La précarité : un processus
En tout état de cause, ces deux notions de pauvreté et exclusion sociale font référence à un état, relativement statique et, pour ainsi dire, plus ou moins constitutif des individus entrant dans la catégorie des « pauvres » ou des « exclus ».
Les conditions déterminant l’appartenance à l’une ou l’autre des catégories sont figées. La pauvreté repose, nous l’avons vu, sur des critères de revenus ou de pouvoir d’achat. L’exclusion sociale, elle, fait référence à une société présentée comme « duale » par Robert Castel , à laquelle on appartient ou non, rejoignant l’idée des « in » et « out » misen évidence par Alain Touraine.
Ce n’est pas dans cette perspective que ce situe cetravail. Il s’agit moins mettre en évidence les caractéristiques de telle ou telle catégorie de personnes que d’étudier un processus, en constante évolution et dépendant des orientations individuelles et des facteurs déterminants de l’environnement.
Pauvreté et exclusion sociale fixent donc les « cadres » de l’analyse à venir : la pauvreté en est le point de départ et l’exclusion sociale la limite. C’est le processus situé entre l’un et l’autre de ces états que nous allons observer.
La précarité est par définition ce qui est précaire, c’est-à-dire qui n’offre aucune garantie de durée, qui est incertain, sans base assurée, révocable. Néanmoins, si l’on s’en tient à cette définition, l’humanité toute entière est, par essence, précaire. Il s’agit donc de préciser ce concept pour l’adapter au champ socio-économique dont nous traitons. Ainsi, le père Joseph Wresinski propose de définir la précarité par « l’absence d’une ou plusieurs sécurités permettant aux personnes et familles d’assumer leurs responsabilité élémentaires et de jouir de leurs droits fondamentaux.
L’insécurité qui en résulte peut être plus ou moinsétendue et avoir des conséquences plus ou moins graves ou définitives. »
Là encore, la définition est très large et laisse la place à de nombreuses interprétations. Les acceptions qui en sont faites dépendent des paradigmes par lesquels la précarité est abordée, que ce soit à l’échelle micro comme macro sociologique. La sociologie de la précarité distingue ainsi quatre approches principales.
L’une se place à l’échelle macroéconomique et considère la précarité comme l’instabilité inéluctable
de toute situation dans une société en mouvement. Les trois autres envisagent la précarité au niveau micro économique. La première est la plus large : sont précaires toutes les situations sociales « à problème », de l’employé en contrat à durée déterminée au malade de longue durée. La seconde propose une gradation, une « échelle » de la situation socioéconomique, la précarité étant un état placé après la stabilité, et avant la pauvreté puisl’exclusion.
La troisième est celle qui nous intéresse dans ce travail. La précarité correspond au risque de voir sa situation se dégrader dans une trajectoire paupérisante rendant le basculement possible de la fragilité à l’exclusion du groupe, ou de la société d’appartenance. Elle sous-tend à la fois une dimension socioéconomique et une dimension relativeau statut social, absent ou dévalorisé.
Territoires pauvres, pauvres sur le territoire ?
Ces tendances et l’arrivée de nouvelles populations ont bien sûr influé aussi sur les formes de pauvreté et de précarité rurales, jusque là très homogènes : agriculteurs en difficulté, veuves et personnes en incapacité de travailler. Mais pour traiter de la précarité, (ou, plus simplement de la pauvreté, à travers le seul aspect économique), une question fondamentale se pose : lapauvreté en milieu rural concerne-t-elle plutôtdes territoires ruraux structurellement pauvres ou alors des territoires ruraux habités par des populations pauvres, quel que soit leur niveau de développement économique ? Cette question en entraîne d’autres : qu’est-ce qu’un territoire pauvre ? Ou plutôt, qu’est-ce qui fait qu’un territoire est pauvre ? Est-ce simplement parce qu’il est habité par une population pauvre, comme nous venons de l’évoquer ?
Ou est-ce parce qu’il est isolé des centres urbainset des axes de communication ?
Est-ce parce qu’il ne dispose pas des équipements de services et de loisirs nécessaires à l’épanouissement de sa population ?
Est-ce encore parce que ses habitants perçoivent leur territoire comme plutôt pauvre ? Ou, est-ce finalement le cumul de tous ces facteurs? Nous essaierons, à travers l’analyse des entretiens, d’apporter des éléments de réponses à ces interrogations.
Mais étant donné la faible quantité d’ouvrages sur le sujet, il semble difficile de répondre à ces questions et de définir ce qui fait qu’un territoire est pauvre d’après la théorie.
En 1972, la S.O.G.R.E.A.H. avait pourtant mis en évidence cinq critères permettant de définir une « zone pauvre » : densité de population, évolution démographique, potentialité de modernisation agricole, niveau des revenus agricoles, dynamisme de la structure urbaine. Mais il semble évident, étant donné les mutations (précédemment évoquées) qu’a connues le monde rural depuis les années 1970, que cette grille de lecture est aujourd’hui obsolète.
Par ailleurs, malgré la mise en place de politiquesterritoriales (comme les Zones de Revitalisation Rurale, en 1995), aucune grille d’analyse statistique actuelle ne se distingue et permet officiellement de classifier les territoires rurauxpauvres .
Seul apport conséquent : quelques géographes tels que Nicole Mathieu travaillent à l’identification de « types d’espaces ruraux » . Parallèlement à l’identification des territoires en types structurels (espaces ruraux périurbains, espaces ruraux à fonction agricole, industrielle ou touristique dominante, espaces ruraux de faible densité…), une typologie par rapport à des risques de rupture est dressée : espaces ruraux fragiles ou très fragiles, espaces stables, espaces émergents.
Pour la géographe, la question se pose alors de savoir si « des types d’espace ruraux correspondent à des « exclusions » spécifiques et si les dynamiqu es spatiales entraînent l’exclusion d’individus et de groupes. »
Si nous ne chercherons pas à apporter une réponse à ce questionnement à travers ce mémoire (puisque, à l’inverse, nous analyserons comment des personnes en situation de précarité s’appuient ou non sur les ressources de leur territoire), cette question des potentiels facteurs excluants ou précarisants du milieu rural semble néanmoins très liée au travail mené.
Dans un travail de synthèse autour de la question des inégalités territoriales, Le Club de l’Observation Sociale en Rhône-Alpes souligne un lien intéressant entre précarité territoriale et précarité individuelle.
Un « obscur objet »… en voie d’éclaircissement ?
Pour reprendre la formule de Pierre Maclouf, la précarité en milieu rural semble toujours malgré quelques espoirs d’amélioration, être « un obscur objet », et ce a plus d’un titre. D’abord, parce que comme nous venons de le voir, il réunit deux concepts polysémiques et difficiles à définir. Ensuite parce que cette thématique a fait l’objet de très peu de travaux de recherche, sans qu’un paradigme dominant ne se distingue. Mais si ce sujet est largement ignoré des chercheurs, il l’est aussi, en grande partie, de la société civile et des élus. Enfin, la précarité en milieu rural est obscure parce que ses principaux protagonistes eux-mêmes ont tendance à demeurer dans l’ombre.
Ces spécificités expliquent le caractère particulier de ce travail de recherche : son intérêt, les lacunes qu’il contribuera – on l’espère- à combler,mais aussi les difficultés rencontrées.
Un sujet peu traité par les chercheurs (revue de lalittérature)
La thématique de la précarité dans le monde rural se trouve à l’intersection d’au moins deux disciplines : la géographie et la sociologie. Néanmoins, dans l’une et l’autre des discipline, ce sujet est rarement abordé tel quel. En effet, la précarité est souvent traitée d’une manière générale, et en matière de précarité, le général, c’est l’urbain. Quant à l’approche par l’angle du monde rural, elle met en lumière certains thèmes : les agriculteurs en tant que classe ou groupe social, les usages du rural pour l’urbain, l’accès aux services publics, le développement économique, le tourisme et le patrimoine. Mais certains champs restent dans l’ombre.
Comme l’explique Stéphane Beaud , « la sociologie a des angles morts d’analyse et parti cipe à sa manière à l’invisibilisation d’un certain nombre de processus sociaux pourtant essentiels à la compréhension du monde contemporain». Certains sujets, parce qu’ils apparaissent « sans relief», « creux», « triviaux» ou « moins exotiques » sont laissés de côté. Ainsi, « le monde rural, pourtant en pleine transformation, manque cruellement de tra vaux permettant d’en analyser le ressort ».
Pourtant, croiser approche par le territoire et étude de la précarité est chose courante…en ville. La politique de la ville et le courant des urbanistes et de la sociologie urbaine ont depuis longtemps déjà mis en évidence les processus de précarisationet d’exclusion sociale dans les banlieues.
C’est justement en référence à ces travaux de recherche sur l’urbain que Pierre Maclouf et un certain nombre de chercheurs créent le courant « ruraliste », au début des années 1980, à travers l’Association des Ruralistes Français. Mais le problème mis en évidence par le chef de file du mouvement est qu’il n’existe pas un paradigme dominant utilisé pour rendre intelligibles les transformations du monde rural : outre le conflit entre les évolutionnistes et les modernisateurs, des analyses en termes de rapport de classes (internes ou externes au monde rural) croisent des travaux axés sur le culturalisme ou la reproduction sociale. Ainsi, les travaux sur le rural restent des « travaux minoritaires avec des objets très divers » et d’un point de vue conceptuel, ce sujet demeure « flou » et « dans l’ombre » .
Après l’apport majeur qu’a représenté l’ouvrage collectif des ruralistes français, dirigé par Pierre Maclouf , qui visait à mettre en évidence des tendances générales et à produire un cadre d’analyse commun en confrontant les divers travaux de recherches hétéroclites concernant de près ou de loin la pauvreté dans le monde rural, il semblerait qu’un regain d’intérêt a été porté à ce sujet. D’une part, on assiste à l’essor d’études théoriques situées à l’échelle macro et basées principalement sur des études quantitatives. Ainsi,plusieurs géographes s’interrogent sur les liens entre territoire et précarité en milieu rural et sur la pertinence de faire ces liens, aux vues des effets qu’ils ont pu produire dans les espaces urbains (renforcement des inégalités spatiales, ghettoïsation). Par ailleurs, des sociologues, parmi lesquels Yannick Sencebe se penchent sur les processus d’exclusion en milieu rural.
Enfin, de nombreuses études sont menées sur des enjeux spécifiques liés à la précarité en milieu rural par des observatoires sociaux ou des organismes en lien avec les publics en milieu rural. On retiendra par exemple des recherches sur le logement des saisonniers, le fait d’être étranger en milieu rural, le logement et l’insertion en milieu rural des exclus de la ville, pauvreté et RMI dans l’agriculture, etc.
D’autre part, on assiste depuis peu à une nouvelle forme d’approche de la pauvreté en milieu rural, davantage qualitative que quantitative et plutôt « micro sociologique », centrée sur la mise en évidence de la multiplicité des profils de précarité et laissant une part importante aux récits de vie.
Le précurseur de ces travaux est Alexandre Pagès, dont le travail de recherche a mis en évidence pour la première fois l’aspect qualitatif de l’exclusion sociale en milieu rural et le rôle des stratégies d’adaptation individuelles. Le travail conduit par Anne-Laure Budin dans le Diois, les colloques ou les dossiers publiés ces deux dernières années par le Secours populaire ou le journal La Croix et le travail de monographies réalisé en interne par la Mutualité Sociale Agricole en Ardèche et dans la Loire sur les pauvretés dans l’agriculture vont dans le même sens : mieux connaître et rendre visibles les situations de précarité et d’exclusionjusque là restées dans l’ombre.
C’est aussi dans cette perspective que ce situe ce travail, basé sur le recueil de « récits de vie » de précaires ruraux.
Le monde rural pensé avant tout « par et pour l’urbain »
Si la précarité dans l’espace rural a été, et est encore si peu étudiée par le monde de la recherche, c’est sans doute aussi en partie parce que c’est un thème peu porté et par la société civile et par la classe politique.
campagnes, image d’Epinal ancrée dans l’imaginaire collectif et relayée par les médias .
La campagne y est avant tout vue comme un lieu de tourisme où les sports de nature côtoient les visites patrimoniales. C’est aussi un lieu où il fait bon vivre, en témoignent les paysages célébrés chaque année lors du Tour de France et où l’on produit et consomme les produits de qualité du terroir. Enfin, la campagne est le lieu fantasmé d’une société paysanne garante de la conservation d’une « tradition » d’entraide, de lien, de « solidarité villageoise ». Cette image (que les entretiens menés lors de la réalisation de ce mémoire permettent de nuancer), semble construite en partie par et pour les urbains. Elle est relayée dans la sphère politique, tant au niveau local que national.
Au niveau local, très peu d’élus se saisissent des enjeux de la pauvreté et la précarité sur leur territoire, soit parce qu’ils ne peuvent la voir (nous verrons que la pauvreté dans le monde rural a pour principale caractéristique d’être « cachée ») soit parce qu’ils n’ont pas les éléments pour en saisir les enjeux soit parce que ce thème ne correspond pas à leur priorités. Emmanuelle Bonérandi constate ainsi qu’il est souvent « difficile (de mettre) en œuvre de la compétence d ’action sociale au sein des structures intercommunales, (puisqu’elles sont) souvent rétives face à une compétence qui paraît très éloignée des appétences de nombres d’él us locaux ».
De plus, si l’action sociale n’est souvent pas la priorité en milieu rural (cela s’y traduit d’ailleurs par le faible taux de construction de logements sociaux), la solidarité locale s’exprime encore différemment en fonction des populations, et c’est souvent deux poids, deux mesures entre « autochtones » et « néos ». Là encore, E. Bonérandi confirme : « S’il existe encore parfois une solidarité des communautés rurales (…) celle-ci s’a tténue, voire n’existe pas, quand il s’agit des néo-ruraux sans aucune attache locale. ». Aux échelons supérieurs de décision, la pauvreté des populations rurales n’est souvent pas davantage écoutée et entendue : « Cette absence d’intérêt pour les enjeux sociaux des espaces ruraux a été notamme nt signalée dans le département de la Drôme, pourtant à dominante rurale, mais dont l’agglomérat ion de Valence capte l’essentiel des actions d’insertion ».
Enfin, un facteur majeur entre en compte dans la faible prise en considération locale de la précarité en milieu rural : celui des stratégies de développement du territoire. En effet, l’image d’une région pauvre et précaire est peu attractive, à la fois en terme de tourisme et d’investissements économiques. Dans le contexte actuel des politiquespubliques, l’heure est plutôt à récompenser les territoires dynamiques, sachant tirer parti de leurs spécificités locales pour construire des projets.
Pierre Maclouf montre en quoi la modification de l’image du Limousin, telle qu’elle est définie par les élites régionales est révélatrice des ces stratégies locales : « Pendant les années soixante, il est procédé à une e xhibition de la pauvreté dont le destinataire est l’Etat. Pendant les années quatre-vingt (et cela serait sans doute encore plus vrai aujourd’hui), cette image est déniée, comme susceptible de compromettre la position du Limousin sur le marché des images régionales. »
Cette absence de réflexion sur l’enjeu spécifique de la précarité en milieu rural est donc avérée au niveau local. Mais elle est sans doute encore plus criante au niveau national, à plusieurs titres. D’abord, le territoire rural peine à être considérécomme un territoire d’action sociale à part entière. Si l’on reprend les différentes fonctions du milieurural, telles que les a défini la DATAR en 2003 , celui-ci est de plus en plus un lieu de vie (fonction résidentielle) où la population croît malgré un accès limité aux services. C’est également un lieu de production agricole et industrielle (fonction productive). Mais c’est aussi (et surtout ?) un lieu de détente et de résidence secondaires pour les urbains (fonction récréative et touristique) et desressources naturelles (fonction de nature) dont les habitants sont à la fois « dépositaires (en tant que propriétaires) et gestionnaires ». Peu de place est donc laissé aux habitants de ces espaces et en particulier aux plus fragiles (mal logés, chômeurs, jeunes sans emplois et sans formation, mères célibataires sans moyen de transport, etc.)
La précarité en milieu rural : une réalité polymorphe
Nous venons de voir que la pauvreté en milieu rural est un thème rarement porté sous les projecteurs, tant dans le monde de la recherche qu’en politique ou lors de mouvements sociaux. La discrétion de cette « misère sourde » mais surtout muette des campagnes est un fait. Mais elle ne doit pas faire oublier que la précarité en milieu rural n’est ni négligeable quantitativement ni limitée dans l’espace. L’étude statistique qui va suivre vise d’une part àmontrer que ce phénomène est largement répandu et d’autre part à démontrer que, rien que sur le sol français, il revêt des formes multiples.
La « pauvreté masquée »
La précarité au sens où nous l’entendons dans ce travail (un processus, un état limite marqué par la notion de risque) est difficile à quantifier. Mais comme nous l’avons précédemment expliqué en introduction, nous nous basons sur le présupposé que la pauvreté, en particulier en milieu rural, engendre la précarité.
Afin de démontrer l’importance quantitative des phénomènes de précarité en milieu rural, nous nous appuierons ici sur les travaux menés sur la pauvreté, principalement évaluée en termes monétaires, qui sont déjà relativement rares et succincts.
En effet, les organismes produisant des statistiques sur les enjeux sociaux sont nombreux et très divers. Ces statistiques sont issues de rapports d’activités (pour les organismes en lien avec l’action sociale ) ou de travaux de recherche . Mais si leurs approches sont différentes (approche militante ou institutionnelle, etc.), ces statistiques ont unpoint commun : basées sur des études en terme de publics, elles laissent très peu de place à l’approche par territoire, ou alors seulement pour mettre en exergue les difficultés particulières rencontrées dans certains espaces urbains.
Ce peu d’attention accordée à la quantification desformes de pauvreté rurale est une conséquence de son caractère « masqué » , parce qu’« invisible dans les valeurs absolues des recueils statistiques par rapport à la concentration de la p auvreté dans les espaces urbains » .
Mais dès que l’on raisonne en valeurs relatives, lapauvreté dans les campagnes dévoile toute son ampleur. Un exemple : la note de conjoncture sociale publiée chaque semestre par la CAF RhôneAlpes révèle que la part de ménages à bas revenus dans la commune est plus importante à Valgorges (Ardèche) qu’à Vaulx-en-Velin ou à Vénissieux (48.6% contre 47.1% ou 41.1%). Autre exemple : si la CAF du Rhône compte plus de 210 000 allocataires à bas revenus, ceux-ci ne représentent « que » 14.7% de la population totale,alors que dans la Drôme, où ils sont 3.2 fois moins nombreux, ils comptent pour 17% de la population.
Les rares études visant à mettre en valeur la pauvreté en milieu rural abondent d’ailleurs dans ce sens. Ce graphique (graphique 1) montre l’importance relative de la pauvreté monétaire en milieu rural. Même si l’on constate la réduction de la part des individus pauvres en milieu rural, aux dépend des unités urbaines de plus de 200 000 habitants depuis 1996, force est de constater que les ménages pauvres restent surreprésentés dans les espaces ruraux par rapport aux unités urbains inférieures à 200 000 habitants.
Le cas du canton de Vernoux-en-Vivarais, en Ardèche, que nous allons étudier au travers des entretiens n’est donc pas un cas isolé. Dans de nombreux départements, ruralité rime avec pauvreté.
Il est relativement difficile d’obtenir des données quantitatives précises quant aux visages spécifiques de cette pauvreté en milieu rural. Pourtant ces données permettraient de mettre en évidence le lien entre formes de précarité et territoires, en comparant les aspects spécifiques des difficultés rencontrées en fonction du type d’espace. L’approche de la pauvreté par les conditions de viemenée par l’INSEE est souvent peu utilisable à des grandes échelles géographiques (villages, cantons…), dès lors que l’impératif du secret statistique interdit de publier des résultats lorsque les échantillons sont trop restreints.
Très, voire trop large, l’indicateur le plus fiabledes formes de pauvreté reste encore l’analyse en termes de recours aux différents types de minima sociaux, appuyée sur les données de la CAF. Mais, pour Serge Paugam, ces chiffres présentent toujours un biais : ils occultent la misère non déclarée, et donnent seulement « un baromètre des tendances » . Il convient donc de nuancer les résultats obtenus. Il est, en outre, à noter que l’accès aux minima sociaux, et notamment au RMI, est reconnu comme sous-estimé dans les espaces ruraux, du fait notamment de l’inadaptation du minima social aux situations des travailleurs indépendants, notamment des exploitants agricoles.
Malgré toutes ces nuances, une tendance semble se dégager dans la répartition des minima sociaux sur le territoire : l’Allocation Adultes Handicapéssemble être plus répandue dans le milieu rural, alors que le Revenu Minimum d’Insertion serait une prestation encore davantage urbaine, en témoignent les cartes ci-dessous.
Une réalité aux formes multiples
Ces données sur la répartition des minima sociaux sur le territoire souligne donc un questionnement majeur et central dans ce travail : le lien entre les formes de la précarité et les traits particuliers de l’espace rural.
Comme l’explique Pierre Maclouf, la pauvreté en milieu rural est aujourd’hui un « phénomène polymorphe » : « A son hétérogénéité professionnelle, nettement p lus grande que dans le passé, correspond une grande diversité des processus de précarisation ».
En effet, au-delà de l’archétype de l’agriculteur âgé travaillant seul sur une exploitation peu rentable, d’autres profils de précaires sont apparus et apparaissent sur le territoire, au fur et à mesure des migrations et des évolutions sociétales.
Même s’il serait hors de propos et certainement impossible de recenser, d’une part et d’expliquer, d’autre part, la diversité des phénomènes entrant en compte dans les processus de précarisation ruraux, on peut néanmoins avancer quelques pistes d’explications.
AAH et RMI : des éléments d’explication
Les cartes ci-dessus méritent d’être mises en perspective avec certains les facteurs historiques et socioculturels.
D’une part, si les bénéficiaires du RMI sont encore moins présents à la campagne qu’en ville, il faut prendre en considération le temps que cette mesure a pris pour se faire accepter dans un monde où la tradition agricole à l’époque encore assez forte avait tendance à condamner toute forme d’assistance. A l’heure actuelle, le non-recours est d’ailleurs encore important parmi la population agricole.
D’autre part, l’importance du nombre de bénéficiaires de l’Allocation Adultes Handicapés s’explique par plusieurs facteurs. D’abord, la création massive de Centres d’Aide par le Travail (CAT) en milieu rural dans les années soixante-dix a contribué bien sûr à produire de l’emploi protégé pour les autochtones dont la qualification ou les compétences ne permettaient ni d’accéder à un marché de l’emploi local souvent très restreint ni de partir en chercher ailleurs. Mais les CAT ont aussi attiré de nombreuses personnes handicapées du milieu urbain. Ensuite, les recherches effectuées par Alexandre PAGES auprès des CAF et dela MSA le montrent, « des agriculteurs ont été déclarés inaptes au travail à l’issue d’une lon gue période d’inactivité, d’un accident de travail ou d’une maladie invalidante » , en particulier avant l’adoption du RMI, cette pratique ayant pour incidence d’échelonner l’âge des départs en retraite.
Sans doute ces explications entrent-elles en compte dans le fait que le nombre d’individus bénéficiaires de l’AAH dans l’échantillon de personnes interrogées ne soit pas supérieur à celui des bénéficiaires du RMI, loin s’en faut.
Mais quels sont les parcours de ces individus ?
Nouvellement arrivés, fraîchement revenus, jamais partis : une diversité des situations de précarité.
Malgré l’introduction de ces revenus de substitution, certaines populations restent particulièrement vulnérables. Il s’agit bien entendu des handicapés et des travailleurs vieillissants, nous venons de le voir, mais aussi d’autres catégories de personnes :jeunes, familles, autochtones ou néo-arrivantes.
Les mouvements de population jouent un grand rôle dans la diversification des formes de précarité. Après la fin de l’exode rural, l’essor démographique auquel font face la quasi-totalité des départements ruraux n’est pas (ou plus) le seul fait de la périurbanisation des classes moyennes et aisées préférant vivre à la campagne et travaillant en ville. De nouvelles migrations concernent plutôt des personnes en difficulté dans le milieu urbain. Les campagnes joueraient alors, comme les villes l’ont fait pour elles pendant plusieurs décennies, le rôle de « soupapes des villes » . Ne pouvant plus se loger ou espérer trouver un emploi correspondant à leurs aspirations en ville, des individus déjà précaires émigrent en milieu rural, voyant dans l’installation ou le retour dans les campagnes un eldorado, ou du moins un refuge potentiel.
Cette seule citation, publiée dans bulletin d’un organisme officiel et relevée par A. Pagès, datant pourtant de quinze ans en arrière reflète exactement les constats dressés aujourd’hui dans de nombreux cantons ruraux.
Précarités agricoles
Même au sein de la profession agricole, les formes de précarité sont très variées, et dépendent des types de production, les micro-exploitants et les exploitants traditionnels, ainsi que les petites exploitations peinant à diversifier leur production étant les plus facilement touchés par les difficultés économique d’une profession par ailleurs très largement soumise aux aléas naturels. Une enquête menée en interne par la MSA Ardèche surles profils rencontrés sur le département par chaque équipe de travailleurs sociaux montre une multiplicité de formes de précarité. On retrouve ainsi à côté des « exploitants traditionnels », des« exploitants célibataires en situation économique de non rentabilité », des exploitants « non issus du milieu agricole ou rural » ou « porteurs de projet autour du retour à la terre après une ou plusieurs générations », des « exploitants dont le secteur de production est en crise », voire des « exploitants en rupture », qu’elle soit liée à un problème d’origine physique ou psychologique ou à une rupture familiale ainsi que des « exploitants marginaux ».
Il faut ajouter à cette liste la question (non négligeable) de la précarité des salariés agricoles, parfois logés dans des habitats de fortune et devant souvent s’appuyer sur l’économie informelle pour s’en sortir.
Le célibat, montré par Bourdieu dans Le Bal des Paysans, la dépendance aux aides de la PAC, souvent aléatoires, et le sentiment de faire partied’une profession noble mais vouée à la disparition que traduit le dernier opus de la trilogie de Raymond Depardon, Profils Paysans sont des réalités qui, si elles ne touchent pas toute la profession, doivent être considérées pour un grand nombre d’agriculteurs. Les paysans retenus dans l’échantillon le confirmeront d’ailleurs.
La pauvreté dans le monde rural est donc caractérisée par la diversité et la singularité des parcours qui y mène.
Mais sont-ce les seules particularités de ces parcours individuels qui génèrent les différentes formes de précarité ? Ou alors, quel facteur – qui ne soitpas directement lié au « profil » des individus – entre en compte dans la définition des différents processus de fragilisation ?
Le territoire y joue-t-il un rôle ?
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Table des matières
Sommaire
Introduction
PREMIERE PARTIE : PRÉCARITÉ(S), RURALITÉ(S) : APPROCHE CONCEPTUELLE D’UNE RÉALITÉ POLYMORPHE
1. Précarité(s) et ruralité(s), deux concepts polysémiques pour un phénomène masqué
A. Pauvreté, exclusion sociale, précarités
Pauvreté
L’exclusion social
La précarité : un processus
B. Ruralité(s), territoires pauvres, pauvres sur leterritoire
Ruralité
Territoires pauvres, pauvres sur le territoire ?
C. Un « obscur objet »… en voie d’éclaircissement ?
Un sujet peu traité par les chercheurs (revue de la littérature)
Le monde rural pensé avant tout « par et pour l’urbain »
D. La précarité silencieuse des campagnes
2. La précarité en milieu rural : une réalité polymorphe
A. La « pauvreté masquée »
B. Une réalité aux formes multiples
AAH et RMI : des éléments d’explication
Nouvellement arrivés, fraîchement revenus, jamais partis : une diversité des situations de précarité
Précarités agricoles
C. Etude de cas : l’Ardèche et le canton de Vernoux
L’Ardèche
Le canton de Vernoux-en-Vivarais
DEUXIEME PARTIE : PRECAIRES… EN MILIEU RURAL
1. Éléments de méthode
A. Construction de la démarche
Contexte
Principe général
B. Constitution de l’échantillon
Public cible
Représentativité et échantillon
Les limites de l’échantillon
C. Construction du guide d’entretien
Thèmes abordés
Exploitation des résultats
2. Être précaire en milieu rural
A. Vivre à la campagne : une qualité de vie qui a ses revers
Nature, beauté, tranquillité
Rudesse des saisons
Transports : la voiture individuelle, une nécessité
Un manque général d’offre de services
B. Gagner sa vie, se loger
Emploi
Coût de la vie
Logement
C. Trouver sa place et vivre ensemble
« Néos » et « locaux » : s’installer au pays
Solitude et contrôle social
S’entraider ?
D. RMI, RSA, API, AAH, les services sociaux comme interlocuteurs
« RMIstes », « assistés » : un statut difficile
Les services sociaux
TROISIEME PARTIE : ANCRAGE DANS LE TERRITOIRE, FORMES DE PRECARITE ET AIDE SOCIALE
1. Ancrage identitaire dans le territoire et formesde précarité : des variables interdépendantes.
A. Etude des « idéaux types »
• Le territoire rural comme projet : les « idéalistes »
• Le territoire rural comme horizon: les « locaux »
• Le territoire rural comme prison : les « captifs »
• Le territoire rural comme refuge: les « planqués »
B. Le type de rapport au territoire influe donc surle vécu de la précarité
2. Que faire avec ce constat ? Formes de précarité et construction de l’aide sociale
A. Les types de vécu de la précarité correspondent à des rapports spécifiques à l’aide sociale
• Les formes de relation à l’aide sociale des différents idéaux-types
• Les idéaux-types : des résultats complémentaires au modèle d’analyse de la relation à l’aide sociale développé par Serge Paugam
B. Comment prendre en compte ce constat dans la construction de l’action sociale en milieu rural ?
Conclusion
Table des illustrations
Tables des annexes
Annexe 1 : Le découpage Administratif de l’Ardèche. 125 Annexe 2 : Guide d’entretien. Annexe n°1
Annexe n°1
Annexe n°2
Bibliographie
Table des matières
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