Modéliser et organiser la conception innovante : le cas de l’innovation radicale dans les systèmes d’énergie aéronautiques

Nouveaux produits, compétition par l’innovation, créativité, politique d’innovation, ou encore stratégie d’innovation ne sont pas des termes nouveaux dans la littérature en sciences de Gestion, mais l’intérêt qu’ils suscitent dans l’industrie semble avoir augmenté ces dernières années. Les entreprises de nombreux secteurs sont de plus en plus sollicitées pour innover. Les acteurs de ces entreprises sont incités à innover davantage et plus rapidement, et ces nouveaux rythmes de l’innovation poussent les entreprises à innover différemment. Par conséquent, les logiques d’organisations dédiées aux activités d’innovation s’en trouvent modifiées. Alors que les années 1990 ont été dominées par les paradigmes organisationnels de l’innovation incrémentale, de la qualité totale et des performances en qualité-coûts-délais, les premières décennies du 21e siècle appartiendront à ceux qui sauront maîtriser l’innovation radicale. Aujourd’hui, pour entrer dans ce nouveau terrain de jeu, que certains nomment le « capitalisme de l’innovation intensive » (Chapel, 1997), les entreprises doivent se transformer pour se doter de capacités nouvelles pour l’innovation radicale. Afin que ces transformations ne se reposent pas sur la seule intuition de certains dirigeants éclairés, la recherche en gestion cherche à fournir des modèles, des méthodes et des principes d’organisation aux entreprises pour les accompagner dans ces changements. Les travaux présentés dans ce document s’inscrivent dans cette perspective, et s’appuient sur l’étude longitudinale d’un processus d’innovation radicale dans une entreprise leader mondial des moteurs d’hélicoptères : Turbomeca.

Objet de recherche : l’intégration de capacités d’innovation radicale 

Bien qu’il soit évident que les entreprises du secteur des nouvelles technologies de l’information et de la communication doivent lancer davantage de nouveaux produits, et dans des délais de plus en plus courts notamment pour rester dans la compétition rythmée par la loi de Moore, d’autres secteurs qui semblaient plus ou moins à l’abri de ces phénomènes se voient également contraints d’innover à un rythme soutenu pour perdurer. C’est le cas de l’industrie de l’aéronautique. Aujourd’hui, l’impact environnemental est un critère prédominant dans la conception des nouveaux produits de l’aviation, en raison de plusieurs facteurs. Il est d’abord exigé par les consommateurs finaux, dont de plus en plus sont sensibles à la réduction de leur « empreinte environnementale », et tendent à utiliser les produits les plus « verts » possible. Cette contrainte est ensuite imposée par les autorités de réglementation qui visent à normaliser et à taxer les émissions de gaz à effet de serre. Enfin, l’objectif environnemental est structuré par les acteurs de l’aéronautique eux-mêmes qui construisent ensemble – groupes de réflexion public / privé – des roadmaps pour suivre les évolutions du trafic aérien des décennies à venir – une des conséquences étant que les projets de la recherche doivent être en adéquation avec ces roadmaps pour obtenir des financements publics. Cependant, les objectifs fixés par ces conseils sont délibérément très ambitieux et acculent les entreprises de l’aéronautique à la nécessité de conduire des innovations radicales. Dans ce contexte, ce sont tout particulièrement les motoristes qui, en tant que fournisseurs des énergies propulsives et non propulsives à bord des aéronefs, deviennent les acteurs centraux de ces bouleversements. Turbomeca, en tant que motoriste d’hélicoptères, est donc particulièrement affecté par ces nouveaux enjeux.

À Turbomeca, ces enjeux sont liés à la pression sur la réduction de l’impact environnemental des moteurs ainsi que sur les coûts d’utilisation de ces derniers corrélés à la consommation spécifique. En effet, les diminutions d’émissions de CO2 et de NOx proposées par un agenda stratégique élaboré par ACARE, un conseil aéronautique européen, suggèrent, depuis 2001, des efforts considérables de la part des motoristes pour suivre, entre autres, les réglementations futures de l’aéronautique : à savoir une réduction de 15 % en 2015, de 22 % en 2020, et de 35 % en 2030 de la consommation spécifique des turbomoteurs.

Recherche-intervention et statut du chercheur en contrat CIFRE 

Les processus d’innovation radicale sont des processus complexes. Leur étude requiert une connaissance approfondie du champ d’investigation pour comprendre et analyser dans son ensemble leurs impacts sur les différents paramètres de l’entreprise. En effet, les chercheurs s’accordent sur le fait que les processus d’innovation opèrent des changements à tous les niveaux de l’entreprise et sur de nombreux métiers. Dans notre étude et afin de mieux appréhender les processus d’innovation de rupture, nous avons ancré notre recherche dans une démarche de recherche-intervention (David, 2002; Hatchuel & David, 2007; Radaelli, Guerci, Cirella, & Shani, 2012; Shani, Mohrman, Pasmore, Stymne, & Adler, 2007), définie par David (2000) de la façon suivante : « La recherche-intervention consiste à aider, sur le terrain, à concevoir et à mettre en place des modèles, outils et procédures de gestion adéquats, à partir d’un projet de transformation plus ou moins complètement défini, avec comme objectif de produire à la fois des connaissances utiles pour l’action et des théories de différents niveaux de généralité en sciences de gestion. »

Ainsi, en immergeant le chercheur dans son étude de cas, la recherche-intervention « permet à la fois d’explorer en profondeur l’objet de l’étude grâce à la collecte de nombreuses données de natures variées (économiques, critères décisionnels, identification des parties prenantes…) et dans le même temps de cerner sa contingence » (Hooge, 2010). Cette méthodologie fournit un cadre aux chercheurs pour produire collectivement des connaissances à la fois valables scientifiquement et actionnables. Contrairement aux méthodologies basées sur des interviews, le chercheur, placé ainsi au cœur de son terrain, peut mieux « saisir les trajectoires et relativiser les différentes perceptions recueillies » (Hatchuel, 1994). De plus, la rechercheintervention permet un double apprentissage, celui du chercheur d’abord qui s’imprègne des pratiques managériales propres à l’entreprise, et celui des membres de l’entreprise qui apprennent en retour sur leurs propres modes d’action (Hooge, 2010).

Nous avons conduit notre recherche dans le cadre d’une Convention Industrielle de Formation par la Recherche (CIFRE). Ce dispositif permet de subventionner toute entreprise de droit français qui embauche un doctorant pour le placer au cœur d’une collaboration de recherche avec un laboratoire public. Il a été institué en 1981 par le ministère de la Recherche pour renforcer les relations entre les universités, les établissements de recherche et les entreprises. À partir de ce financement sont liés contractuellement une entreprise, un laboratoire de recherche et le doctorant. Il impose aussi que le doctorant soit salarié dans l’entreprise pour une durée de trois ans minimum. Dans notre cas, le doctorant était lié à Turbomeca par un contrat à durée déterminée de mai 2009 à mai 2012. Ce statut a un double intérêt pour la  recherche-intervention. D’une part, il offre au doctorant un statut intéressant, puisque celui-ci se trouve autant concerné par la réussite de ses travaux de recherche que par le succès du projet de l’entreprise dans lequel il est impliqué. D’autre part, à travers sa position de salarié de l’entreprise, le chercheur dispose d’un matériau important auquel il aurait plus difficilement accès en tant que chercheur externe (lieux, évènements, comités de pilotages et communications internes). Ainsi, le chercheur CIFRE a accès à des données de premier ordre et participe à la vie de l’organisation. L’immersion du chercheur dans l’entreprise à travers ce dispositif constitue donc un atout important pour la recherche-intervention en sciences de gestion. Par ailleurs, il est à noter qu’il existe quelques biais au statut de chercheur salarié. D’une part, son positionnement hiérarchique dans l’entreprise ne lui donne pas toute l’indépendance qu’il aurait en tant que chercheur externe, et, d’autre part, il peut être confronté à ce que Baumard et al. (1999) nomment le paradoxe de l’intimité: « plus le chercheur développe une intimité avec les acteurs interrogés, plus ceux-ci auront tendance à dévoiler des informations. Toutefois, plus le chercheur entre dans le jeu de la « désinhibition du cas étudié, plus il aura tendance à abonder dans le sens de l’acteur en offrant un degré d’intimité réciproque. »

Présentation du terrain d’étude et de son intérêt pour la recherche

Sélection et pertinence du cas Turbomeca 

Pour étudier les activités de conception innovante à intégrer pour acquérir des capacités d’innovation radicale, notre recherche étudie de façon approfondie une entreprise : Turbomeca. Plusieurs éléments ont motivé notre choix d’étudier ce cas. D’abord, le caractère intentionnel de la démarche de Turbomeca de s’inscrire dans un processus d’innovation radicale nous paraît être un cas rare. En effet, à l’époque, Turbomeca, en tant que leader mondial des turbines à gaz, n’était pas forcé par le marché de lancer une telle initiative. Les cas d’études de processus d’innovation radicale d’entreprises pionnières dans leur domaine ne sont pas fréquents. En témoigne, par exemple le peu d’études récentes publiées sur le management de l’innovation chez Apple. Dans la littérature, les études des capacités d’innovation radicale concernent, pour la plupart, des entreprises évoluant dans des écosystèmes industriels rapidement changeants (high velocity environments (Eisenhardt, 1989)) tels que l’industrie des nouvelles technologies de l’information et de la communication. Or, dans ces secteurs, le temps de développement d’un produit nouveau n’est de l’ordre que de quelques mois. Le secteur de l’aéronautique offre une échelle de temps de renouvellement des produits bien plus grande. En effet, le temps de développement d’un nouvel aéronef, par exemple, est de 5 à 10 ans. Celui d’un nouveau moteur est de l’ordre de 5 ans. Enfin, les programmes de moteurs dans l’aéronautique ont des durées de vie de plusieurs dizaines d’années. Cette échelle de temps offre à la fois un terrain de recherche nouveau par rapport à la littérature conventionnelle sur l’innovation radicale, mais aussi la possibilité d’analyser en profondeur et de manière très précise les processus de transformation d’une entreprise qui venait de fêter son 70ème anniversaire lors du démarrage de nos recherches.

Une autre spécificité de ce cas relève du fait que l’entreprise évolue dans un écosystème particulièrement contraint. Tout d’abord parce que cette entreprise est un fournisseur de composants très dépendant d’un des intégrateurs dominant le marché. Ensuite parce que l’industrie aéronautique est soumise à des normes de sécurité drastiques, qui rendent d’autant plus contraignants les processus d’innovation. Le dernier élément ayant motivé notre sélection de cas fut la méthode adoptée par le responsable de l’innovation pour accompagner son initiative d’exploration des produits à long terme. Cette méthode, appelée méthode KCP, est une méthode collaborative de conception innovante développée au Centre de Gestion Scientifique de Mines ParisTech. Elle s’appuie sur la théorie de la conception C-K, et vise à concilier objectifs cognitifs et organisationnels dans les processus d’exploration collective. L’analyse de cette méthode constituait pour nous un matériel empirique très riche, car il allait nous permettre d’étudier à la fois des processus cognitifs nouveaux ainsi que des transitions organisationnelles au tout début des processus d’innovation. Là où tout se joue dans les processus d’innovation de rupture, et que certains auteurs (Koen et al., 2001) appellent le «fuzzy front end » de l’innovation. Le lieu où prennent forme les propositions en rupture dans une organisation.

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Table des matières

INTRODUCTION GENERALE
PARTIE I INTEGRER DES CAPACITES D’INNOVATION RADICALE : UNE APPROCHE PAR LA CONCEPTION
Chapitre 1 – analyse des limites de la littérature sur les capacités d’innovation radicale
Chapitre 2 – approches de la conception pour intégrer des capacités d’innovation radicale
PARTIE II L’INNOVATION RADICALE DANS UNE ENTREPRISE ETABLIE : ANALYSE HISTORIQUE DES CAPACITES DE CONCEPTION INNOVANTE DE TURBOMECA
Chapitre 3 – généalogie des capacités de conception innovante à turbomeca
Chapitre 4 – interprétation de la généalogie des capacités de conception innovante à Turbomeca
PARTIE III LES LECONS DE L’EXPERIENCE KCP : UNE TRANSITION ORGANISATIONNELLE PAR LA CONCEPTION
Chapitre 5 – origine, description et analyse de la methode KCP chez Turbomeca
Chapitre 6 – interprétation des impacts de la méthode : une transition organisationnelle par la conception
PARTIE IV LA CONCEPTION INNOVANTE : PRINCIPES D’ORGANISATION D’UNE NOUVELLE FONCTION STRATEGIQUE
CONCLUSION GENERALE
BIBLIOGRAPHIE
TABLES DES LEGENDES
PLAN GENERAL

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