potentiellement renouvelable, rencontré au cours de ce chapitre, et ce, grâce à l’électrolyse de l’eau (vide supra, III. 2). Bien que limité thermodynamiquement (E° = 0,0 V vs. ESH), ses propriétés réductrices peuvent être modulées par l’ajout d’une base. L’ensemble du contenu énergétique de H2 est même potentiellement transféré à un oxydant par le choix d’une base appropriée. Une stratégie émergente pour la synthèse d’hydrosilanes s’appuie sur un tel couple « base / H2 » pour la réduction des chlorosilanes et de leurs analogues. Il s’agit alors d’une réaction d’hydrogénolyse. Les quelques exemples récents (2017 2018) décrits dans la littérature seront présentés dans les chapitres suivants (II et III) [81–83] mais aucune hydrogénolyse efficace de liaisons Si–Cl n’a été décrite (vide infra, Chapitre III – I. 3). Cette réaction représente un véritable défi que nous avons cherché à relever (Figure I-30). Des analogues de chlorosilanes possédant des liaisons Si–X (X = OTf, I, Br) ont également été considérés car ils sont plus faciles à réduire. Ces substrats sont accessibles à partir de siloxane[84–87] ainsi le cadre du recyclage est toujours respecté. Le dihydrogène étant inerte chimiquement, un catalyseur est nécessaire pour effectuer ces réactions. Une étude approfondie sur l’hydrogénolyse des triflates de silyles (substrat le plus facile à réduire) catalysée par des complexes pinceurs d’iridium a été effectuée (Chapitre II). Les connaissances acquises lors de cette étude nous ont permis d’effectuer la première hydrogénolyse efficace de liaisons Si–Cl avec un catalyseur d’iridium (Chapitre III).
Mécanisme global soutenu par des calculs DFT
Pour finalement distinguer le chemin réactionnel le plus probable de cette catalyse, des calculs DFT ont été effectués (Figures II-24 et II-25). Les valeurs d’enthalpies libres sont données par rapport aux réactifs de départ (1, Me3SiOTf, NEt3 et H2). Ces résultats mettent en évidence l’interconversion facile entre les complexes 1 et 7 (0 et – 0,4 kcal.mol–1 respectivement) via un état de transition TS1-7 à 11,3 kcal.mol–1 ce qui est en accord avec ce qu’a observé le groupe de Brookhart[14] (vide supra, Figure II-13). Le transfert d’hydrure de 1 ou 7 vers Me3SiOTf est effectué sans le passage par un état de transition et mène à la formation d’un intermédiaire à 10,9 kcal.mol–1 (I1) ou à 18,0 kcal.mol–1 (I1’) respectivement (Figure II-24, lignes grises). Avec un tel écart énergétique de 7,1 kcal.mol–1 entre ces deux intermédiaires, il semble peu probable que 7 soit l’espèce active. La formation du complexe hydrido triflate 4 suivie de la libération de triméthylsilane Me3SiH à partir de I1 est exergonique (G = – 10,4 kcal.mol–1 ) et implique une barrière énergétique relativement élevée TSI1-4 (G‡ = + 21,5 kcal.mol–1). Le transfert d’hydrure de 1 vers Me3SiOTf conduisant à 4 et Me3SiH est légèrement endergonique (G = + 0,5 kcal.mol–1) ce qui est en accord avec les résultats expérimentaux (vide supra, Figure II-22). Ces résultats peuvent, a priori, être transposés au triflate de triéthylsilyle Et3SiOTf et corroboreraient également la réaction de 4 vers 1 observée en présence de l’hydrosilane Et3SiH (vide supra, Figure II-23).
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Table des matières
Chapitre I – Introduction générale : les hydrosilanes comme potentiels donneurs d’hydrures renouvelables
I. Le concept d’économie circulaire
I. 1. Les limites du système « produire, consommer et jeter »
I. 2. L’économie circulaire
III. Les réducteurs pour la conversion de liaisons CײַO
Les III. 1. familles de réducteurs de liaisons CײַO
III. 2. Le choix du réducteur
IV. L’importance des hydrosilanes en tant que réducteurs
IV. 1. ..pour l’industrie
IV. 2. ..en synthèse organique
IV. 3. ..dans le cadre la valorisation de déchets oxygénés
V. Les différentes voies de synthèses des hydrosilanes
V. 1. Le procédé Müller-Rochow
V. 2. Les hydrures des éléments des groupes 1 et 2
V. 3. Les hydrures des éléments du groupe 13
V. 4. Les réactifs de Grignard
VI. Stratégie de synthèses alternatives d’hydrosilanes
VI. 1. Bilan sur les voies de synthèses disponibles
VI. 2. Vers des synthèses d’hydrosilanes plus efficaces d’un point de vue énergétique (projet de thèse)
VII. Références
Chapitre II – Synthèse d’hydrosilanes par hydrogénolyse de triflates de silyles catalysée par des complexes pinceurs d’iridium
I. État de l’art
I. 1. Hydrogénolyse catalytique d’éthers d’énols silylés
I. 2. Hydrogénolyse catalytique de triflates de silyles
II. Choix du catalyseur
III. Résultats et discussion
III. 1. Synthèse et caractérisation des complexes
III. 2. Résultats de l’hydrogénolyse catalytique des triflates de silyles
III. 3. Étude mécanistique : de l’iridium(I) à l’iridium(V)
IV. Conclusion et perspectives
V. Références
Chapitre III – Hydrogénolyse catalytique de liaisons Si–Cl par des complexes pinceurs d’iridium assistée par des « superbases »
I. État de l’art sur l’hydrogénolyse d’halogénosilanes
I. 1. Iodosilanes
I. 2. Bromosilanes
I. 3. Chlorosilanes
II. Résultats et discussion
II. 1. Rationalisation du choix de la base
II. 2. Influence du solvant
II. 3. Étendue de la réaction
II. 4. Étude mécanistique : implication d’un trihydrure d’iridium anionique
III. Conclusion et perspectives
IV. Références
Chapitre IV – Paires de Lewis frustrées pour l’hydrogénolyse catalytique de triflates de silyles et d’halogénosilanes
I. Introduction : la chimie des paires de Lewis frustrées (FLP)
I. 1. Découverte
I. 2. Applications
II. Stratégie de synthèse d’hydrosilanes catalysée par des FLP
III. Résultats et discussion
III. 1. Résultats de l’hydrogénolyse catalytique des triflates de silyles
III. 2. Étude mécanistique
IV. Conclusion et perspectives
V. Références
Chapitre V – Paires de Lewis frustrées « inverses » pour l’hydrogénolyse catalytique de chlorosilanes
I. Introduction: les paires de Lewis frustrées « inverses »
I. 1. Concept
I. 2. Analyse thermodynamique
I. 3. Applications
II. Résultats et discussion
II. 1. Résultats de l’hydrogénolyse catalytique des chlorosilanes
II. 2. Étude mécanistique : une grande diversité de borohydrures
III. Conclusion et perspectives
IV. Références
Chapitre VI – Synthèse électrochimique d’hydrosilanes à partir de chlorosilanes
I. Introduction
I. 1. État de l’art
I. 2. Stratégie
II. Résultats et discussion
II. 1. Électroréduction de chlorosilanes catalysée par un complexe d’iridium
II. 2. Électroréduction de chlorosilanes catalysée par un complexe de ruthénium
III. Conclusion et perspectives
IV. Références
Conclusion générale et perspectives
I. Conclusion générale
II. Perspectives
III. Références
Partie expérimentale
I. General considerations
II. Experimental part of Chapter II
III. Experimental part of Chapter III
IV. Experimental part of Chapter IV
V. Experimental part of Chapter V
VI. Experimental part of Chapter VI
VII. References
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