VERS UNE CONCEPTION RÉTICULAIRE DE LA MESSAGERIE
L’acception moderne de la messagerie s’est singulièrement restreinte du fait de la spécialisation des fonctions de transport, puisqu’elle ne comprend plus l’acheminement du courrier, qui relève du monopole postal, ni les services de voyageurs auxquels le terme a pu renvoyer jusqu’au 19ème siècle. Au départ système de transport mixte, la messagerie se limite aujourd’hui au seul transport de marchandises. Elle se définit donc comme le métier qui consiste à collecter et à distribuer sur une base régulière des flux aléatoires de colis. Pour ce faire, l’ensemble des techniques de transport lui est ouvert. A côté de la régularité et de la taille réduite des envois, intervient aussi le caractère d’un service qui est assuré de « bout en bout », de la porte de l’expéditeur à celle du destinataire. Le marché de la messagerie s’adresse avant tout à des industriels ou des distributeurs. Cette approche écarte en principe les envois entre particuliers qui transitent le plus souvent par le système public postal aux modalités de fonctionnement très spécifiques. On peut toutefois y inclure les envois d’industriels ou de distributeurs à des particuliers qu’illustre par exemple le système de la Vente Par Correspondance (VPC).
Partant des insuffisances des contours juridiques de l’activité dans une optique géographique, il s’agit dans cette première section de préciser aussi clairement que possible les grands traits d’une structure organisationnelle à base territoriale. Cette approche permettra d’établir un vocabulaire spécifique reposant sur des opérations techniques et de définir le rôle des différents intervenants. Progressivement émergera une conception fonctionnelle de la messagerie comme activité économique spécifique et comme objet d’une possible étude géographique.
LE CADRE JURIDIQUE
Avant de correspondre à une notion fonctionnelle ou commerciale, la messagerie renvoie à un type de contrat dans la législation des transports de marchandises. Le cadre strictement réglementaire ne reconnaît que deux catégories de fret où la messagerie est employée comme synonyme d’envoi de détail. Au sens juridique , elle renvoie à un type de contrat de transport dont ne relèvent que les envois de moins de trois tonnes, quel que soit le mode de transport employé. La limite pondérale est importante, car au-delà des trois tonnes, l’envoi relève du contrat-type, alors qu’en-deçà de cette charge, s’applique le contrat type messagerie . Dans cette approche juridique, aucune référence n’est jamais faite aux conditions techniques d’exploitation sur lesquelles nous reviendrons : l’attention est ici centrée sur la détermination des responsabilités et des contraintes qui incombent aux différents intervenants.
L’origine de la limite des trois tonnes est à rechercher dans la TRO (Tarification Routière Obligatoire) entrée en vigueur à partir de 1961 et au-delà dans le texte de coordination sur les transports de 1949. On peut penser que l’origine même de cette référence pondérale est à chercher dans un barème de tarification que la SNCF appliquait alors aux groupeurs, et avant elle les diverses compagnies ferroviaires, en référence à des contraintes techniques et à des options commerciales. Il existait en fait deux limites pondérales dans l’acception ferroviaire des envois de détail, associée à des tarifications spécifiques. Selon les catégories des produits, elles se situaient à 3 ou à 5 tonnes . C’est donc la première limite qui a été retenue par le législateur et finalement adoptée comme référence unique par l’ensemble de la profession, sans que nous puissions en motiver le choix, sinon par le tonnage réduit auquel correspondent la notion et les pratiques liées à l’envoi de détail. Le monde routier a longtemps calqué ses prix sur ceux mis au point par les ingénieurs et commerciaux ferroviaires pour des raisons à la fois d’alignement tarifaire sur un mode de transport alors dominant et pour des raisons de commodité de calcul, « laissant ce travail d’Hercule aux polytechniciens de la SNCF ».
Aujourd’hui cette limite est largement vidée de toute validité pratique et ne conserve qu’une signification juridique. Le poids moyen des envois en messagerie est nettement plus bas : la plupart des professionnels estiment que 600 kg représente la limite maximale des envois de leurs propres services traités fonctionnellement en messagerie, selon le principe d’un groupage après rupture de charge. Au-delà, dans la pratique des transporteurs, les envois sont assimilés aux lots, c’est-à-dire qu’il ne sont plus déchargés à quais. De tels envois jusqu’à la limite des trois tonnes continuent cependant à relever juridiquement du statut de la messagerie. On a donc bien ici affaire à une dissociation entre les pratiques professionnelles et le cadre du droit commercial. L’actuelle discussion sur une refonte des contrats types conduirait à redéfinir le seuil à 500 kg .
A l’autre extrémité de l’échelle pondérale, le monopole postal s’applique pour les lettres , sans limitation de poids et les paquets de papiers (à l’exclusion des envois « par exprès », effectués par les employés d’une entreprise pour son compte exclusif). Ainsi, les factures ne peuvent transiter avec les marchandises, car elles revêtent un « intérêt immédiat » qui les assimile au courrier et les affecte donc au monopole postal. Le monopole sur les envois de marchandises de moins d’un kilo n’est pas revendiqué par la Poste ; en effet, il existe des dispositions légales de limitation pour les prestations « dissociables du service d’intérêt général » (c’est le cas des envois express) et pour les prestations que la Poste comme service public n’est pas réputée en mesure d’offrir. Le secteur postal réservé concerne par conséquent « le courrier standard et adressé, ne contenant ni imprimé, ni produit. Il se limite donc aux envois de communication individuelle, à savoir lettres et cartes » . Cette disposition ouvre la voie à de multiples opérateurs privés de plus en plus impliqués sur le marché, invoquant entre autres la contrainte des délais pour offrir leurs services aux entreprises. Les messagers expressistes sont présents pour un acheminement national et international, dès lors que leur prestation n’entre pas dans le cadre d’une obligation universelle. Pour les segments d’activité particulièrement rentables des envois entre entreprises, de larges brèches existent dans le monopole, exploitées en particulier par les coursiers. Concernant l’express, Jet Services a ouvert la voie en France à nombre d’autres opérateurs depuis plus de 25 ans . A l’inverse, les acteurs privés accusent les entreprises publiques ou à capitaux publics (en France, La Poste et ses filiales de droit privé) de concurrence déloyale par les avantages dont elles peuvent disposer (subventions croisées, abus de position dominante, exonération du droit de timbre) . Dans son étude, Catherine Balivo note justement que « devant les imperfections que présente la base légale du monopole postal, c’est bel et bien la jurisprudence et non la simple règle légale qui actualise le champ d’application du service public » .
Une définition contractuelle
Outre le poids spécifique de l’envoi unitaire qui est limité pour la messagerie, la distinction juridique entre contrat-type et contrat de messagerie se définit alors au moins par quatre autres points :
Le chargement
Dans le cadre d’un « contrat-type », où le poids de l’envoi dépasse les trois tonnes, « le calage et l’arrimage des marchandises incombent au donneur d’ordres <l’expéditeur> qui a la charge de leur exécution. » . Ce n’est pas le cas pour la messagerie où le chargement passe sous la totale responsabilité du transporteur en ce qui concerne le déplacement de la marchandise.
Les tarifs
Aujourd’hui la tarification des transports est libre, quel que soit le secteur concerné. Mais longtemps, le statut des transports de messagerie a été moins contraignant que celui du transport généraliste (lots et charges complètes) : alors que les transports routiers de marchandises étaient soumis à des limitations réglementaires d’accès à la profession et à une tarification routière (TRO) qui fixait légalement le montant des prestations, la messagerie jouissait d’un accès plus ouvert et les prestataires déterminaient librement leurs tarifs . Toutefois, lorsqu’un commissionnaire faisait appel au transport public pour assurer une traction par un transporteur tiers, il était bien sûr soumis à la règle générale, jusqu’à la suppression définitive de celle-ci en 1986.
Les délais
Comme pour la limite des trois tonnes, la spécification des délais réglementaires ne correspond plus depuis longtemps aux normes couramment pratiquées. Ainsi, le contrat type messagerie précise que le délai d’acheminement est d’un jour par tranche de 400 kilomètres à parcourir (ce qui correspond à une contrainte équivalente au transport relevant du contrat-type général). Au temps de transport s’ajoutent les délais de livraison locale : un jour pour les communes de plus de 10000 habitants et les sous-préfectures, deux pour les autres localités. En fait ces précisions, comme pour les limites pondérales, sont illusoires : leur validité est très largement caduque et vidée de toute signification commerciale. Alors que les temps d’acheminement pratiqués aujourd’hui dépassent très rarement 48 heures pour l’ensemble du territoire français, le tableau cite encore des délais de livraison d’une semaine !
La question des délais intervient aussi au moment de la livraison. Au-delà d’un dépassement notifié de 30 minutes après son arrivée, le messager peut, soit traiter l’affaire comme un empêchement et quitter les lieux en laissant un avis de passage, soit poursuivre son attente, moyennant un complément de rémunération .
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Table des matières
INTRODUCTION GENERALE
PREMIERE PARTIE : LE MARCHÉ DE LA MESSAGERIE ET SON ANCRAGE TERRITORIAL
INTRODUCTION DE LA PARTIE 1
SECTION 1. VERS UNE CONCEPTION RÉTICULAIRE DE LA MESSAGERIE
Chapitre 1. Le cadre juridique
Chapitre 2. Une approche fonctionnelle
Chapitre 3. La segmentation du marché
Chapitre 4. L’implantation territoriale, critère de différenciation des acteurs
SECTION 2. LE RÔLE ET LA PLACE DE LA MESSAGERIE DANS L’ACTIVITÉ DE TRANSPORT DE MARCHANDISES
Chapitre 1. Structure et dynamique des envois de détail
Chapitre 2. La messagerie dans la démarche logistique
Chapitre 3. Les spécificités de la messagerie dans l’organisation logistique
CONCLUSION DE LA PARTIE 1
DEUXIÈME PARTIE MORPHOGENÈSE TECHNIQUE ET TERRITORIALE DES SERVICES DE MESSAGERIE
INTRODUCTION DE LA PARTIE II
SECTION 1. L’INFLUENCE DURABLE DU SYSTEME FERROVIAIRE
Chapitre 1. Les commissionnaires et la messagerie jusqu’au milieu du 19ème siècle
Chapitre 2. L’essor du transport ferroviaire de messagerie
Chapitre 3. La SNCF et l’extension du système ferroviaire
Chapitre 4. Des réformes sans lendemain ?
SECTION 2. LES FAMILLES TRADITIONNELLES DE MESSAGERS ET LEURS STRATEGIES DE DEVELOPPEMENT
Chapitre 1. L’ éclatement professionnel initial
Chapitre 2. Trois stratégies de maillage du territoire national : Calberson, Prost et Mory
Chapitre 3. L’avènement de l’express
CONCLUSION DE LA PARTIE II
TROISIÈME PARTIE: L’ORGANISATION TECHNIQUE ET MORPHOLOGIQUE DES RÉSEAUX DE MESSAGERIE
INTRODUCTION DE LA PARTIE III
SECTION 1. ELEMENTS D’ARCHITECTURE DES RESEAUX
Chapitre 1. Règles d’exploitation et gestion des flux
Chapitre 2. L’organisation fonctionnelle des noeuds
SECTION 2. LES PRINCIPES ECONOMIQUES D’ORGANISATION SPATIALE DES RESEAUX DE MESSAGERIE
Chapitre 1. La construction et l’interprétation d’un modèle théorique de référence
Chapitre 2. Vérifications empiriques
Chapitre 3. Forme du réseau et choix du mode de transport : des rapports réciproques
Chapitre 4. Une interprétation dynamique des systèmes d’exploitation
CONCLUSION DE LA PARTIE III
CONCLUSION GENERALE