En 1990, Joseph Altairac signe un article véhément intitulé « Lovecraft a-t-il été traduit ? », qu’il conclut en répondant par la négative. Il s’agit pour lui de critiquer les premières traductions françaises de Lovecraft réalisées dans les années 1950. Il pointe en particulier du doigt l’exemple de Par-delà les Montagnes Hallucinées (At the Mountains of Madness), dont le texte comporte dans la traduction de Jacques Papy (1954) à peine 185 000 signes, contre 260 000 en version originale. Il explique par le détail comment les coupes effectuées dans le texte peuvent altérer pour le lecteur la perception du genre où situer Lovecraft, car ont été supprimées toutes les références historiques, archéologiques et scientifiques au point qu’« on finit par négliger l’aspect conjectural de Lovecraft, on voit surtout l’écrivain d’horreur et plus guère l’écrivain de science-fiction ». De plus, les coupes rendent le texte plus court, plus proche de la longueur habituelle des autres nouvelles de l’auteur, ce qui masque la spécificité de ce roman qu’« en France, on a toujours considéré comme une nouvelle ! » Altairac parle de « récriture », d’« adaptation » qui réduit l’œuvre à une forme sans substance dont il ne reste que les grandes lignes, et se scandalise de ce que les éditeurs aient persisté trop longtemps à rééditer ce texte peu respectueux non seulement de son original, mais également et avant tout de ses lecteurs français. En 2010, David Camus, nouveau traducteur de Lovecraft ne dira pas autre chose en déclarant qu’« il faudrait retraduire tout Lovecraft », et en affirmant que ses retraductions de certaines nouvelles de Lovecraft méritent en fait d’être considérées comme des premières traductions, tant l’original s’était vu auparavant dénaturé .
Telle que présentée par Altairac, la « récriture » est donc une accusation sévère de mauvaise traduction, voire pire, de non-traduction si l’on inclut le point de vue de Camus. Or, il est indéniable que ces premières traductions ont eu malgré tout un impact significatif dans le champ littéraire et que leur nier le statut de traduction, ou se concentrer exclusivement sur leurs défaillances, produirait une analyse incomplète, si ce n’est stérile. Malgré leurs défauts, qu’il fallait être lecteur averti pour percevoir, ces premières traductions pouvaient s’enorgueillir de l’aura de noms prestigieux : Jacques Papy jouissait déjà d’une certaine renommée, ayant traduit Steinbeck, R.L. Stevenson, Lewis Carroll et Ambrose Bierce, et Jean Cocteau fit l’apologie de son travail, en écrivant dans la presse que le style de Lovecraft « gagnait à être traduit en français » – cette caution prestigieuse s’est vue abondamment mise en avant dans les paratextes éditoriaux des traductions ultérieures, et Altairac récuse vivement cette affirmation, incompréhensible à ses yeux.
Les genres mythopoétiques comme champ traductologique
L’émergence d’un nouveau champ d’étude
Le terme de « mythopoétique » apparaît pour la première fois dans La République de Platon, lorsque Socrate fait référence aux poètes « faiseurs de mythes » (muthopoïos). Le concept renvoie alors à l’invention, à l’action d’imaginer, à l’élaboration de fables dont il convient de se méfier, du fait du pouvoir même de la fiction, et Platon l’accompagne d’une mise en garde : si c’est l’homme qui crée le mythe, il risque d’en être transformé en retour . Au début des années 1930, J. R. R. Tolkien réintroduit le terme avec force dans l’espace littéraire anglo-saxon, le liant irrémédiablement au genre alors en germe de la fantasy. Suite à un débat animé, Tolkien écrit le poème Mythopoeia en réponse à C. S. Lewis pour qui les mythes, bien que plaisants, divertissants, et parfois dotés d’une valeur esthétique et artistique incontestable, ne sont en définitive que mensonges et illusions. Tolkien argue au contraire que les mythes portent en eux une vérité plus profonde. En exergue du poème, deux figures symboliques incarnent les deux auteurs et, par-delà, portent les deux visions opposées du mythe dans une mise en scène où resurgissent les masques hérités de l’antiquité, berceau des mythes : PHILOMYTHUS (« celui qui aime les mythes ») s’adresse à MISOMYTHUS (« celui qui méprise les mythes »). Le plaidoyer met en valeur dès les premiers vers le pouvoir créateur du langage qui permet de rendre du sens à l’existence de l’homme, autrement insignifiant au sein d’un univers qui le dépasse, qui arpente une Terre qui n’est que « one of the minor globes of Space ».
Tolkien voit dans le pouvoir créateur de l’imagination une manière de combattre l’angoisse pascalienne du vide insondable du cosmos, en le parant d’un voile de beauté et de féerie : There is no firmament, only a void, unless a jewelled tent myth-woven and elf-patterned .
L’acte mythopoétique par excellence s’incarne dans le ciel nocturne, dès lors que, plutôt que de se laisser aller à un effroi vertigineux en essayant d’appréhender la distance interstellaire ou de dénombrer des astres indénombrables, celui qui l’observe distingue des groupes et des formes parmi les étoiles, y dessine des constellations et les nomme. Le pouvoir des noms et les catalogues d’adjectifs sont les outils de l’homme qui, en les utilisant, reproduit l’acte démiurgique divin, accédant ainsi au rang de « sous-créateur » :
Though now long estranged, man is not wholly lost nor wholly changed. Disgraced he may be, yet is not dethroned, and keeps the rags of lordship once he owned, his world-dominion by creative act: not his to worship the great Artefact, man, sub-creator, the refracted light through whom is splintered from a single White to many hues, and endlessly combined in living shapes that move from mind to mind .
Par cet acte de « sous-création », l’homme lui-même peut donc créer des mondes, en une infinité de possibilités réfractées à partir de la réalité unique (on repère l’expression « a single White », le blanc recelant bien sûr en son sein toutes les teintes de l’arc-en-ciel). Tolkien voit donc la faculté mythopoétique comme prismatique, tout autant qu’organique et collective puisqu’elle donne naissance à des formes « vivantes » et « mouvantes », que les hommes se transmettent et se partagent au sein d’une tradition commune non préexistante mais en construction constante, tradition qui tend à influencer l’horizon d’attente du lecteur . Ce point de vue cosmique est précisément celui qu’adoptent, chacun à leur manière, onirique, ironique ou nihiliste, Lord Dunsany (1878 – 1957) et H. P. Lovecraft (1890 – 1937). Dans une récente étude, Thomas Honegger emploie précisément le terme de «mythopoétique » en ce sens pour caractériser l’œuvre de Lovecraft, tout en rappelant toutefois que, contrairement à Tolkien qui conserve un cadre idéologique résolument chrétien, et voit dans la sous-création mythopoétique l’expression de vérités transcendantales, Lovecraft y exprime sa vision matérialiste et scientifique détachée de tout fondement religieux. Mais surtout, le projet de Lovecraft est avant tout de communiquer une expérience esthétique : là où il rejoint Tolkien, c’est par le « pouvoir d’enchanter et d’inspirer l’imitation et l’élaboration sous-créative à grande échelle ». Honegger analyse et comprend le développement de l’ensemble littéraire connu sous le nom de « mythe de Cthulhu » comme exemple d’une « mythopoétique à plusieurs auteurs », impliquant les diverses lectures d’éditeurs, critiques, et surtout artistes continuateurs qui sont selon lui rien moins que « les véritables héritiers » de Lovecraft : Lovecraft’s true heirs are thus not so much the literary critics, but the numerous authors, painters, film-makers, radio-play producers etc. who have composed short stories, painted pictures, produced movies and other works of art inspired by his texts, thus keeping alive and developing the “Cthulhu Mythos” as an artistic phenomenon. The vigorous artistic “afterlife” in various forms testifies to the mythopoetic power inherent in the “Cthulhu Mythos”, which fascinates contemporary readers and writers not only through its (not always consistent) theoretical framework but also through its aesthetic and literary qualities .
Au-delà du mode d’écriture initial, l’œuvre s’avère donc mythopoétique du fait de son potentiel de transmission et de réfraction, et fait apparaître l’accès à son « après-vie» que Walter Benjamin adjoint à la traduction, dont la faculté est de révéler toutes les facettes de son prisme. Le moment où le traducteur entre en jeu est celui de la « délivrance de l’unicité », chaque retraduction représentant une nouvelle lecture, un enrichissement autant qualitatif que quantitatif.
De plus, cette fragmentation permet précisément de rendre visible le travail du traducteur par une prise de distance, comme le souligne Christine Raguet lorsqu’elle compare la traduction à une mosaïque dont le motif global est rendu unique par « la présence visible du joint entre les tesselles », et ce n’est qu’en ayant conscience de cette multiplicité que le lecteur fait pleinement l’expérience mythopoétique. On retrouve ici l’idée de la comparatiste Véronique Gély :
Si certains « mythes » (certaines fictions mythiques) deviennent ou redeviennent de simples « fictions » c’est quand plus personne ne reconnaît en eux un héritage ancien faute de familiarité avec la culture dont ils sont issus, ou quand on les entend raconter pour la première fois sans référence à une mémoire collective .
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Table des matières
Introduction
PREMIÈRE PARTIE : Un commerce triangulaire. L’œuvre mythopoétique en mouvement au sein de l’espace littéraire
Chapitre 1 : Dunsany et Lovecraft, itinéraires croisés dans l’espace littéraire du fantastique
Chapitre 2 : Compétitions et cohabitations au sein de l’appareil textuel
Chapitre 3 : À la croisée des mondes : de Dunsany à Lovecraft (et vice-versa)
DEUXIÈME PARTIE : Traduire le « mythoscape »
Chapitre 4 : Les lieux et les dieux : les noyaux mythopoétiques
Chapitre 5 : Effet d’Étrangeté et (de)construction du familier : traduire les zones signifiantes de la frontière
Chapitre 6 : Traduire l’oralité du monde mythopoétique : mise en voix et mise en scène
Conclusion générale
Annexes
Bibliographie
Index
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