Musique carranguera et carranga

MUSIQUE CARRANGUERA ET CARRANGA

Il est important de signaler qu’un bon nombre d’études académiques, que ce soit des articles, des mémoires de licence, des mémoires de master et la publication de quelques livres , se sont intéressés à la musique carranguera. La présente recherche constitue le premier travail doctoral sur le sujet. La plupart des travaux réalisés sur cette musique ont été menés sur la base des sciences humaines, notamment l’anthropologie, l’histoire, les sciences politiques, les sciences de l’éducation, la sociologie, la linguistique ou encore les arts plastiques. Les principales problématiques qui ont été traitées à partir des sciences sociales sont les processus identitaires, la représentation et les imaginaires qui se sont formés autour de la vie paysanne du Plateau cundiboyacense ainsi que l’étude de la mémoire orale et du patrimoine culturel de Boyacá. L’étude de la conception de l’écologie et la défense de l’environnement dans les textes des chansons de la musique carranguera est une thématique qui a également été travaillée par l’anthropologue Felipe Cardenas. Ce chercheur a notamment publié le livre Espíritu y materia carranguera  (L’esprit et la matière carranguera) qui est un des plus importants travaux scientifiques réalisés sur la musique carranguera, que ce soit par sa rigueur académique ou son niveau de profondeur. Du côté des travaux musicologiques, la plupart de travaux académiques se sont circonscrits à des mémoires de fin d’études dans le cadre des cursus universitaires de licence en musique. Ces travaux de recherche en musicologie se sont centrés sur l’analyse générale des éléments et caractéristiques musicales et de contexte de la musique carranguera, ou bien se sont focalisés sur les caractéristiques interprétatives des instruments dans ce genre musical, ou encore ont proposé l’utilisation de matériaux musicaux et textuels issus de la musique carranguera dans le domaine de l’enseignement scolaire. Dans notre travail, nous avons tenu compte des apports que ces travaux de recherche ont apportés tant à partir des sciences sociales que de la musicologie pour orienter notre analyse du contexte et de l’analyse musicale. Néanmoins, notre principal objet d’étude s’est orienté sur l’analyse de la musique carranguera en tant que spectacle musical qui a produit une mise en scène fondée sur la musique est les expressions orales des paysans du Plateau cundiboyacese et qui a contribué à produire une valorisation de la figure du paysan de cette région. De ce point de vue, l’analyse du contexte et l’analyse musicale nous permettent de comprendre la composition du spectacle carranguero et la signification que ces éléments produisent dans la mise en scène des musiciens au sein de ce spectacle musical.

Boyacá en tant qu’entité pour l’identification territoriale dans la musique carranguera

Nous retrouvons toujours une différence entre la dénomination la plus entendue et la réalité géographique, ou encore avec les divisions administratives correspondantes. Dans le cas de la musique carranguera, nous rencontrons un important effet d’identification territoriale quis’est construite autour de l’imaginaire des paysans de Boyacá. Néanmoins, nous estimons que la dénomination de Boyacá en rapport avec la musique carranguera a un sens plus large. Ce n’est pas parce qu’on dit Boyacá que cela représente forcément le département actuel du même nom en Colombie avec ses frontières. Le paysan-type identifié dans la musique carranguera correspond aux habitants des zones rurales du Plateau cundiboyasence dans la région des Andes centre-orientales de la Colombie.

Du point de vue administratif, cet espace sous-régional regroupe trois parties des départements de Cundinamarca, Santander et Boyacá. D’autre part, il faut souligner aussi que dans le département de Boyacá, tous les paysans du département ne s’identifient par avec le prototype de paysan qui s’est profilé dans le Plateau. Nous allons montrer par la suite comment se sont construites cette dénomination de Boyacá autour de l’image et l’idiosyncrasie des habitants du Plateau. Pour cela, nous allons montrer d’abord les concepts sur lesquels s’appuient traditionnellement les divisions administratives et géographiques en Colombie. Ensuite, nous allons montrer comment les divisions régionales produites par les folkloristes ont très fortement influencé la conception du territoire en Colombie, et comment elles contribuèrent à l’enracinement des prototypes régionaux en tant qu’éléments définissant l’idiosyncrasie et l’identité locale. Dans le cas de Boyacá, cette construction est en grande mesure définie par le folklore. Également, nous allons illustrer comment d’autres propositions de divisions régionales, qui s’éloignent des divisions opérées dans le milieu scolaire et institutionnel, peuvent nous apporter d’autres éléments pour la compréhension de l’évolution de la musique carranguera. Ces nouvelles propositions nous permettent d’analyser la musique carranguera comme un genre musical dynamique qui, s’il est bien ancré dans un espace géographique déterminé, n’en reste pas moins perméable à d’autres musiques et opère de constants échanges avec les autres régions.

Divisions géographiques et administratives de la Colombie

L’organisation du territoire colombien peut être comprise soit à partir des divisions régionales géographiques soit à partir de la division politico-administrative établie par l’État colombien. Les divisions géographiques varient selon les interprétations qui sont faites à partir des études académiques au travers du temps, ou selon les intérêts politiques pour valider ou institutionnaliser ces études dans les programmes d’étude scolaire et dans les programmes institutionnels du gouvernement. De leur côté, les divisions administratives ont évolué et se sont transformées à partir des limites territoriales établies à partir de la formation de l’Audience coloniale de la Nouvelle-Grenade en 1549 pendant la période de la colonisation espagnole en Colombie (1499-1819), jusqu’aux réformes introduites dans la dernière charte constitutionnelle de la Colombie en 1991.

Divisions politiques et administratives de la Colombie

Conformément à la Constitution nationale de 1991, le territoire colombien est divisé en départements, districts, municipalités et territoires autochtones. D’après le Département Administratif Nationale des Statistiques de la Colombie (DANE) , la Colombie compte 32 départements, 18 zones non municipalisées (ANM), 1 102 municipalités en plus de l’île de San Andrés, considérée comme une entité administrative autonome . Administrativement, l’entité territoriale la plus importante est le département et, dans la hiérarchie, nous retrouvons les municipalités que l’usage courant appelle pueblo (village). Les départements sont divisés en municipalités dont une, parmi elles, est administrativement le chef-lieu du département .

Pour notre recherche, deux autres concepts territoriaux méritent d’être clarifiés : la vereda et la provincia. La vereda , que nous pouvons traduire par « hameau rural », constitue un important noyau pour l’identité d’une population. La vereda est constituée en général par quelques familles et, dans les espaces ruraux, elle représente pour la population la première référence de sociabilité et l’espace économique et de travail le plus immédiat. Le concept de provincia est un héritage de la division administrative de la période coloniale en Colombie, sur laquelle se sont articulées les divisions administratives en vigueur pour les départements. De nos jours, le terme provincia est appliqué pour désigner la division sous-régionale d’un département regroupant des municipalités .

Pour récapituler, nous allons employer dans le présent travail les divisions administratives suivantes :
• Les départements : principale division administrative en Colombie. Le pays est divisé en 32 départements. Notre travail touche trois départements, à savoir : Boyacá, Cundinamarca et Santader.
• Les municipalités : divisions administratives qui découpent les départements et que nous assimilerons aussi au terme de « village ».
• Les provinces : divisions sous-régionales qui concernent quelques départements en Colombie et sont formées par des groupes de municipalités. Les trois départements qui font partie de notre recherche, Boyacá, Cundinamarca et Santander, sont divisés en provinces. Voici la division en provinces de ces trois départements :

Provinces de Boyacá : Centro, Gutiérrez, La Libertad, Lengupá, Márquez, Neira, Norte, Occidente, Oriente, Ricaurte, Sugamuxi, Tundama et Valderrama.
Provinces de Cundinamarca : Almeidas, Alto Magdalena, Bajo Magdalena, Gualivá, Guavio, Magdalena Centro, Medina, Oriente, Rionegro, Sabana Centro, Sabana Occidente, Soacha, Sumapaz, Tequendama et Ubaté.
Provinces de Santander : Comunera, García Rovira, Guanentá, Mares, Soto et Vélez.

• Veredas (hameaux ruraux) : divisions de la partie rurale des municipalités. Les veredas gardent une importante charge symbolique pour la vie des paysans et le terme revient souvent dans les textes des chansons de musique carranguera.

Les divisions régionales géographiques : les concepts et leurs évolutions

L’organisation du territoire colombien a d’abord été déterminée par sa position dans le continent ainsi que par les espaces ou macro-régions qui se sont formés. Ces divisions se caractérisent par une certaine homogénéité géographique de l’espace naturel physique et des conditions environnementales. Elles apportent également une base pour déterminer les frontières avec les autres pays. La Colombie se place au nord-ouest de l’Amérique du Sud. Cette position stratégique dans le continent lui permet de faire des échanges avec une multiplicité d’espaces du continent américain. La Colombie, en même temps qu’elle appartient physiquement à l’Amérique du Sud, est connectée à l’Amérique centrale et bénéficie d’une sortie vers la mer Caraïbe et l’océan Pacifique. Également, un vaste territoire de la Colombie fait partie de la forêt amazonienne et une grande partie de la Plaine qui traverse le fleuve Orénoque est partagée avec le Venezuela. La représentation du territoire national qui s’est généralisée dans l’imaginaire du peuple colombien est marquée par l’œuvre du militaire et cartographe colombien Francisco Javier Vergara y Velasco. La division régionale définie par Vergara y Velasco au début de XXe siècle est quant à elle fortement influencée par le déterminisme naturaliste ainsi que par la division régionaliste promulguée par l’école française . La division géographique qui subsiste depuis Vergara y Velasco dans les textes scolaires est définie par cinq régions naturelles : la région andine, la région de la plaine caribéenne, la région du littoral pacifique, la région de la forêt amazonienne et la région des plaines orientales, aussi connue comme la région de l’Orénoque.

Cette division s’est affinée depuis le début du XXe siècle jusqu’à nos jours avec l’apparition des nouvelles divisions politiques administratives et l’introduction d’une nouvelle région insulaire, qui comprend les archipels et les îles côtières de la Colombie. Cela a servi de base pour constituer, à l’appui des nouvelles conceptions de la géographie, une vraie régionalisation économique et socioculturelle.

L’introduction du concept de région socioculturelle prend de la distance par rapport au déterminisme produit par la conception de la division en régions naturelles physiques. Les éléments socioculturels dans la régionalisation, comme le mentionnent Rojas et Ortiz dans son article sur la représentation géographique de la Colombie, passent par un discours construit et imaginaire, qui se fonde sur des thématiques comme l’ethnie et les traditions qui, quant à elles, déterminent les traits caractéristiques de la population d’une région . Cette conception géographique du territoire développée dans les années 1940- 1960, superpose, sur la carte des régions naturelles du pays, une carte des régions culturelles sur lesquelles va se profiler l’idiosyncrasie des différents groupes ethniques du pays.

C’est dans la période que nous venons d’indiquer que sont apparues des divisions régionales dans les études sur le folklore colombien. La division qui a connu une grande diffusion et qui continue à être utilisée dans les écoles pour l’étude du folklore, et spécialement les musiques traditionnelles, est celle du folkloriste Guillermo Abadia Morales. Abadia Morales propose une division en quatre zones régionales : Cordillère, Plaine, Littorale Atlantique et Littorale Pacifique. Cette division est proposée en 1938 lors d’une publication dans la Revista Norte du Mexique. Voici la manière dont il en parle dans son livre le plus reconnu, Compendio general de folklore colombiano :

« Nous ne pouvons pas utiliser une division administrative par départements pour l’étude de notre folklore, car elle ne correspond jamais aux différentes expressions du savoir populaire […]. La division doit se faire en accord avec les modalités typiques des zones d’extension variable des régions qui peuvent comprendre plusieurs départements simultanément ou des parties entre elles qui ont une communauté d’expressions assez importante pour constituer un grand groupe ou zone régionale. Les aspects culturels et économiques sont aussi pris en considération comme axes importants pour une telle division. D’après une étude réalisée par l’auteur de ses pages en 1938 et publiée dans la Revista Norte à la même époque […], nous proposons la division suivante :

1. Zone andine ou de la Cordillère
2. Zone de la Plaine ou des Plaines orientales
3. Zone du Littoral Atlantique
4. Zone du Littoral Pacifique .

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Table des matières

Introduction
PARTIE I : MUSIQUE CARRANGUERA ET CARRANGA
CHAPITRE 1 : Éléments de contexte de la musique carranguera
1.1. Boyacá en tant qu’entité pour l’identification territoriale dans la musique carranguera
1.2. Carranga, carrango, carranguera, carranguero, carranguería
1.3. Les discours des musiciens sur la musique qu’ils produisent : dit-on musique carranguera ou musique de base paysanne ?
1.4. Le contexte social et politique dans lequel émerge la musique carranguera : les antécédents de la Carranga dans la nouvelle chanson latino-américaine
1.5. Conclusion
CHAPITRE 2 : Genèse et évolution de la musique carranguera, une histoire racontée autour de la vie de Jorge Velosa
2.1. Jorge Velosa enfance à la campagne et scolarité à Bogotá : la Carranga comme une récréation de l’enfance
2.2. La période d’études à l’Université nationale de Colombie (1969-1975) : la gestation du côté contestataire de la musique carranguera
2.3. La gestation du projet carranguero (1975-1979) : la musique caranguera dans la vie bohème de Bogotá
2.4. Los Carrangueros de Ráquira (1979-1982)
2.5. Cantas y Relatos (strophes et récits), 1983
2.6. Jorge Velosa et les Frères Torres (1984-1992) : une association avec une famille de musiciens traditionnels de la région
2.7. Velosa y los Carrangueros (1992-2011) : les nouveaux apports des musiciens à la formation académique
2.8. Les activités extra-musicales de Jorge Velosa
2.9. L’évolution de la musique carranguera au-delà de Jorge Velosa et ses groupes carrangueros
2.10. Conclusion
PARTIE II : ANALYSE DE LA MUSIQUE CARRANGUERA
CHAPITRE 3 : la classification des danses dans la musique carranguera
3.1. Données qualitatives du répertoire de danses
3.2. Les données quantitatives du répertoire
3.3. Conclusion
Chapitre 4 : LA RUMBA DANS LA MUSIQUE CARRANGUERA
4.1. L’évolution de la danse : de la rumba cubaine à la rumba carranguera
4.2. La rumba criolla
4.3. La rumba carranguera
4.4. Conclusion
CHAPITRE 5 : Le merengue
5.1. Du merengue générique au merengue colombien
5.2. Du merengue vallenato cuerdiao au merengue interiorano
5.3. Du merengue interiorano au merengue carranguero
5.4. Conclusion
CHAPITRE 6 : Les danses traditionnelles colombiennes dans la musique carranguera
6.1. La guabina et le torbellino dans la musique carranguera
6.2. Le bambuco dans la musique carranguera
6.3. Le pasillo et le joropo dans la musique carranguera
6.4 Conclusion
CHAPITRE 7 : analyse musicale des danses dans la musique carranguera
7.1. La structure formelle
7.2. Le rythme et les matrices rythmiques dans la musique carranguera
7.3. Les motifs et les phrases mélodiques
7.4. Les comportements harmoniques dans la musique carranguera
7.5. Conclusion
PARTIE III : LE SPECTACLE CARRANGUERO : UNE MISE EN SCENE ENTRE LE DIVERTISSEMENT ET L’ENGAGEMENT POLITIQUE
CHAPITRE 8 : Traitement des textes et engagement politique
8.1. Revendications des musiciens carrangueros : entre le discours et les thématiques des chansons
8.2. La configuration des thématiques des chansons dans la musique carranguera
8.3. Conclusion
CHAPITRE 9 : La mise en scène de l’identité et du territoire
9.1. La mise en scène du corps : la construction d’un personnage pour représenter la figure du paysan carranguero
9.2. La mise en scène du territoire : le spectacle carranguero, un espace fait pour le divertissement
9.3. Conclusion
CHAPITRE 10 : La mise en scène sonore : l’affirmation d’une esthétique sonore paysanne dans la musique carranguera
10.1. La mise en scène instrumentale : la revendication de l’instrumentarium et les modes de jeu instrumental des paysans du Plateau cundiboyacense
10.2. La mise en scène des chansons
10. 3. Conclusions
Conclusion

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