Musiciens ou enseignants ? L’authenticité musicienne à l’épreuve de la formation et de l’expérience

DÉLIMITER LA SCÈNE

Quelques questions préalables pour introduire la recherche

Dès que l’on s’attache à l’étude d’un monde professionnel particulier, on en perçoit les spécificités mais également les dimensions transversales qui en font toute la richesse. Un ensemble de questions émerge qui donne forme progressivement au travail de recherche. C’est donc par ces interrogations qui ont évolué graduellement durant ces trois années de travail que nous introduisons cette recherche. Comment se construit l’identité professionnelle du musicien dans sa trajectoire biographique et relationnelle ? C’est à dire comment cette identité s’impose-t-elle à l’individu comme une forme de réalisation possible et recherchée et comment évolue-t-elle dans le temps et dans l’interaction avec autrui ? Par ailleurs, si l’on considère que ces personnes de référence véhiculent, elles aussi, des conceptions intégrées au cours de leur trajectoire, il est indispensable de se demander à quels modèles les musiciens font objectivement ou subjectivement référence dans leur construction ? L’activité musicale « professionnelle » renvoie à des modalités de constructions qui s’élaborent dans la relation de soi à soi et de soi à autrui. C’est ici la relation de l’individu avec son environnement qui nous importe. L’environnement est porteur, de façon variable et parfois contradictoire, d’un ensemble de valeurs qui sont intégrées et interprétées par l’individu et que nous chercherons à repérer et à analyser. Si les conceptions évoluent au cours de la « carrière » du musicien, de la même manière elles peuvent être différentes selon le contexte ou le milieu social d’origine. Qui sont donc ces acteurs d’un monde que l’on englobe sous le même terme de « musiciens» ? Quelles sont les caractéristiques communes à cet ensemble de personnes qui permettent cette dénomination ? Si tous se définissent par rapport à un objet commun (la musique en tant que pratique commune), comment analyser les différences importantes que l’on peut repérer entre eux ? Leurs activités de travail sont variées, parfois complémentaires, mais aussi parfois très éloignées : L’interprète n’a pas la même activité que l’enseignant par exemple ; de même, l’activité de l’interprète travaillant dans un orchestre symphonique est par bien des points très éloignée de celle de l’interprète de musiques actuelles : Ils n’ont pas le même statut ni les mêmes modes de rémunération ; ils ne jouent pas la même musique et n’interviennent pas sur les mêmes scènes, auprès du même public. Les relations entre les membres du groupe sont autres. L’énoncé de ces différences doit nous inciter à penser l’hétérogénéité de ce monde autant qu’à en rechercher les caractéristiques communes. Si les pratiques concrètes sont si diverses, elles peuvent renvoyer à des valeurs toutes aussi différentes. De la même manière, on peut considérer la proposition inverse : un ensemble de valeurs déjà installées chez l’individu ou dans les groupes qu’il intègre agira sur l’orientation de ses pratiques. C’est donc dans l’interaction de l’individu avec le monde social que s’élabore un ensemble de valeurs qui, si elles présentent une unité et une cohérence, peuvent éventuellement entrer en tension, à différentes étapes de la trajectoire de l’individu, et dans des proportions variables.

C’est par les étapes successives de construction de la trajectoire des musiciens qu’il semble le plus pertinent d’analyser les différentes dimensions qui interviennent dans leur construction identitaire. Nous nous intéresserons successivement aux approches liminaires, lors de la première socialisation, qui créent le lien entre l’individu et la musique. L’origine du goût pour l’expression musicale voit interagir l’influence du groupe familial et des premières formes de socialisation relationnelles et, parfois, institutionnelles. Mais c’est aussi l’influence beaucoup subjective d’un univers d’objets, de situations, de sensations et d’émotions, qui contribue à cette intégration d’un goût ou d’une passion pour la musique.

Vient ensuite le temps des premiers pas sur l’instrument. Pour certains, ils seront rapidement relayés par un enseignement très suivi dans un établissement d’enseignement spécialisé de la musique (école de musique, conservatoire). Pour d’autres, l’accompagnement des premières démarches se fera dans une structure moins institutionnelle (fanfare, maison des jeunes et de la culture, cours associatifs ou particuliers). D’autres encore, que nous dénommerons « autodidactes », resteront à distance de tout accompagnement lors de leur apprentissage. Qu’elles soient relatives à un choix affirmé de l’individu ou dépendante d’un ensemble de dimensions extérieures (géographique, culturelle, économique etc.), les modalités de formation des individus n’orientent pas de façon identique le sens de leur trajectoire ultérieure. C’est à partir des différentes recherches effectuées tant sur le terrain qu’à la suite aux lectures sur les différents niveaux d’intérêt du sujet, qu’a été progressivement construit l’« objet de recherche » (Kaufmann, 1996, p.19) et la problématique de ce travail. Cette recherche est la résultante d’une « rupture épistémologique progressive [ ], un aller-retour permanent entre compréhension, écoute attentive et prise de distance, analyse critique » (id., p.22), supposant un travail conjoint entre le terrain et des théories déjà élaborées. Ainsi, les questions, telle qu’elles sont initialement posées sont « naïves », dans la mesure où elles ne reposent pas sur des appuis théoriques ou des recherches scientifiques pouvant les étayer. Toutefois, elles renvoient à des termes se référant à des concepts scientifiques demandant à être explicités. Une démarche de ce travail de recherche consiste donc à réinterroger ces termes et à définir les concepts auxquels ils se référent ainsi que les champs dans lesquels ils ont été théorisés, dans la perspective tant de définition d’une question de recherche que de celle de la problématique et de ses appuis de référence, ainsi que pour la construction méthodologique de cette étude.

IDENTITÉ OU SOCIALISATION ? 

Sur le concept d’identité 

L’identité : un concept consensuel et ambigu
L’utilisation du concept d’identité est complexe et difficilement utilisable pour cette recherche si son contour et ses limites ne sont pas esquissés. En effet, comme le dit très justement Erikson (1968), plus on écrit sur ce thème et plus les mots s’érigent en limites autour d’une réalité aussi insondable que partout envahissante. De même, Férréol (Férréol, 1991) souligne combien le concept est « vague » et « polysémique». Il constitue également pour Corcuff (Corcuff, 2003), une des évidences les mieux partagées et les moins interrogées, du côté des acteurs mais aussi des univers savants. Requestionnant ces critiques, Kaufmann (Kaufmann, 2004) en tente une théorisation, tout en reconnaissant qu’une définition générale du concept est périlleuse et qu’il constitue une véritable « barbe à papa ». Les travaux contemporains sur le concept d’identité s’accordent souvent sur une définition générale et parfois apparemment consensuelle dont la genèse est liée à des disciplines spécifiques et très variées, allant de la philosophie à la sociologie en passant par la psychologie notamment. Derrière l’apparente homogénéité d’une définition « globale » du concept, la diversité des appuis, leur interprétation ou leur utilisation locale dans une recherche, révèle une réelle difficulté de définition opératoire transversale en sciences sociales. Chaque champ de recherche est amené à spécifier les références utilisées. Ainsi, ce travail porte sur les constructions de carrières, notamment comme processus de socialisation professionnelle. Il prend en compte le rôle des interactions dans les différents groupes d’appartenance, afin d’analyser la trajectoire des acteurs sous un angle biographique et relationnel.

Apports de la philosophie et développements disciplinaires

Le concept d’identité peut être abordé par ce qui, dans ses grandes lignes, permet de le caractériser. Les philosophes grecs ont très tôt relevé sa double construction paradoxale. Déjà pour Ephèse, l’identité est ce qui est identique, l’unité, mais aussi et de façon contradictoire, ce qui est distinct ou différent, l’unicité. Ruano-Borbalan (Ruano-Borbalan, 1998) remarque que derrière ces paradoxes que la philosophie occidentale a tenté de résoudre, émerge l’ensemble des questions liées à une essence de l’identité des êtres et des choses. Actuellement, ces réflexions philosophiques portant sur la permanence à travers le changement sont majoritairement englobées dans une réflexion distinguant nettement les choses et les êtres. Le questionnement contemporain est plus centré sur les relations et les interactions sociales. Gossiaux (Gossiaux, 1997, dans Ruano-Borbalan, 1998) résume la posture actuelle où, d’un point de vue anthropologique, l’identité est un rapport et non pas une qualification individuelle comme l’entend le langage commun. Ainsi, le concept d’identité ne peut pas se séparer du concept d’altérité. Une tentative de définition de l’identité passe de cette façon par la dissociation de ses deux dimensions constitutives, individuelle d’un côté et sociale de l’autre.

Identité individuelle et identité sociale 

L’identité est un processus de construction individuelle permanent dont on peut distinguer plusieurs dimensions. Son premier aspect est constitué par le désir de continuité du sujet, s’exprimant dans l’affirmation d’une appartenance à une lignée, à un environnement, à une culture ou à un imaginaire. Elle s’incarne, sous un second angle, dans un processus de séparation/intégration sociale. Cette opposition se réalise le plus souvent dans un processus conjoint de création de nouveaux repères identitaires liés à une culture jeune et à des groupes spécifiques. Par ailleurs, l’identité n’existe qu’en actes. Présentée de cette façon, l’identité personnelle part entre autre de l’idée d’une construction permanente, comme dans les travaux de L’Ecuyer (L’Ecuyer, 1994), dépassant une conception fondée sur la construction par stades et l’idée d’un stade « final », à l’âge adulte, dans les travaux de Piaget notamment. Pour RuanoBorbalan (Ruano-Borbalan, 1998), qui synthétise cet aspect, actuellement, il est donc communément admis que l’identité se construit dans la confrontation entre les individus au sein des groupes fréquentés. Enfin, la construction identitaire constitue pour les individus un cadre psychologique (schéma mental, système de représentations et filtre des informations). Orienté pour la valorisation de soi et l’autojustification, ce cadre psychologique structure l’action individuelle. Les recherches contemporaines sont particulièrement centrées sur l’étude de la notion de « soi » (image de soi, représentation de soi, construction de soi, contrôle de soi,…), pouvant être définie comme un ensemble de caractéristiques (goûts, intérêts, qualités, défauts,…), de traits personnels (incluant les caractéristiques corporelles), de rôles et de valeurs, que la personne s’attribue, évalue parfois positivement et reconnaît comme faisant partie d’elle-même (L’Ecuyer, 1994). Par ailleurs les psychologues ont mis en avant l’existence d’un sentiment de différenciation individuelle et d’une tendance à la conformation sociale pour tous les individus (Erikson, 1968). Ce qui nous intéresse dans cette approche de la construction personnelle de l’identité, c’est qu’elle met en relief les composantes affectives et émotionnelles, un aspect cognitif, mais également un aspect social. Ainsi, de son côté, le sociologue Mead (Mead, 1933) a mis en avant le lien entre l’activité individuelle et le groupe. Il ressort qu’une étude sur les processus de construction de l’identité peut difficilement s’abstenir de prendre en compte des concepts comme l’autoprésentation de soi par exemple, comme chez Goffman (Goffman, 1973) qui lie de façon indissociable les aspects affectifs et les aspects sociaux. Le « Soi », association du « Moi » (intégration des normes sociales) et du « Je » (actions spontanées), mis en relief par Mead (Mead, 1933), est considéré comme l’élément central de la construction personnelle de l’identité, mais c’est dans l’interaction avec les divers groupes d’appartenance ou de référence avec lequel l’individu est en contact, par adhésion ou par la contrainte, que se développent les relations permettant la construction plus générale de l’identité. Les appartenances multiples de l’individu, successives ou conjointes, réelles ou symboliques, allant des groupes de la socialisation primaire (famille, amis) jusqu’à l’appartenance à la communauté humaine dans son ensemble caractérisent les résultats des recherches contemporaines. Au-delà des différences profondes qui spécifient ces appartenances, la notion même de « groupe » ressort comme catalyseur de l’identification personnelle. La conscience de soi n’apparaît pas comme une pure production individuelle, mais plutôt comme la résultante de l’ensemble des interactions sociales que provoque ou subit l’individu. Lipiansky (Lipiansky, 1992) estime que l’identité doit être conçue comme une totalité dynamique où le groupe socialise l’individu et l’individu s’identifie à lui. Ce processus permet en même temps à l’individu de se différencier et d’agir sur son entourage.

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Table des matières

SOMMAIRE
Présentation générale : de la pratique du métier de musicien au questionnement sur ce monde
PARTIE I. CONSTRUIRE DES INSTRUMENTS POUR COMPRENDRE LE MONDE DES MUSICIENS
Chapitre I – Délimiter la scène
Chapitre II – Identité ou socialisation ?
Chapitre III – L’authenticité comme clef de compréhension de l’identité musicienne
Chapitre IV. Construire des outils pour aborder le terrain
PARTIE II. LE TERRAIN DES MUSICIENS
Chapitre V – Des individus tenus de l’intérieur ? L’intériorisation du goût pour la musique
Chapitre VI – Des formations très contrastées
Chapitre VII – Le métier
PARTIE III – DISCUSSION ET PROLONGEMENT DES ANALYSES
Chapitre VIII. L’authenticité musicienne à l’épreuve de la formation et de l’expérience
Chapitre IX. Les carrières ouvertes aux talents
Chapitre X. L’identité musicienne est-elle soluble dans un corps d’État ?
Chapitre XI. L’enseignant musicien à l’heure de la démocratie culturelle
Chapitre XII. Des figures enseignantes en évolution ?
Conclusion générale. Des individus tenus de l’intérieur ou de l’extérieur ?
LISTE DES SIGLES
BIBLIOGRAPHIE
TABLE DES MATIÈRES
SOMMAIRE DES ANNEXES

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