Dans le Japon de l’époque d’Edo 江戸時代 (1600-1867), le théâtre joua un rôle culturel exceptionnellement important. Pendant cette période de plus de deux siècles et demi le Japon connut un isolement quasiment complet. Le théâtre populaire était présent dans chaque région du pays et apprécié de tous, sans distinction d’âge, de sexe ou de classe sociale. Les œuvres présentées sur scène ne demeurèrent pas cantonnées à l’espace théâtral, elles furent adaptées en livrets illustrées kusa-zôshi* 草双紙, estampes ukiyo-e 浮世絵 et même en jeux de société sugoroku 双六, devenant un élément central de la culture. Le théâtre permettait à chaque région du Japon et à chaque classe sociale de connaître les mœurs des métropoles, favorisant la diffusion d’une langue parlée commune à tous.
Une spécificité de cette époque est l’importance du théâtre de poupées, le ningyôjôruri* 人形浄瑠璃, précurseur du théâtre bunraku* 文楽 actuel. Cette tradition de théâtre de poupées était, comme dans de nombreux pays du monde, principalement destinée à un public adulte. Le récit jôruri* s’était développé à l’époque médiévale dans la tradition katari-mono* 語り物 (« choses narrées »), ensemble d’arts narratifs ayant des racines indigènes, et les textes pour le théâtre ningyô-jôruri, développés à partir de ces récits et déclamés par les artistesinterprètes, étaient denses et sophistiqués. Au cours de l’apogée de ce théâtre dans la première partie du XVIIIe siècle, et grâce surtout aux efforts du récitant* Takemoto Gidayû* 竹本義太夫 (1651-1714) et du dramaturge* Chikamatsu Monzaemon* 近松門左衛門 (1653-1724), le ningyô-jôruri devint un théâtre commercial important, concentré dans le quartier de Dôtonbori* 道頓堀 de la ville d’Ôsaka* 大坂, à côté des théâtres du kabuki* 歌舞伎. Le texte complet de l’œuvre dramatique était systématiquement publié peu après l’ouverture théâtrale, dans une édition soigneusement supervisée par l’auteur*.
Le théâtre principal du Japon durant l’époque d’Edo fut le kabuki, apparu, comme le ningyô-jôruri, dans le Kyôto* 京都 du début du XVIIe siècle. Consistant à l’origine en danses et en saynètes jouées principalement par les femmes, le kabuki se métamorphosa sous la pression du régime en un théâtre joué par des adolescents, qui furent très vite remplacés par des acteurs masculins adultes. Sa production était concentrée dans les trois métropoles, Edo* 江戸, Kyôto et Ôsaka, et ses œuvres étaient largement diffusées dans tout le pays. Ce théâtre disposait de ses propres auteurs, mais au cours du XVIIIe siècle, il emprunta une part toujours croissante de son répertoire au théâtre de poupées.
Namiki Sôsuke, dramaturge principal de l’« âge d’or » du ningyô-jôruri*
Les œuvres dramatiques que l’on pense avoir été conçues par le dramaturge Namiki Sôsuke 並 木宗輔 (1695-1751) occupent une place éminente dans le répertoire du théâtre japonais classique. Actif durant un quart de siècle après le décès de l’illustre dramaturge Chikamatsu Monzaemon en 1724, Sôsuke est l’auteur principal d’une quarantaine d’œuvres pour le théâtre ningyô-jôruri. Ses œuvres jouent un rôle essentiel dans le répertoire du théâtre de poupées actuel, bunraku ; un grand nombre d’entre elles ont également été empruntées par le théâtre kabuki, occupant désormais une place centrale dans son répertoire et régulièrement données sur scène de nos jours .
Parmi ses œuvres les plus célèbres figurent Sugawara denju tenarai kagami 菅原伝 授手習鑑 (Modèle de calligraphie, la tradition secrète de Sugawara, 1746), Yoshitsune senbonzakura 義経千本桜 (Yoshitsune aux mille cerisiers, 1747) et Kanadehon Chûshingura 仮名手本忠臣蔵 (Le Trésor des vassaux fidèles, 1748). Ces pièces, composées pour le Takemoto-za* 竹本座, un théâtre de poupées renommé d’Ôsaka, sont reconnues comme les « trois chefs-d’œuvre* » (sandai meisaku 三 作) du théâtre ningyô-jôruri, extrêmement appréciés par le public jusqu’à nos jours. Le Trésor des vassaux fidèles se distingue particulièrement, en tant que pièce la plus fréquemment donnée sur la scène du kabuki . Cette œuvre, qui met en scène la vendetta menée en 1702 par les quarante-six rônin 浪人 (samouraïs sans maître) de la ville d’Akô* 赤穂 (dans l’actuel département de Hyôgo), devint un élément culturel incontournable, et les Japonais de la fin de l’époque d’Edo connaissaient mieux les noms des personnages de la pièce que ceux des participants de l’incident historique qui leur servirent de modèle.
Ces trois pièces furent écrites pendant le court « âge d’or » du théâtre ningyô-jôruri, qui se produisit dans la ville d’Ôsaka durant les années 1740. Selon une source ultérieure, son essor fut tel que, de façon exceptionnelle, « le théâtre des poupées prospérait toujours davantage : c’était comme si le théâtre de kabuki n’existait plus ».
Durant l’âge d’or, les trois éléments scéniques que nous trouvons actuellement dans le théâtre bunraku étaient déjà présents : le récitant (tayû 太夫), les poupées* (ningyô 人形) et l’accompagnement au shamisen* 三味線, un instrument à trois cordes indissociable du théâtre de l’époque d’Edo. Le texte de chaque scène était déclamé par un seul récitant, qui narrait le texte, prenant les voix de tous les personnages. En dehors des théâtres, les récitants, professionnels ou amateurs, jouaient souvent sans les poupées dans une représentation connue sous le nom de su-jôruri* 素浄瑠璃 (« le jôruri non accompagné »). Le récitant était accompagné au shamisen, même si l’apogée de l’accompagnement au shamisen eut lieu un demi siècle après l’âge d’or, lors de la renaissance du théâtre de poupées dans les années 1790. L’action était représentée par les marionnettistes, dont certains étaient aussi célèbres que les récitants. Nous manquons d’informations précises sur les poupées : bien que les poupées opérées par trois hommes, semblables à celles du bunraku actuel, aient été introduites en tant qu’effet spécial dans les années 1730, nous ignorons si elles étaient couramment employées sur la scène durant l’âge d’or.
La durée du spectacle théâtral s’allongea, atteignant parfois six heures, et deux nouvelles œuvres étaient créées par an. Les textes dramatiques furent alors composés par plusieurs auteurs ayant passé un contrat avec un théâtre particulier et travaillant dans une équipe structurée hiérarchiquement. L’auteur principal (tate sakusha 立作者) avait pour rôle de concevoir la structure globale de la pièce, de prendre en charge les scènes principales, et de confier les autres à des auteurs secondaires (waki-sakusha 脇作者). Il avait en outre pour tâche d’harmoniser les textes reçus des autres auteurs, corrigeant les éventuelles incohérences. Selon le consensus académique actuel, Namiki Sôsuke joua le rôle de dramaturge principal au théâtre Takemoto-za durant l’âge d’or du théâtre de poupées.
La popularité et la pérennité des œuvres dramatiques de Sôsuke constituent une raison importante pour étudier cet auteur. Une lecture de ses textes en fournit d’autres, tels son style particulier ainsi que sa maîtrise de la dramaturgie. Bien que son expression tende à manquer du lyrisme que l’on trouve chez son prédécesseur, Chikamatsu Monzaemon, ou chez son contemporain, Takeda Izumo Ier* 竹田出雲, Sôsuke est sans doute le véritable maître de la tension dramatique, très présente dans les scènes les plus tragiques de ses pièces historiques. Il fait valoir la dramaturgie de la scène par la structure bien intégrée de l’intrigue globale, ce qui permet au public de se familiariser avec les héros et héroïnes avant qu’ils ne soient pris dans un destin tragique. Nous pouvons également noter son incorporation subtile et efficace de sources historiques et littéraires, ce qui suggère son érudition et sa sympathie pour les événements du passé.
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Table des matières
INTRODUCTION
Namiki Sôsuke, dramaturge principal de l’« âge d’or » du ningyô-jôruri
La redécouverte de Namiki Sôsuke : état de la recherche
La pièce historique (jidai-mono), forme majeure du théâtre ningyô-jôruri
La conception de la pièce historique : « univers » (sekai) et « innovations » (shukô)
Les textes dramatiques
Namiki Sôsuke et le Dit des Heike
Chapitre 1 LA TRADITION DU RÉCIT KATARI-MONO ET LE DÉVELOPPEMENT DU JÔRURI JUSQU’AU DÉCÈS DE CHIKAMATSU MONZAEMON
1. Introduction
2. La tradition du katari-mono : du Dit des Heike au jôruri ancien
2.1 Les liens entre le récit katari-mono et le théâtre ningyô-jôruri
2.2 Le récit jôruri avant l’époque d’Edo
2.3 La tradition des poupées avant l’époque d’Edo
2.4 La naissance du ningyô-jôruri et son développement au cours du XVIIe siècle
3. Le théâtre Takemoto-za à l’époque de Chikamatsu Monzaemon
3.1 Chikamatsu Monzaemon, dramaturge du Takemoto-za
3.2 Les autres artistes du Takemoto-za
3.3 Les pièces représentées au Takemoto-za
4. Le théâtre de l’Est : le Toyotake-za, jeune rival du Takemoto-za
4.1 L’établissement du Toyotake-za
4.2 Les montreurs de poupées du Toyotake-za
4.3 Ki no Kaion, rival de Chikamatsu
4.4 La signification et la postérité du Toyotake-za
Chapitre 2 PAYS, VILLE ET THÉÂTRE À L’ÉPOQUE DE NAMIKI SÔSUKE
1. Introduction
2. Les espaces politique et économique : le Japon sous Tokugawa Yoshimune
2.1 Le shôgun Tokugawa Yoshimune et ses réformes
2.2 La diffusion de l’éducation sous Tokugawa Yoshimune
2.3 L’opposition aux réformes de Tokugawa Yoshimune
3. L’espace urbain : la ville d’Ôsaka
3.1 De la capitale impériale de Naniwa à la capitale administrative d’Ôsaka
3.2 Ôsaka, ville nouvelle
3.3 Les réformes de Tokugawa Yoshimune vues d’Ôsaka
3.4 Le milieu intellectuel d’Ôsaka à l’aube de l’époque de Namiki Sôsuke
3.5 Le statut d’Ôsaka parmi les « trois métropoles »
4. L’espace commercial : le quartier de Dôtonbori
4.1 Le théâtre kabuki à Ôsaka
4.2 Le théâtre karakuri
5. Les espaces théâtral et scénique du théâtre ningyô-jôruri
5.1 L’espace théâtral
5.2 Espace scénique et scénographie
5.3 Le récitant et son accompagnement au shamisen
5.4 Les poupées
5.5 Les programmes
5.6 L’économie du théâtre ningyô-jôruri
Chapitre 3 NAMIKI SÔSUKE : VIE ET ŒUVRES
1. Introduction
2. Le jeune Sôsuke
2.1 Naissance et période comme religieux zen
2.3 Retour à la vie laïque
2.2 Les poèmes en chinois
3. Le rôle de l’auteur et le théâtre Toyotake-za après Ki no Kaion
3.1 Le rôle du dramaturge
3.2 Le début des œuvres collaboratives
3.3 Le Toyotake-za à l’aube de l’arrivée de Sôsuke
3.4 Le « style de l’Est » (higashi-fû) du Toyotake-za
4. Les premières œuvres
4.1 Les collaborations avec Yasuda Abun
4.2 Les collaborations avec Namiki Jôsuke
4.3 Œuvre interdite : Les Rivets de sabre de Gotô en fer ibérique
4.4 La stèle commémorative
4.5 Les œuvres écrites en solo et le voyage à Edo
4.6 La période d’écriture pour le théâtre kabuki
5. Namiki Senryû, le dramaturge mature
5.1 Les œuvres de Takeda Izumo Ier et Bunkôdô, disciples de Chikamatsu
5.2 Yoshida Bunzaburô, innovateur scénographique
5.3 L’âge d’or du ningyô-jôruri
5.4 L’arrivée de Namiki Sôsuke au Takemoto-za
5.5 Les « trois chefs-d’œuvre » du théâtre ningyô-jôruri
5.6 Modèle de calligraphie, la tradition secrète de Sugawara
5.7 La paternité de La Tradition secrète de Sugawara
5.8 Yoshitsune aux mille cerisiers
5.9 La paternité de Yoshitsune aux mille cerisiers
6. Le Trésor des vassaux fidèles
6.1 L’affaire des quarante-sept rônin
6.2 Les premières adaptations de l’affaire des quarante-sept rônin
6.3 Les adaptations des années 1740
6.4 La paternité du Trésor des vassaux fidèles
6.5 Le Trésor des vassaux fidèles : une simple « compilation » ?
7. Après Le Trésor des vassaux fidèles
7.1 Le décès de Namiki Sôsuke et les pièces posthumes
8. La réputation posthume de Namiki Sôsuke
CONCLUSION
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