En écho aux deux premières des trois grandes interrogations philosophiques, « Que puisje savoir ? Que dois-je faire ? Que m’est-il permis d’espérer ? », il est d’usage de distinguer, au sein de la philosophie moderne, la philosophie de la connaissance, ou épistémologie, de la philosophie morale, ou éthique. Mon enquête se situera à la croisée de ces deux questions en les associant : « Que puis-je savoir de ce que je dois faire ? ». Il n’est pas indifférent pour cette enquête que la première appellation, philosophie de la connaissance, et non la seconde, philosophie morale, comporte avec la copule « de » la marque de la distance entre la connaissance, aujourd’hui très largement associée aux sciences, et la réflexion philosophique sur la connaissance ainsi acquise. Il n’en va pas de même pour la philosophie morale, à la fois philosophie et morale, qui regroupe le vaste domaine de tout ce qui peut contribuer à répondre à l’interrogation du « Que dois-je faire ? », vaste domaine couvrant les éthiques appliquées, les théories morales qu’elles soient religieuses ou non, et enfin la méta-éthique qui, elle, pourrait être qualifiée, par analogie avec la philosophie de la connaissance, de philosophie de la morale.
La distance ainsi concrétisée par ce petit « de » entre la connaissance et la philosophie de la connaissance témoigne de l’éloignement entre la science et la philosophie. Le développement de la science moderne en occident, à partir du 17e siècle, s’est en effet appuyé sur un partage des rôles entre les sciences d’une part, chargées d’éclairer le « comment » des phénomènes, en restant à distance convenable des préceptes religieux, et ainsi des bûchers, et la religion d’autre part, qui se charge de leur « pourquoi » ainsi que de l’articulation entre nos croyances et les structures de la société, en bonne entente avec les pouvoirs temporels. Ce partage des rôles conduisit la science à s’éloigner également de la philosophie qui ne saurait limiter, elle, son questionnement. Il a en contrepartie permis le développement des sciences naturelles au-delà de tout ce qui aurait pu apparaître comme vraisemblable dans les siècles passés.
Mais plusieurs perturbations sont venues mettre en péril ce fragile équilibre. Tout d’abord, et dès le début de la science, il s’est avéré très difficile d’arrêter la curiosité qui l’anime aux portes de l’église, du parlement ou du lycée. Observer le mouvement des planètes n’est pas sans remettre en cause des dogmes établis, qu’on le recherche ou non. Et inversement, plus récemment, les succès de la science ont conduit les églises, les dirigeants politiques et les philosophes à souhaiter être « scientifiquement informés ». On voit mal comment une religion pourrait aujourd’hui maintenir de façon non allégorique qu’un Dieu a créé un univers géocentrique. Dans son mouvement, la science s’est affranchie dès l’origine des limites des territoires politiques et religieux, et les règles politiques, morales ou religieuses locales sont alors apparues comme telles, locales, et ce au risque de saper leurs prétentions à l’universalité, aux justifications absolues. Sur un plan plus pratique, le développement des sciences modernes consomme aujourd’hui des ressources importantes qui supposent l’engagement affirmé de sociétés entières, elle ne peut être le fait de groupes restreints. Ces multiples perturbations du partage initial des rôles dans notre modernité occidentale ont conduit à une relation de plus en plus intriquée des multiples sciences avec la philosophie, les religions et les pouvoirs temporels, appelant alors la philosophie des sciences à une tâche importante : décrire cette intrication au fur et à mesure que croissent les connaissances scientifiques et, avec elles, les capacités à interpréter le monde puis à fournir des outils pour le changer. Quand les sciences, par leurs succès comme par leurs coûts, par leurs apports comme par les risques de déstabilisation qu’elles induisent, portent des enjeux à l’échelle des sociétés, alors vient, en miroir, une vaste question : en quoi les connaissances acquises à la lumière de la démarche scientifique moderne peuvent-elles contribuer à la conduite des affaires du monde ? Les hommes des Lumières ont pensé que « beaucoup » était la réponse enthousiasmante à cette question, les positivistes ont peut-être pensé que « tout » était la seule réponse sensée, mais les humanistes ont insisté sur la nécessaire conscience qui devait conduire, avant tout, les affaires humaines.
Morale et philosophie morale
La définition de la théorie morale que je propose de retenir ensuite est habituelle, principalement constituée d’une part de la définition du Bien à rechercher et, d’autre part, de règles morales à respecter pour l’atteindre. L’objectif d’une théorie morale est d’aider l’acteur moral à répondre à la question du « que dois-je faire ». La présentation se poursuit par une approche des trois grandes familles de théories morales habituellement reconnues, le déontologisme, le conséquentialisme et l’éthique des vertus. Pour couvrir l’ensemble des positions des penseurs moraux, je complète cette rapide présentation avec des théories selon lesquelles l’objectif des théories morales est inatteignable, comme l’affirment le nihilisme moral et la théorie de l’équilibre réfléchi.
Le domaine moral
Un exemple paradigmatique
Un homme passe à côté d’un étang, il entend les appels d’un enfant qui se noie. Que vat-il faire ? Se précipiter au secours de l’enfant et être alors en retard à son rendez vous et, peut-être même, abîmer dans l’eau son habit et ses chaussures, ou passer son chemin en abandonnant le petit noyé à son destin ? Face à une telle situation, nous n’avons guère de doute, l’homme a une obligation morale à se porter au secours de l’enfant. Un retard dans sa journée, la perte d’un habit ou d’une paire de chaussures, ne sont rien au regard du drame de la noyade d’un enfant. Ne pas le faire serait immoral et, dit-on, inhumain .
Définir le domaine moral consiste, pour toute personne intéressée à l’étude du comportement humain, à tenter de reconnaître dans une situation paradigmatique comme celle de l’homme passant à côté de l’étang, à laquelle on accorde une dimension morale, ce qui fait qu’on lui attribue cette dimension. Une telle définition du domaine moral est difficile à préciser et beaucoup considèrent en pratique ce domaine comme indéterminable . Plusieurs stratégies sont néanmoins possibles. La première stratégie, que je viens d’employer, consiste à donner un exemple exempt de toute ambiguïté apparente et d’en déduire l’existence du phénomène moral comme évidente. Ce phénomène est celui de l’altruisme désintéressé qui consiste à entreprendre une action coûteuse sans autre raison que, justement, morale. Profitant de l’élan donné par cet exemple évident, on poursuit en soulignant que l’étude de ce phénomène moral est importante pour comprendre le comportement humain et que c’est cette étude détaillée qui précisera plus tard les contours du domaine moral . L’étude détaillée proposera ensuite une conception de ce qu’est la morale et, par contre-coup, contribuera à définir le domaine moral dans le cadre de cette conception. En somme, point n’est besoin de définition précise pour commencer à étudier le domaine moral, quelques exemples suffisent car le phénomène est omniprésent et nos intuitions sont fortes en la matière.
Ce qui fait d’une situation morale qu’elle est morale
Seconde stratégie, et toujours en s’appuyant sur la force spontanée de quelques exemples évidents d’actes altruistes, il est possible d’analyser ces exemples non ambigus de situations morales selon de multiples facettes et de rechercher la source du caractère moral de la situation dans chacune de ces facettes. On peut ainsi, en reprenant l’exemple de l’homme passant à côté de l’étang, proposer que la dimension morale soit apportée par la présence simultanée d’une victime potentielle, l’enfant, et d’une personne qui apparaît maître de ses actes, personne qui sera considérée moralement responsable car elle peut intervenir ou non. La présence d’une victime et d’un acteur responsable semble d’un poids fort pour caractériser cette situation de « morale ». On peut également, autre dimension, souligner la nécessité de la prise de décision : l’homme a son libre arbitre et, seul, décide, ou non, de se mettre à l’eau et c’est cette liberté face à lui-même qui donne son caractère moral à la situation. Pour montrer qu’il en est bien ainsi, on peut s’appuyer sur une variante de la scène où l’homme n’est plus seul face à l’enfant car de multiples témoins sont présents. L’homme se jetterait alors à l’eau dans l’objectif de ne pas se voir critiqué par les témoins, ou même accusé de non assistance à personne en danger, et son geste nous apparaîtrait peut-être comme moins déterminé par les seules raisons morales. L’homme serait simplement prudent, face au risque de procès. On peut, autre axe d’analyse, s’intéresser à la personne qui juge moralement la situation, ici le lecteur de la présente thèse, et à l’importance de la réaction émotive que la scène, avec ou sans intervention du passant pour sauver l’enfant, déclenche chez lui. Cette réaction est, dans la formulation que j’ai retenue ci-dessus, obtenue par des effets de langage. Les expressions « les appels d’un enfant qui se noie » ou « abandonner le petit noyé » renvoient à des images à forte charge émotionnelle, et le lecteur est de ce fait amené à une interprétation morale de la situation. L’examen de cet exemple peut suggérer, sous cet angle, que nous attribuerions la dimension morale du fait, au moins partiellement, de ces émotions que la description a induites et non uniquement du fait des caractéristiques de la situation. Une formulation plus froide de la scène, à l’image par exemple d’un rapport de police, aurait alors pour effet de nous éloigner du domaine proprement moral et de nous orienter vers d’autres réactions, comme par exemple un questionnement plus analytique sur le comportement de cet homme : Est-il sourd ? ou mal voyant ? ou a-t-il une peur irrépressible de l’eau ? (. . . ) toutes questions qui n’affleurent pas à l’esprit quand, emportés par nos émotions, nous jugeons spontanément détestable celui qui a refusé de mouiller son costume pour sauver un enfant.
En prenant une certaine distance avec la situation décrite, on pourrait également remarquer que ce type de situations où le héros sauve une personne en danger est d’une très grande fréquence dans de nombreuses fictions, et ce dans toutes les cultures. On peut alors proposer que c’est par un réflexe culturel acquis grâce à l’exposition à ces multiples fictions que nous attribuons la dimension morale à cette situation. La morale serait ainsi un façon de nommer les habitudes culturelles quand elles touchent à des actions que nous sommes en situation de juger en conformité avec cette culture acquise.
Du poids que chacun accordera à chacune de ces facettes, responsabilité, autonomie, émotions induites, contexte culturel, etc. pour considérer que l’exemple est paradigmatique d’une situation morale, résultera une évaluation différente de ce qui compte pour être moral dans la situation et, de proche en proche, une définition différente du phénomène moral. Ainsi, chaque philosophe redéfinit le domaine moral aux couleurs de sa théorie : pour Jonathan Haid, ce qui est moral est ce qui est lié aux émotions (Haidt 2013 p 30) [116], pour Katinka Evers, c’est ce qui sépare « eux» de « nous » (Evers 2009 p 128) [81], pour Michael Huemer, c’est ce que nous savons intuitivement être moral (Huemer 2008) [121], et pour Ruwen Ogien, c’est précisément parce que la morale n’est pas définie que chacun peut lui donner un contenu différent et que les conflits moraux surgissent (Ruwen Ogien, p 201 dans Masala 2013) [159].
Des définitions circulaires
Mais, en supposant que nous puissions choisir une des facettes de la situation comme porteuse de son caractère moral, la difficulté de la définition du domaine moral ne sera pas pour autant résolue. Supposons par exemple que nous prenions la dimension émotionnelle comme importante : ce qui définit le domaine moral est la réaction émotionnelle qu’a le témoin d’une scène dans laquelle un acteur se comporte de façon inadmissible . A l’évidence, cette définition n’est pas suffisante car il existe des émotions que nous ne qualifions pas de morales. Il nous faut donc maintenant aller plus loin et préciser en quoi telle émotion est morale et telle autre ne l’est pas. Trois voies s’offrent à nous. Soit simplement affirmer qu’il existe des émotions morales et d’autres non morales, et accepter que la définition devienne ainsi circulaire. Soit préciser quelles émotions sont morales et lesquelles ne le sont pas, ce qui est un problème aussi difficile que le problème initial que nous cherchions à résoudre. Une troisième voie serait de proposer que les émotions morales sont le fait d’un « sens moral » qui, à l’instar de la perception, nous permettrait d’accéder directement à la dimension morale de la situation. Chacune de ces trois possibilités est problématique et donne lieu à des débats complexes dont aucun n’est résolu à ce jour.
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Table des matières
Introduction
1 Morale et philosophie morale
1.1 Le domaine moral
1.2 Les théories morales
1.2.1 Proposition de définition
1.2.2 Les grandes familles de théories morales
1.2.2.1 Le déontologisme
1.2.2.2 Le conséquentialisme
1.2.2.3 L’éthique des vertus
1.2.3 La promesse des théories morales est inatteignable
1.2.3.1 Mise en doute du discours moral
1.2.3.2 La morale, vecteur d’asservissement
1.2.3.3 L’équilibre réfléchi
1.2.4 Comparer les théories morales : les huit critères de Timmons
1.3 Quatre perspectives sur le domaine moral
1.3.1 Analyser le domaine moral
1.3.2 Perspectives et désaccords moraux
1.3.2.1 Les désaccords individuels au sein d’une communauté morale
1.3.2.2 Les désaccords dus à des systèmes moraux différents
1.3.2.3 Les désaccords entre philosophes moraux
1.3.3 Le réalisme moral de David Enoch
1.3.4 Le sentimentalisme constructif de Jesse Prinz
1.4 Le domaine moral, point d’étape
2 Le mouvement XPhi de philosophie expérimentale
2.1 Le mouvement XPhi, premiers pas
2.1.1 Aux sources des XPhi : déception et espérance
2.1.2 Plusieurs distinctions utiles
2.2 Les résultats des XPhi, deux exemples introductifs
2.2.1 La connaissance
2.2.2 La référence
2.2.3 De nombreux programmes de recherche lancés
2.3 Les réticences au mouvement XPhi
2.3.1 Rien de nouveau
2.3.2 Le programme XPhi négatif est faible
2.3.3 Philosophie expérimentale et réplication
2.4 La philosophie morale expérimentale
2.4.1 Des spécificités de la philosophie morale expérimentale
2.4.2 Le cas paradigmatique de l’effet Knobe
2.4.3 Les exemples de l’attribution des états mentaux et du déterminisme
2.5 Un bilan en demi-teinte
3 La démarche scientifique expérimentale
3.1 Introduction : pourquoi une métaphore ?
3.2 La métaphore de l’hélice
3.2.1 Une métaphore graphique
3.2.2 Les connotations de la métaphore
3.2.3 L’hélice, l’empirisme et la vérité
3.2.4 Limites de la métaphore
3.2.5 La métaphore de l’hélice et la psychologie
3.3 Trois temps de l’hélice expérimentale
3.3.1 L’opérationnalisation
3.3.2 L’objectivation
3.3.3 L’interprétation inductive
3.4 L’expérimentation dans les sciences de la nature
3.4.1 L’expérimentation en appui du développement des théories
3.4.2 Le développement autonome du domaine expérimental
3.4.3 La spécificité de l’apport de l’expérimentation
3.5 La réplication d’expérience et son paradoxe
3.6 La démarche scientifique expérimentale, point d’étape
4 Cinq études de cas
4.1 Expérimenter sur l’expérimentation : une mise en abyme
4.2 Le tramway, introduction à la méthode .
4.2.1 Le tramway, entre expérience de pensée et expérimentation
4.2.2 Présentation des dilemmes sacrificiels
4.2.3 Appliquer nos intuitions morales à de multiples scénarios
4.2.4 L’approche expérimentale du dilemme
4.2.5 Le tramway, drosophile de la philosophie morale
4.2.6 Mais le bilan reste en demi-teinte
4.3 La surestimation du nombre de musulmans
4.3.1 Le cadre de l’étude
4.3.2 Le questionnaire de mai 2017
4.3.3 Premiers résultats
4.3.4 Les interprétations possibles de la surestimation et les interrogations soulevées
4.3.5 Du questionnaire en philosophie expérimentale
4.4 La transmission des émotions par les larmes
4.4.1 Les larmes communiquent les émotions par l’odorat
4.4.2 Les larmes sont spécifiquement humaines
4.4.3 La difficile nécessaire collaboration entre chercheurs
4.4.4 La diversité, source de conflit et d’opportunités
4.5 L’IAT : la réplication et les conflits de valeurs
4.5.1 Mesurer l’association implicite entre concepts
4.5.2 Le cas de l’IAT, accords et désaccords
4.5.3 Résumé de l’histoire de l’IAT
4.5.4 La synthèse minimale
4.5.5 Au delà de la synthèse minimale
4.5.6 Connaissance et action
4.5.7 Conclusion : ce que peut la réplication
Conclusion