Négocier l’assurage familial
Les discours des vieilles personnes rencontrées montrent deux manières d’identifier les postures des maisonnées face au travail de maintien à domicile selon le degré d’intégration du care dans la convention de ce travail. D’une part, sont présentées des situations où les aidant·e·s positionnent leurs aides comme une potentialité en la conditionnant à la sollicitation du récipiendaire. Ce mode est semblable à l’assurage pratiqué en escalade où la personne grimpante voit sécurisée par une tierce-personne, qui elle travaille à n’intervenir qu’en cas de besoin. D’autre part les enquêté·e·s dépeignent des maisonnées anticipant les potentiels besoins de présence ou d’assistance, c’est-à-dire des situations de superposition du travail domestique des vieilles personnes et du travail de care des enfants.
Ces cadres de services intra-familiaux réalisés s’inscrivent dans un système normatif spécifique à la sphère privée et central dans la construction des structures de genre : les logiques domestiques (Dussuet, 1997, 2005, 2017). Ces logiques contiennent une posture qui impose aux aidant·e·s d’ajuster la tâche aux besoins repérés car l’entretien du lien est perçu comme fondamental. Il revient ainsi prioritairement aux femmes de perpétuer ce que Dussuet nomme le « cercle du don », nécessaire à la perpétuation de la cellule familiale. Les logiques domestiques excluent la logique instrumentale caractéristique de la sphère publique et se rapprochent plutôt des logiques du don décrites par l’anthropologue Marcel Mauss (1950). Mauss énumère une triple obligation qui permet aux individus de faire groupe : donner, recevoir et rendre . Le don marque une appartenance : à la fois une économie cachée, une expression du lien. Les termes y sont implicites car l’échange y est plastique : immanent d’un système où l’obligation de perpétuer le lien est la base normative. La dette résiste à l’explicitation et n’est pas base de l’échange. Les interdépendances entre membres d’un même privé – produite par l’histoire commune du cercle du don – y permettent une souplesse dans la logique réciprocitaire de l’adonnement : la réciprocité est potentielle, différée, indirecte, voire généralisée. Dans un premier temps, nous présenterons plus en détail les modèles de positionnement des maisonnées en assurage ou en superposition. Ensuite, nous discuterons de la géométrie de l’acceptation par les vieilles personnes de l’aide des proches. Alors, nous traiterons des négociations desquelles aboutissent la convention du travail de maintien à domicile au travers de deux cas où l’autonomie des vieilles personnes est enjeu d’une épreuve.
« Quand je lui ai demandé, elle est venue tout de suite »
L’assurage familial est perçu positivement par les vieilles personnes rencontrées, peutêtre parce qu’il est basée sur une norme d’entraide familiale : les vieilles personnes comme les aidant·e·s rencontré·e·s se sentent engagé.e.s dans un travail de veille et de soins entre membres d’un même groupe familial. Cette configuration de travail a pour tâche première un travail de surveillance ; offrant ainsi un travail d’aide à rebours du problème. Il apparaît donc de cette forme d’aide qu’elle génère des opportunités délégataires, c’est-à-dire des potentialités que d’autres personnes soient disponibles pour un travail de care informel. Il s’agit donc d’une économie de la maisonnée munie d’une éthique respectant l’autosuffisance domestique des vieilles personnes. Les vieilles personnes y détiennent un pouvoir sur les tâches et les responsabilités qui seront déléguées. Nicole travaille à conditionner et délimiter la surface prise par le travail de care de sa fille à cette place d’assurage. Le type de lien que souhaite conserver Nicole avec sa fille exclue à priori son recours au care de ses enfants. Son discours montre son arbitrage : elle effectue une parcelle du travail de maintien seule tant qu’elle estime en être capable. Nicole n’a pas présenté une charge de travail domestique qui excède sa force, ce qu’elle justifie par sa santé et le fait qu’elle habite seule. L’assurage familial se déploie et elle reçoit de la part de sa fille une proposition d’assistance suite à l’évocation d’un problème. Son discours reproduit ci-dessous révèle ce schéma d’assistance assurantiel et sa qualité d’être toujours en train de se faire. On y voit la force de la qualification de Nicole dans l’organisation du travail, ce que montre notamment un cas de requalification de sa force de travail impulsant une délégation vers sa fille. « [ Nicole ] : Quand j’ai changé ma télé, je l’ai ramené toute seule. Là, c’est vrai que j’ai eu mal pendant quelques jours, mais c’est rare. En dehors de ça, j’ai mon caddie à roulette et je ramène tout dedans. Je peux mettre un pack d’eau, un baril de lessive, et tout ça. J’ai l’avantage d’avoir les commerces tout autour alors je ramène ce que je peux ramener. Aujourd’hui (pour transporter une télévision jusqu’à chez elle) je ferais peut-être appel à ma fille. D’ailleurs, j’ai cassé le pied en voulant la monter, alors là j’ai appelé ma fille qui est bricoleuse (rires). Elle s’est fichu de moi et m’a dit “si tu en rachètes une autre tu m’appelles avant, je prendrais ma voiture” (rires). » [ 70 ans / Habite seule dans un appartement à vocation sociale / Secrétaire / Corps fonctionnel / Pas de droit à l’APA ] .
Ici, les principes liés à l’autosuffisance domestique se sont heurtées à la force de travail que pouvait donner Nicole pour une tâche : le transport de sa télévision depuis le magasin s’est avéré difficile. La nature de cette tâche est en elle-même intéressante puisque Nicole utilise cet exemple pour matérialiser sa difficulté à réaliser une partie du travail domestique qui implique à la fois l’extérieur et la force, habituellement associées aux jeunes hommes. Quand lui est permise une réflexivité, on voit l’ancienne Nicole qui s’est débrouillée seule pour transporter sa télévision chez elle sans véhicule car elle pensait pouvoir le faire ; et la nouvelle Nicole qui, en aval du problème, se serait appuyée sur sa fille. Le travail de Nicole semble ainsi pouvoir être réalisé sous l’assurage de sa fille, présente dans la maisonnée, à l’affût – « quand je lui ai demandé, elle est venue tout de suite » -, mais souscrivant à n’entrer dans le jeu qu’en accord avec sa mère.
Il est aussi des situations où la régularité du travail d’assistance au maintien à domicile empêche de qualifier la modalité de participation des proches d’assurage. Ici, le care des enfants a une place régulière et active dans l’organisation du travail de maintien à domicile. On voit apparaître cette configuration chez les personnes les plus usées, par exemple chez Yvonne qui recevait de la part de ses enfants une aide régulière. Chaque jour, l’un d’eux (ou l’une de leurs conjointes) se déplace chez Yvonne depuis que son corps ne lui permet plus de réaliser certaines tâches, notamment suite à un accident qui l’a empêchée de se déplacer à l’extérieur deson domicile. Lors des observations réalisées en situation, on a d’ailleurs pu voir la prévenance des enfants qui s’inquiétaient des tâches à accomplir et ne quittaient son domicile qu’après qu’elles furent terminées. Toujours dans le même schéma de préférence de l’autosuffisance, les vieilles personnes travaillent à ne faire entrerdans l’organisation dutravail les enfants que pour un temps circonscrit. La fille de Marie-Christine, Dominique, consacre elle depuis qu’elle n’exerce plus d’activité professionnelle une journée pleine par semaine à des services vers sa mère. Chaque vendredi matin, Dominique réalise les achats demandés par Marie Christine et lui livre à domicile. Chaque vendredi donc, les deux femmes déjeunent ensemble ce que Dominique prépare pour l’occasion : « elle fait souvent dupoissonparce que c’est vendredi ». Ce moment est l’occasion d’un échange affectif, mais aussi d’une prise par Dominique sur le travail domestique nécessaire au maintien à domicile de Marie-Christine. Les deux femmes évoquent en entretienle travail de care réalisé par Dominique autour de l’entretien de la maison à cette occasion. Dominique profite par exemple de ce moment pour vérifier les tâches pour lesquelles Marie-Christine a besoin d’assistance. Elle fait son « petit tour », par lequel elle prend à sa charge une surveillance de l’état de la maison afin de s’assurer qu’elle soit utilisable par sa mère :
« [ Marie-Christine ] : Ma belle-fille ose moins me le dire mais ma fille Dominique me dit souvent « ah beh dis donc il y a une toile d’araignée ! » ou « dis donc autour de ton évier il faudrait passer un peu d’eau de javel » ! Et elle le fait ! Mais moi je les vois pas les toiles d’araignée et la poussière (tape) ! J’ai bien l’aide ménagère mais elle vient qu’une fois par semaine et il y a des choses qu’elle voit pas et le ménage ça revient vite » [ 91 ans / Habite seule dans sa propre maison / Aide à domicile / Corps usé / Pas dedroit à l’APA ] .
« [ Dominique ] : Je fais toujours mon petit tour pour vérifier qu’il n’y ait rien qui soit trop sale ou dangereux. Ça fait râler maman parfois mais c’est important de vérifier parce qu’elle ne voit pas tout ».
Bien qu’elle perçoive comme trop importante la part prise par sa fille dans son maintien à domicile, cette aide est très appréciée par Marie-Christine, ce qu’elle justifie par le fait qu’elle la décharge d’obligations qui sont pour elle soit impossibles à tenir car trop mobilisante physiquement. En effet Marie-Christine, qui n’a pas de voiture, souffre de DMLA et d’une usure corporelle importante. En la déchargeant de la réalisation des commissions nécessaires à la perpétuation de sa vie à domicile, Dominique lui ôte un poids et lui permet de continuer à se rendre aux magasins sans contrainte. L’aide reçu change la manière dont MarieChristine gère son travail. Elle explique en effet qu’elle peut maintenant faire les courses avec plaisir, comme une « balade » : « je prends mon déambulateur pour faire un tour à Unico ou un peu plus loin à Carrefour ! C’est pour me balader, sans faire de courses vraiment, juste pour ramener des petites affaires dont j’ai besoin ». Ce travail d’aide est d’autant plus apprécié par Marie-Christine que sa fille y respecte son autonomie :
« [ Thibault ] : Comme votre fille fait les courses c’est elle qui fait la liste ? |–| [ Marie-Christine ] : Ah non quand même ! C’est moi qui la fait (rires). Elle me téléphone et c’est moi qui lui dicte la liste et quand j’ai oublié je lui envoie un texto. Ma liste ne change pas beaucoup d’une fois sur l’autre (rires). Manger, c’est le moindre de mes soucis : j’ai jamais aimé cuisiner (tape). » [ 91 ans / Habite seule dans sa propre maison / Aide à domicile / Corps usé / Pas de droit à l’APA ] .
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Table des matières
Introduction générale
Vouloir vieillir chez soi
Entre soi et les autres : le travail de maintien à domicile quand on vieillit
Méthodologie suivie
Population rencontrée
Partie 1 – Gérer ses dépendances
Chapitre 1 : Penser la sollicitude des descendant·e·s en récipiendaire
« C’est plutôt moi qui l’aide »
« Ma fille n’a pas le temps de m’aider »
« Nous on a eu notre mère et c’était pas facile. »
Chapitre 2 : Négocier l’assurage familial
« Quand je lui ai demandé, elle est venue tout de suite »
« Ma fille m’a dit « je vais faire tes courses » »
« Il faudra qu’on leur cède »
Chapitre 3 : La coopération domestique
« Tant que j’ai mon mari, ça va »
« Il fallait toujours toujours le surveiller »
Chapitre 4 : Limiter la visibilité publique
« Vous vous rendez compte de ce que ça coûte le taxi ? »
« Leurs barquettes avec rien dedans »
« Je ne me serai pas senti libre avec quelqu’un dans ma maison »
« Mieux vaut ça que l’EHPAD »
Conclusion de la première partie
Partie 2 : Faire soi-même pour préserver son autonomie
Chapitre 5 : Mobiliser son corps au travail
« On est des tamalous »
« Une petite chose à chaque fois »
« J’ai toujours peur aux accidents »
Chapitre 6 : Vivre autrement dans son logement
« Pourquoi voulez-vous que je change quoi que ce soit ? »
« On a déplacé la machine à laver dans le salon »
Chapitre 7 : Les vieilles personnes dans leurs équipements
« J’ai aussi plein de petits machins pour m’aider »
« C’est ma fille qui l’a ramené »
« J’en ai pris trois puisque j’en ai offerte une à mon fils »
Chapitre 8 : Trouver d’autres aides
« Je fais toujours ma petite balade »
« J’ai des voisins formidables »
Conclusion de la seconde partie
Conclusion générale
Bibliographie