Naissance et expansion de l’électronique moléculaire
Les progrès réalisés ces vingt à trente dernières années concernant les techniques de nanofabrication ainsi que l’avancée considérable dans la compréhension du transport électronique, d’un point de vue quantique (aussi bien théorique qu’expérimental), permettent désormais d’explorer et de comprendre les propriétés de circuits électroniques simples au sein desquels les molécules sont utilisées en tant que briques élémentaires de construction. Pour la réalisation de composants, il est clair que ces progrès permettraient de promouvoir l’approche ascendante (bottom-up) par rapport à la descendante (top-down) au sein de la course à la miniaturisation de tout composant électronique .
L’usage du terme d’« électronique moléculaire » diffère, dans l’usage, de celui d’« électronique organique » au sein de laquelle les matériaux moléculaires sont utilisés à des fins macroscopiques, l’un des exemples les plus parlants étant la réalisation de cellules photovoltaïques organiques (OPV). L’échelle à laquelle se situe notre intérêt est celui des circuits moléculaires (ne considérant bien souvent qu’une seule molécule soit quelques nanomètres), ce qui classe l’électronique moléculaire comme étant une sous-partie des nanosciences et nanotechnologies.
Pourquoi l’électronique moléculaire ?
Argument numéro un : développer et promouvoir l’approche bottom-up. Ensuite, d’un point de vue plus personnel, il est fort probable que si l’on pose cette question à un chercheur, sa réponse sera fonction de son inclination personnelle soit vers la science fondamentale soit vers les applications technologiques. S’il appartient plutôt à la première de ces deux catégories, il pourra expliquer son vif enthousiasme à l’idée d’avoir la possibilité d’étudier des phénomènes de transport et/ou thermiques à l’échelle la plus petite qui soit, à savoir celle où seules les lois de la physique quantique valent. Aimer travailler dans ce domaine, ne vous isole cependant pas de la réalité (le contraire est d’ailleurs plutôt valable) dans la mesure où tout progrès en électronique moléculaire entraîne systématiquement de nombreuses répercutions dans les domaines qui lui sont classiquement reliés comme la chimie et la biologie. D’un point de vue technologique, cette fois-ci, il existe plusieurs arguments valables permettant de prôner l’utilisation de molécules comme éléments électroniques actifs, par comparaison avec la technologie reposant sur l’utilisation unique de silicium. Voici cinq des principaux arguments utilisables présentant les avantages des molécules uniques :
❖ La taille : la taille réduite des molécules (1-10 nm) permet d’améliorer la densité des arrangements moléculaires et apporte donc un fort gain de coût, d’efficacité mais aussi une plus faible consommation de puissance par composant.
❖ La vitesse : malgré leur tendance naturelle à être peu conductrices, elles permettent de réduire le temps de transit au sein des transistors classiques (10⁻¹⁴ s) et donc le temps nécessaire à chaque opération.
❖ La capacité d’assemblage et de reconnaissance : les interactions spécifiques intermoléculaires peuvent être exploitées afin de former des structures voulues, au travers de leur capacité à s’auto-assembler. La reconnaissance moléculaire peut aussi être utilisée afin de modifier le comportement électronique de la molécule et donc d’en tirer certaines propriétés nouvelles de captation ou de détection.
❖ Les nouvelles fonctionnalités : certaines propriétés propres aux molécules, telles que l’existence simultanée de diverses structures géométriques ou d’isomères pourrait permettre le développement de nouvelles fonctionnalités, ce qui n’est pas possible à l’échelle des dispositifs macroscopiques.
❖ La flexibilité de synthèse : pouvoir choisir la composition ainsi que la géométrie (ingénierie moléculaire) de la molécule permet, en conséquence, d’en modifier les propriétés de transport, de liaisons, optiques etc.
L’utilisation de molécules présente, en toute honnêteté, certains inconvénients, liés à leur fragilité ainsi qu’à l’échelle imposée à laquelle il faut travailler. Elles ne sont, en effet, pas stables à certaines températures extrêmement élevées et la fabrication de dispositifs à cette échelle est gourmande en temps ainsi qu’en moyens. Cependant, les arguments présentés cidessus sont suffisamment convaincants pour passer outre à cette mise en œuvre plus que délicate.
Historique de l’électronique moléculaire
Il est toujours difficile de retracer clairement et de manière exhaustive l’historique d’un domaine émergent, quel qu’il soit, en quelques pages. Au risque de commettre quelques oublis, cette partie s’inspire largement d’un article de vulgarisation de Choi et Mody paru en 2009 ainsi que d’un livre paru récemment de Cuevas et Scheer .
L’épopée de l’électronique moléculaire commence dans les années 50, après la révolution en électronique apportée par l’invention du transistor et par son corollaire le plus logique que constitue l’apparition des circuits intégrés. Dans ce contexte et en prévision des difficultés à venir quant à la miniaturisation des composants, Arthur von Hippel, un physicien allemand travaillant au MIT, formula en 1956 les bases de ce que l’on désigne maintenant comme étant l’approche bottom-up . Ce premier concept d’ingénierie moléculaire mena à la toute première notion d’électronique moléculaire qui donna naissance à une collaboration entre Westinghouse et l’US Air Force à la fin des années 50. Cette dernière organisa une conférence en invitant des membres des communautés militaire et privée, scientifiques et ingénieurs, au cours de laquelle le colonel C. H. Lewis, directeur du département Electronique au sein de l’ « Air Research and Development Command » exprima le besoin d’une grande avancée en électronique sous ces termes (en version originale) :
Instead of taking known materials which will perform explicit electronic functions, and reducing them in size, we should build materials which due to their inherent molecular structure will exhibit certain electronic property phenomena. We should synthetize, that is, tailor materials with predetermined electronic characteristic. Once we can correlate electronic property phenomena with the chemical, physical, structural, and molecular properties of matter, we should be able to tailor materials with predetermined characteristics. We could design and create materials to perform desired functions. Inherent dependability might eventually result. We call this more exact process of constructing materials with predetermined electrical characteristics MOLECULAR ELECTRONICS.
Il s’agit certainement du premier usage du terme d’électronique moléculaire, même si la façon dont on y fait ici référence n’a plus grand-chose à voir avec l’utilisation actuelle relative à l’emploi de molécules individuelles en tant qu’éléments électroniquement actifs.
D’un point de vue, cette fois, plus scientifique, on peut considérer que l’électronique moléculaire, correspondant à la définition qu’on lui attribue aujourd’hui, a vu le jour à la fin des années 60 – début des années 70. A cette époque, différents groupes ont commencé à étudier le transport électronique, de manière expérimentale, au sein de monocouches moléculaires. On peut, par exemple, citer Hans Kuhn, un chimiste suisse travaillant à l’Université de Göttingen et ses collaborateurs qui, à cette époque, tentaient de mettre au point de nouvelles voies de formation de films de Langmuir-Blodgett (LB). [Un film de LB contient une à plusieurs monocouches d’un matériau organique déposées sur un solide par immersion dans un liquide dont la surface présente ledit matériau. Une monocouche s’adsorbe de manière homogène à chaque immersion ce qui implique que d’épais films peuvent être formés.] Ils parvinrent donc, non seulement, à maîtriser cette technique de dépôt mais aussi à coincer ces films moléculaires entre deux électrodes métalliques et ainsi à en mesurer la conductivité électrique . Ils montrèrent qu’elle décroit de manière exponentielle avec la longueur des molécules considérées ce qui constitue, encore aujourd’hui, un important sujet de recherche. Ce type d’expériences peut être considéré comme le point de départ de l’électronique moléculaire en tant que domaine scientifique moderne.
De manière parallèle, au début des années 70, aux Etats-Unis, cette idée d’électronique moléculaire était portée, au sein d’IBM, par l’enthousiasme d’un chimiste de synthèse, Ari Aviram. Bien que son travail repose sur la synthèse de nouveaux types de sels à transfert de charges, il commença à étudier la théorie du transport électronique au sein de molécules organiques uniques, en étroite collaboration avec Mark Ratner dont il était le doctorant. En 1974, ils publièrent un papier qui fait maintenant référence concernant les redresseurs moléculaires (« molecular rectifiers ») , dans lequel ils présentent de quelle manière un sel à transfert de charge modifié peut se comporter comme une diode classique au sein d’un circuit électrique (une diode ou un redresseur est un composant qui permet le passage du courant électrique dans un sens et qui le bloque dans l’autre). Il s’agit probablement de la première proposition d’utilisation d’une molécule en tant que composant électronique. A l’époque, leur travail ne fut considéré que comme une curiosité théorique, impossible à mettre en œuvre et qui n’eut donc que très peu d’impact au sein de la communauté scientifique.
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Table des matières
Introduction générale
Chapitre I Electronique et photonique moléculaires
1. Naissance et expansion de l’électronique moléculaire
1.1 Pourquoi l’électronique moléculaire ?
1.2 Historique de l’électronique moléculaire
2. Intérêt du STM pour la conception de jonctions moléculaires et pour l’étude de phénomènes de transport
2.1 Etude de molécules uniques contrôlée par STM
2.2 Phénomènes de transfert au sein d’une jonction moléculaire
2.3 L’émission de photons localisée sous pointe STM
Chapitre II Dispositifs expérimentaux et méthodes
1. Le microscope à effet tunnel
1.1 L’effet tunnel
1.2 Principe de la microscopie à effet tunnel
1.3 Le courant tunnel
1.4 Principe général du dispositif expérimental
2. Le STM à l’interface liquide/solide
2.1 Intérêts et conditions
2.2 La pointe
2.3 Le substrat
2.4 Le solvant
2.5 Le dispositif expérimental
2.6 Balayage synchrone à deux tensions différentes
2.7 Délicatesse de la conduite d’expériences STM et de leur interprétation
3. Les auto-assemblages : interactions et forces
3.1 Forces mises en jeu
3.2 Les auto-assemblages bi-dimensionnels
3.3 Les systèmes hôte – invité
4. Le STM sous vide
4.1 Avantages et différences par rapport à l’interface liquide/solide
4.2 La pointe
4.3 Le dispositif expérimental
4.4 La réalisation des dépôts : méthodes
5. Le STM / AFM (Microscope à Force Atomique)
5.1 Intérêts et principe de fonctionnement
5.2 Préparation des pointes
5.3 Préparation des échantillons
Chapitre III Auto-assemblages tridimensionnels
Clip moléculaire et fonctionnalisation
1. Auto-assemblage bidimensionnel et influence de plusieurs paramètres sur sa structure
1.1 Influence de la concentration en soluté
1.2 Insertion de molécules invitées
1.3 Influence de paramètres structuraux : longueur des chaînes alkyles et du cœur conjugué
2. Auto-assemblages tridimensionnels de dérivés à pilier cyclophane et à un étage
2.1 Influence topographique de la présence de soufre au sein du pilier
2.2 Influence topographique de la localisation des points d’ancrage du pilier
2.3 Influence électronique de la présence du pilier
3. Influence de la présence d’un fluorophore à l’étage
4. Auto-assemblages tridimensionnels de dérivés à pilier cyclophane et à deux étages
Chapitre IV Couches auto-assemblées sur graphite et or
1. Molécules conjuguées discotiques
1.1 Auto-assemblage sur HOPG
1.2 Auto-assemblage sur Au (111)
1.3 Utilisation du Coronene-BZ en tant que couche isolante
2. Optimisation de l’interdigitation : le clip minimal
2.1 Concept du clip minimal
2.2 Auto-assemblage sur HOPG
2.3 Auto-assemblage sur Au (111)
2.4 Utilisation du TAS en tant que couche isolante
3. Validation du concept du clip minimal sur des oligomères
3.1 Auto-assemblage sur HOPG
3.2 Auto-assemblage sur Au (111)
4. Les polymères : poly(3-alkylthiophènes) et poly(3-(ω-bromoalkyl)thiophènes)
4.1 Structure des polymères étudiés et organisation de la première couche
4.2 Organisation de la seconde couche
4.3 Différenciation électronique des deux couches de polythiophènes
4.4 Transfert des poly(3-alkylthiophènes) et des poly(3-(ω-bromoalkyl)thiophènes) sur Au (111)
Chapitre V Couche isolante chimisorbée et polymères fluorescents
1. Thiols : étude sur Au (111) et choix pour l’émission de photons
1.1 Les benzenedimethanethiols
1.2 Le décanethiol, les mercaptoalcools et le 11-bromo-1-undecanethiol
1.3 L’acide 11-mercaptoundecanoïque et le 11-amino-1-undecanethiol hydrochloride
1.4 Mélange de thiols : le 11-amino-1-undecanethiol hydrochloride associé au dodécanethiol
1.5 Thiol choisi pour les expériences d’émission de photons
2. Optimisation des conditions de dépôt et d’imagerie de polymères fluorescents fixés sur un réseau de thiols
2.1 Dépôt des polymères ex-situ
2.2 Dépôt des polymères in-situ : la vanne pulsée
Conclusion générale et perspectives
Récapitulatif des molécules étudiées
Annexes
Remerciements