Mouvance et insistance du regard : vers une représentation dystopique de la machinerie romanesque et sociale 

ÉMERGENCE DE LA POÉTIQUE ÉCHENOZIENNE À L’ÈRE DU POSTMODERNISME

L’écriture parodique de Jean Echenoz est à mettre en perspective avec les expérimentations esthétiques du XX e siècle, tant au sein du cercle littéraire des éditions de Minuit que sur la scène artistique internationale, à travers l’émergence du postmodernisme, en prise directe avec nos sociétés de consommation. Cette crise se répercute sur le plan romanesque : le système de représentation mimétique est ébranlé, dans une sollicitation intermédiale d’autres langages comme celui du cinéma. Le réel se voit désormais fragmenté, à l’image d’un individu disloqué, instable. La poétique echenozienne, par son hypertrophie descriptive, rend compte de cette instabilité et fragmentation de la représentation mais aussi de la fuite de la subjectivité, à travers un large répertoire d’êthê et de postures descriptives.

Renouveau du traitement romanesque par la rupture postmoderniste

La littérature française du XXI e siècle est le fruit des multiples bouleversements esthétiques qui ont animé le siècle précédent et ne peut être considérée indépendamment des mouvements marquants de l’Histoire littéraire, notamment depuis le XIX e siècle. Il s’agira, avant même de nous concentrer l’œuvre echenozienne, d’envisager ces changements romanesques, du naturalisme au postmodernisme, à travers le prisme d’une crise généralisée de la représentation du monde et du sujet.

Pour une définition du postmodernisme

La seconde moitié du XXe siècle connaît une vague contestataire, tant sur le plan sociopolitique que sur le plan esthétique, face à une société dynamique, en perpétuelle évolution et guidée par l’idéal positiviste de progrès. Pourtant, dans La Crise de l’esprit  , Paul Valéry conteste ce positivisme dès 1919, révélant les failles de la connaissance humaine et les désillusions propres à nos cultures occidentales, vouées à l’échec. Ce désenchantement connaîtra son paroxysme dans les massacres perpétrés lors des guerres mondiales et dans l’usage destructeur des innovations scientifiques, comme en août 1945 à Hiroshima. Dans ce contexte de malaise, la thèse hégelienne du sens de l’Histoire, comme marche dialectique vers la réalisation de l’Esprit , n’est plus recevable. De fait, ce contexte historique trouve un écho direct dans le domaine artistique, à travers la question de la « fin de l’art» théorisée par Arthur Danto, qui comprend des enjeux esthétiques, philosophiques mais aussi historiques. C’est dans ce paysage historique et culturel qu’émerge le postmodernisme : il n’est pas question de la fin de la production artistique, mais de l’avènement de la formule « anything goes », prônant l’élargissement du champ des possibles. Les œuvres tentent d’échapper à l’aporie de la modernité, expression de l’idéal désuet de progrès. Le postmodernisme, mouvement interartistique, s’illustre d’abord en architecture à travers les constructions parodiques de Roberto Venturi, Charles Willard Moore ou encore de Michael Graves , entre autres. Dès lors, l’esthétique postmoderniste s’appuie sur le syncrétisme, le mélange des genres et la déstructuration ludique de l’espace et des productions artistiques antérieures.
Le mouvement apparaît plus tardivement en Europe, entre la fin des années 1970 et le début des années 1980, alors qu’on observe déjà ce tournant esthétique dans les années 1960aux États-Unis. Si le postmodernisme connaît une telle expansion, c’est surtout parce qu’il s’inscrit dans une phase générale de remise en question épistémologique, analysée par JeanFrançois Lyotard dans son ouvrage La Condition postmoderne. Le critique postule la disparition des grands récits qui régissaient nos sociétés – il distingue deux méta-récits, à savoir le grand récit de l’émancipation et le récit spéculatif –, considérés dès lors comme illégitimes. C’est ce qu’explique Antoine Compagnon dans Les Cinq paradoxes de la modernité quand, s’appuyant sur la thèse de Jean François Lyotard, il s’intéresse à cet « état de crise généralisé de la légitimité des savoirs, à la déstabilisation des grands déterminismes. » La rupture postmoderne s’étend à chaque domaine, de l’architecture à la peinture, de la philosophie à la littérature. Le roman s’en trouve particulièrement touché, notamment sous l’influence de l’œuvre de Samuel Beckett. En dépit du rejet d’enfermement théorique qui caractérise lepostmodernisme, les critiques tentent de dégager certaines constantes du roman postmoderne, à l’instar d’Antoine Compagnon qui dresse une liste de caractéristiques romanesques :
En 1969, Michael Graves parodie le chef-d’œuvre architectural de Le Corbusier, à savoir la villa Savoye : avec sa création, la Maison Benacerraf à Princeton, il adjoint l’objet esthétique à une villa préexistante et le déstructure, sur le principe de l’inachèvement. . » On remarque que ce bref aperçu met l’accent sur les questions du sens, de la représentation et de l’énonciation, dans un bouleversement général des différents niveaux de narration. Ces critères sont précieux pour aborder la littérature contemporaine, notamment dans l’approche qui sera la nôtre dans le cadre de ce travail autour de la poétique de Jean Echenoz : l’étude des posturesdescriptives, à la jonction des problématiques évoquées ci-dessus.
Néanmoins, si ces traits récurrents tendent à unifier, à fonder la littérature et plus généralement l’esthétique postmoderne par leurs manifestations, ils ne parviennent pas à expliquer ce qu’est le postmodernisme et ne font qu’évincer les paradoxes qui gravitent autour de ce concept littéraire. Sous la plume d’Antoine Compagnon, ce courant constitue le dernier des cinq paradoxes de la modernité. Il faut d’abord noter que la notion de modernité, sur laquelle il se fonde par la négative, dans un mouvement de rejet, aboutit déjà à un non -sens : « Chaque génération rompant avec le passé, la rupture même constituerait la tradition. Mais une tradition de la rupture n’est-elle pas nécessairement à la fois une négation de la tradition et une négation de la rupture ? » L’ensemble de l’Histoire littéraire semble en effet s’appuyer sur ce paradoxe, entre tradition et modernité, entre continuité et discontinuité . Car pour rompre avec les esthétiques préexistantes, encore faut-il en maîtriser les codes et les rouages – à noter qu’Antoine Compagnon associe le postmodernisme à la figure de la palinodie . Le postmodernisme vient encore complexifier et creuser le débat, si bien que toute tentative de définition semble n’aboutir qu’à une aporie. Dans le chapitre 5 des Cinq Paradoxes de la modernité intitulé « À bout de souffle: postmodernisme et palinodie », l’auteur nous confronte au caractère illogique de la formation même du mot.

Les nouvelles approches du sujet romanesque

La littérature du XX e siècle subit un bouleversement subjectif dans sa conception du sujet, aussi bien en tant que personne, entité exophorique, qu’en tant que personnage, instance endophorique. Dans son article traitant du personnage dans le roman, Michel Zéraffa développe cette distinction : Un personnage de roman représente une conception de la personne : une certaine idée de l’homme, une certaine vision du monde parlent à travers son masque. Ce masque est complexe, car une figure romanesque est à la fois le personnage ayant un rôle et l’acteur chargé de le jouer : en tant qu’acteur, le personnage de roman est le porte-parole d’un narrateur exprimant par une écriture les multiples aspects de sa conscience. […] Le tracé du personnage, la manière dont il est présenté au lecteur dépendent avant tout du système de pensée qu’il est chargé de rendre sensible, et ce système est lui-même inscrit dans une civilisation et dans une culture. « Caine […] s’acharnait sur le puzzle presque achevé. Caine faisait des efforts pour ne pas se montrer trop absorbé par le jeu de patience dont l’évidente futilité déclenchait, lui semblait-il, une réprobation muette ; ainsi oscillait-il entre deux attitudes ; lorsqu’il parvenait à placer correctement une pièce, il ne pouvait réprimer un sourire jubilatoire, et, oublieux du détachement qui s’imposait, il se tournait alors vers les autres comme pour leur faire partager son enthousiasme, mais son regard ne croisant que des regards sévères, fuyants, des faces de bois, il récupérait rapidement le masque approprié et reprenait son assemblage avec tous les signes du flegme et de l’intérêt mineur. » (Le Méridien de Greenwich, p. 139)
La transformation du personnage répond donc à des préoccupations sociales et ethnologiques, en particulier dans un siècle marqué par l’essor des sciences humaines, qui s’attèlent à dessiner les contours de la notion de sujet mais aussi à la questionner. L’émergence de la psychanalyse remet en question l’unité du sujet et sa présence, tant dans ses manifestations biaisées par le Surmoi (actes manqués, lapsus) que dans son rapport conflictuel au passé. Cela n’est pas sans évoquer le paradoxe qui anime le XX e siècle : on note un intérêt accru pour le passé dans son étude psychanalytique alors que le mouvement postmoderne prétend s’en détacher dans une forme de libération atemporelle et artistique. Pourtant, il semblerait que la littérature ne puisse rompre ses chaînes à l’égard du passé, dans la mesure où il s’agit d’opérer un mouvement rétrospectif dans l’acte de création , et où le sujet romanesque mis en scène se construit lui même à partir de ses souvenirs et voit sans cesse ressurgir ses traumas. Il est nécessaire de s’arrêter ici sur le développement d’une nouvelle forme d’écriture, en lien avec la psychanalyse et amorcée par James Joyce dans Ulysse, à savoir le stream of consciousness. Le flux de conscience repose sur un principe de fragmentation de l’écriture et du sujet, assailli de pensées ou souvenirs, dont le style marque la dimension fugace et décousue. Selon Virginia Woolf, la vérité du personnage, son identité, se construit à partir de « myriades d’impressions»,imprévisibles et fragmentaires, laissées au lecteur accédant aux pensées du personnage, par le biais de la forme du monologue intérieur. D’une certaine manière, le sujet romanesque apparaît comme tourmenté, déchiré. Mais c’est également le concept même de personnage classique, typiqu , qui se déchire et se déconstruit progressivement. Dans Pour un Nouveau Roman, Alain Robbe-Grillet dresse unprocès des notions littéraires dépassées et compare les personnages à « des fantoches auxquelseux-mêmes [les créateurs] ont cessé de croire». Le sujet romanesque suscite donc une certaine défiance, un soupçon au sein de la critique française, enthousiasmée et nourrie par la littérature étrangère, par des auteurs comme James Joyce ou encore Franz Kafka. On peut d’ailleurs considérer que la célèbre œuvre de ce dernier, intitulée La Métamorphose, préfigure, sous forme de métaphore, l’évolution de la conception du personnage : le narrateur-personnage, d’abord anthropomorphe, se transforme en insecte une nuit, et se voit peu à peu dépossédé de ses attributs humains, physiques puis psychiques. Le processus de déshumanisation aboutit à la mort – tant biologique que théorique – du personnage. Ce dernier tend à devenir une formevide, dénuée de densité psychologique pour autrui, et par conséquent une enveloppe à remplirde nouvelles significations et valeurs, au gré des avancées des sciences humaines et de lasociété. Cet évidement de la figure romanesque amorcé avec le Nouveau Roman est à appréhender en regard avec le désenchantement de nos sociétés, analysé sous un angle sociologique par Max Weber, qui s’intéresse au recul du religieux et à l’effondrement des mythes. L’extension du modèle de l’homo economicus anéantit toute possibilité de transcendance et confronte à l’individu à une vacance, une crise de sens. Par mimétisme, on aboutit à un remodelage des mythes littéraires qui passe d’abord par leur destruction, à l’image de celui du héros, traditionnellement mu, porté par sa destinée et glorifié dans ses actes. Au fil du XX e siècle, ce modèle romanesque, déjà moqué jadis par Miguel de Cervantes, se trouve contesté par l’émergence de personnages célèbres pour leur inaffectivité, à l’instar de Meursault dans L’Étranger en 1942, dont l’impassibilité et la froideur se révèlent à travers le style distancié et paratactique d’Albert Camus . On parle désormais d’antihéros, dans la mesure où le personnage devient une figure banale, voire marginale, qui se heurte à une société à la dérive, en quête de sens – suivant la double acception du terme –, mais privée de destinée.

Une poétique de la diversité : les influences intertextuelles et intermédiales

Dans la mesure où Jean Echenoz est un romancier dont l’ensemble de l’œuvre se trouve publiée aux Éditions de Minuit, on tend à l’inscrire dans une littérature héritée du Nouveau Roman, véritable impulsion d’écriture pour les auteurs qui émergent dans le champ littéraire durant la seconde moitié du XX e siècle. Les théories d’Alain Robbe-Grillet dans Pour un Nouveau roman constituent des préceptes novateurs dans l’approche du réel ou encore du personnage, comme nous l’avons évoqué précédemment ; Jean Echenoz revendique l’influence du porte-parole du Nouveau Roman lorsqu’il évoque en entretien son souvenir de lecture des Gommes à dix-huit ans. Il témoigne de son intérêt particulier pour le traitement des objets dans ce roman, « la façon de les considérer comme des identités romanesques ». En effet, Alain Robbe-Grillet n’a de cesse d’insister sur l’importance, tant quantitative que qualitative, des objets au sein du roman. On observe que cela se répercute directement dans son écriture, à travers de multiples personnifications qui recentrent l’attention sur des objets du quotidien. Jean Echenoz va jusqu’à s’amuser de cette convention littéraire au sein de ses romans, comme ici avec une pause narrative sur un outil, le tournevis :
Mais hélas, les choses se sont encore compliquées car chacun de ces tournevis était toujours un peu trop grand ou trop petit pour la taille de la vis, chacun passant à l’autre la responsabilité de l’affaire, se défaussait en ricanant sur son voisin comme s’ils conspiraient à se montrer tous incompétents. Doit-on rappeler qu’il est déconseillé d’acheter les tournevis par lot, sachant qu’ils prennent très vite un mauvais esprit de groupe ? (Envoyée spéciale, p. 117)
Les objets sont prétexte à un comique de situation : du fait de leur humanisation dysphorique, ils deviennent effectivement, selon la formule echenozienne, de véritables « identités romanesques », allant presque jusqu’à effacer la présence des personnages anthropomorphes de la scène. Dans la lignée du Nouveau roman, Jean Echenoz impose ainsi un traitement particulieraux objets romanesques, en insufflant une tonalité comique au récit.

L’omniprésence du regard intrusif et descriptif

Avant d’esquisser les traits principaux du réseau descriptif dans Envoyée Spéciale, il est nécessaire d’appréhender sous un angle théorique certaines notions littéraires clé de notre étude, à savoir celle de description, recouvrant de multiples fonctions et enjeux, ainsi que celle de posture, tant dans ses manifestations littéraires que dans ses ancrages sociaux, mobilisantdifférents êthê, diverses stratégies perceptives, descriptives, mais aussi réceptives et décryptives.

Les enjeux majeurs de l’écriture descriptive

La question de la description se situe dans le prolongement direct de la problématique littéraire de la représentation, que nous avons esquissée précédemment. Elle en constitue le versant stylistique, qui va interroger les différentes modalités d’appréhension mais surtout de retranscription du monde par l’acte d’écriture. Si toute description est une représentation, alors la parole – au sens large, qui englobe l’énoncé écrit, textuel – devient un mode d’appropriation du réel et non pas une copie conforme de ce dernier. La description constitue un automatisme langagier : on remarque que tout locuteur, cherchant sur le mode de la retranscription, de la remémoration ou plus simplement, de la présentation, à évoquer une personne, un objet, un lieu ou un fait, va nécessairement mobiliser des codes descriptifs dans son énoncé, afin d’engendrer un processus de visualisation chez son locutaire. Selon le théoricien Jean-Michel Adam, décrire est un acte de langage naturel pour l’être humain comme il l’explique dans La Description. Il définit même le geste descriptif, au-delà de son sens littéraire, comme le « mode de renvoi au monde le plus propre à une langue maternelle », avec la vocation déictique du langage. À l’inverse de la deixis ancrée dans une situation d’énonciation donnée, la description peut sedéployer aussi bien sur le plan de l’histoire que sur le plan du discours, selon la distinction quel’on doit à Émile Benveniste. Elle est une composante nécessaire du récit romanesque,d’autant plus qu’elle va permettre – dans l’incipit notamment, qui accorde à l’énoncé descriptif une place privilégiée – de poser le cadre de la diégèse, d’en présenter l’époque, le lieu ou encore les personnages, ce qui lui confère le statut de « texte d’exposition ». Néanmoins, cette distinction nette entre récit et discours semble peu probante dans le cadre d’une étude de l’écriture descriptive, dans la mesure où les frontières s’avèrent poreuses entre la vocation déictique et le geste descriptif, entre l’énoncé discursif et l’énoncé descriptif. En effet, le texte descriptif peut être marqué d’une certaine oralité – par le recours à des présentatifs notamment –, comme si l’enjeu ne se situait plus seulement dans la représentation d’un univers de référence mais également dans la représentation d’un discours. On observera cette ambiguïté, ce brouillage chez Jean Echenoz, dont l’écriture oralise l’énoncé descriptif, en particulier par des effets de cumul de voix, de polyphonie. L’étude de la description recoupe donc de nombreux enjeux énonciatifs, qui comprennent aussi bien le rapport de l’individu-locuteur au monde que la relation au discours, au langage même. De facto, l’énoncé descriptif met en place une relation entre un sujet et un objet, dont la complexité se joue à travers les différentes fonctions que l’on attribue à la description, de sa fonction représentative à sa fonction productive, en passant par les fonctions expressive, ornementale et dilatoire de celle-ci. Nous nous pencherons sur ces différents critères fonctionnels au fil de notre analyse des énoncés descriptifs dans Envoyée Spéciale.

Le réseau descriptif dans Envoyée Spéciale

Le roman Envoyée Spéciale tend à redonner à la description ses lettres de noblesse, dans la mesure où les séquences descriptives s’y multiplient de manière hypertrophique. De son rapport avec le roman d’espionnage découle un paradoxe : soit on considère ces fragments romanesques comme des pures digressions, dont l’apparente gratuité éloigne le lecteur du fil de l’intrigue, soit on les envisage comme des passages obligés pour tout roman, des « lieux de stockage d’indices » selon l’expression de Philippe Hamon. C’est sur cette ambiguïté quejoue Jean Echenoz dans son œuvre, en accordant une place si privilégiée à l’écriture de la description : il entend proposer une reconsidération de la description dans son mode d’assemblage romanesque. Dans un entretien à Sophie Joubert, il déclare qu’un « livre est toujours un ramas de déchets, en tout cas le résultat d’une accumulation d’observations, de choses entendues, lues . » L’écriture répond à une observation fine du monde, ce qui explique sa dimension fortement descriptive, entremêlant aussi bien des perceptions visuelles que sonores, comme nous aurons l’occasion de le remarquer dans Envoyée Spéciale. Ces propos de l’auteur posent la question de l’origine de l’élaboration romanesque, de la collecte de matériaux romanesques, dont le livre est la résultante. Jean Echenoz répond parfaitement à l’un des impératifs énoncés dans Du Descriptif, à savoir « réunir d’abord sa documentation avant d’écrire sa description » : cette documentation, réunie dans sescarnets de notes, se compose essentiellement de ses propres perceptions quotidiennes, de recherches encyclopédiques, sur tel ou tel sujet, personnage historique ou lieu, éveillant sa curiosité, et de notes prises à partir de faits divers – « matériau d’incitation à la mise en récit » selon Philippe Hamon. Sans s’étendre sur les informations autour de ces faits divers source d’inspiration, dans la mesure où il n’en conserve que quelques éléments, Jean Echenoz en loue l’efficacité narrative : « Il n’y a jamais plus d’1% de la réalité qui soit pertinent en termes de romanesque, mais ces détails-là sont toujours plus romanesques que ceux que l’on pourrait inventer . » Cette transposition du réel dans la fiction sous la forme de détails, dont le développement s’étend de la simple notation descriptive à un fragment de plusieurs pages, assure une résonance contemporaine au roman,un « effet de réel » au sens où l’entend Roland Barthes – du fait de leur insignifiance apparente. Dans le cas d’Envoyée Spéciale, Jean Echenoz explique, lorsqu’il présente brièvement le roman en 2016, que le projet romanesque est parti de trois lieux : Paris et la Creuse, deux endroits qu’il connaît bien, et la Corée du Nord, dont il ignorait tout. C’est précisément l’opacité de cette destination, « comme une tâche aveugle », pour reprendre ses mots, qui a suscité son intérêt, aiguisant d’abord son envie de documentation puis son désir de création. Or, cette curiosité intellectuelle, cette phase de documentation, trouve des répercussions directes dans sa poétique, à travers le didactisme de la voix de l’instance narrativeou de certains personnages. Dans Envoyée Spéciale, on retrouve tout un développement sur la situation politique et socio-économique de la Corée du Nord, par l’intermédiaire du général Bourgeaud, qui entre en écho avec les informations qu’a pu lire l’auteur lui-même dans sa phase de préparation du roman.

AMBIVALENCE DE LA POSTURE DESCRIPTIVE ET JEU DES POINTS DE VUE

Au sein d’Envoyée Spéciale, la posture descriptive se veut mobile, à l’image et au rythme d’un réseau descriptif qui joue sur les mouvements narratifs et digressifs. Le principe de polyfocalisation qui gravite dans l’œuvre rompt tout ancrage subjectif, au profit d’une véritable instabilité focale qui oscille entre les différents plans de narration. Il s’agira de hiérarchiser et de classifier ces différents points de vue selon leurs modalités formelles, tant descriptives qu’énonciatives : de la présence hypertrophique et polymorphique d’un narrateur à l’effacement subjectif des personnages, la posture est mouvante et parfois paradoxale au fil des séquences descriptives, déroutant le lecteur sur le plan esthétique et le poussant à s’adapter lui-même aux stratégies posturales intratextuelles.

Postures et impostures du narrateur-descripteur

Dans Le narrateur. Introduction à la théorie narrative, Sylvie Patron définit le narrateur en ces termes : « le narrateur n’est pas l’auteur ; c’est un personnage à qui l’auteur a délégué le pouvoir de raconter . » L’écriture echenozienne vient nuancer cette conception traditionnelle, mettant en scène un narrateur protéiforme, tantôt narrateur-auteur tantôt narrateur-personnage, au moyen d’une déconstruction des niveaux narratologiques. Chez Jean Echenoz, l’évidence du narrateur côtoie paradoxalement son inconstance. Dans cette poétique de la mouvance posturale, il bénéficie d’une place énonciative de choix, en tant qu’instance intermédiaire entre l’auteur et ses personnages.

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Table des matières
REMERCIEMENTS
SOMMAIRE
INTRODUCTION
1. ÉMERGENCE DE LA POÉTIQUE ÉCHENOZIENNE À L’ÈRE DU POSTMODERNISME 
1.1. Renouveau du traitement romanesque par la rupture postmoderniste
1.1.1. Pour une définition du postmodernisme
1.1.2. La crise de la représentation romanesque
1.1.3. Les nouvelles approches du sujet romanesque
1.2. La poétique de Jean Echenoz : les transgressions romanesques
1.2.1. La réaffirmation d’une posture d’auteur face à l’art romanesque
1.2.2. Une poétique de la diversité : les influences intertextuelles et intermédiales
1.2.3. Le jeu parodique autour des genres paralittéraires : le cas du polar
1.3. L’omniprésence du regard intrusif et descriptif
1.3.1. Les enjeux majeurs de l’écriture descriptive
1.3.2. Posture descriptive, posture littéraire
1.3.3. Le réseau descriptif dans Envoyée Spéciale
2. AMBIVALENCE DE LA POSTURE DESCRIPTIVE ET JEU DES POINTS DE VUE 
2.1. Postures et impostures du narrateur-descripteur
2.1.1. Le regard joueur : le filtre comique de la description
2.1.2. Le détournement de l’omniscience de l’instance narrative
2.1.3. Omniprésence et irrévérence d’un narrateur polymorphe
2.2. Postures descriptives des personnages : vers un effacement subjectif
2.2.1. Le parasitage commentatif du narrateur
2.2.2. L’instabilité focale et le refus de pathos
2.2.3. L’effacement du regard et de la voix des figures romanesques
2.3. Postures du lecteur-descriptaire : entre inclusion et confusion
2.3.1. Participation du narrataire au jeu descriptif et énonciatif
2.3.2. Manipulation du narrataire à travers une esthétique de l’incongruité
2.3.3. Regard défiant et sceptique du descriptaire face à l’énoncé descriptif
3. MOUVANCE ET INSISTANCE DU REGARD : VERS UNE REPRÉSENTATION DYSTOPIQUE DE LA MACHINERIE ROMANESQUE ET SOCIALE 
3.1. La prégnance de l’œil de la caméra dans le montage romanesque
3.1.1. Le diktat des écrans et la métaphore journalistique
3.1.2. Le recours à la grammaire du cinéma
3.1.3. Les références intermédiales à l’univers cinématographique des frères Coen
3.2. La peinture d’une société de l’artifice et de la défiance
3.2.1. Mise en scène de postures socio-théâtrales
3.2.2. Posture de manipulation et de défiance au sein du microcosme social
3.2.3. Errance et vacuité du sujet dans une société malade
3.3. Regard spéculaire sur l’artefact romanesque : l’écriture de l’autoreprésentation
3.3.1. L’instabilité de la scène énonciative et sociale
3.3.2. Une esthétique du dédoublement métatextuel
3.3.3. De la porosité focale à l’écriture spéculaire : vers une dystopie ou une libération ?
CONCLUSION 
BIBLIOGRAPHIE
SITOGRAPHIE 
ANNEXE 
FORMULAIRE ANTI-PLAGIAT
RÉSUMÉ ET MOTS CLÉS

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