Ce travail de thèse s’attache à étudier des phénomènes de physiologie végétale avec une approche de physicien. L’espoir de comprendre certaines propriétés du vivant avec des outils physiques a été stimulé par D’Arcy Thompson 1917 [1] dans le livre « On growth and form » qui montre que plusieurs propriétés des êtres vivants, animaux et plantes, peuvent être décrites avec des outils mathématiques et comprises avec des lois physiques.
Dans l’étude du monde animal, la volonté de comprendre la circulation sanguine a motivé l’approche physique en physiologie et mené aux premières expériences sur l’ascension capillaire : Jurin 1718 [2], Young 1805 [3] et Drake 1772 [4]. Au 19èmesiècle, toujours dans le cadre de l’étude de la circulation sanguine, Poiseuille 1846 [5] introduit le concept de viscosité pour expliquer la vitesse des écoulements dans les canaux. Marey 1885 [6] s’intéresse à la description du mouvement, aux muscles, aux écoulements d’air et à la circulation sanguine. Pour mener ces études il développe de nouveaux outils de mesure : la chronophotographie avec le « fusil photographique », la soufflerie avec utilisation de la fumée pour visualiser les écoulements d’air et le sphygmographe pour la mesure de la pression sanguine. Plus récemment, l’approche physique a été utilisée pour des recherches en médecine, par exemple les ondes de pouls, Lighthill 1987 [7] et les anévrismes, Duclaux 2006 [8]. L’approche physique en physiologie porte sur toute l’échelle du vivant : de la molécule au groupe d’individus. À l’échelle des molécules, les expériences de traction sur la molécule d’ADN, Croquette 1996 [9], montrent le lien entre l’enroulement de la molécule d’ADN et son élasticité, ce qui est intimement lié à sa capacité de réplication. Les travaux de Stone 2010 [10] et BarthèsBiesel [11] s’appliquent eux aux déformations des cellules. Le passage de la cellule à l’organe est illustré par les mécanismes de morphogénèse, dont une approche possible est celle de Turing 1952 [12]. Ces mécanismes sont aussi étudiés dans le cadre de la croissance des tissus mous et notamment des tumeurs, Ben Amar 2010 [13]. Les formes des organes peuvent être comprises par des modèles simples d’élasticité et reproduites par des expériences de physique utilisant ces modélisations. Par exemple, la formation de rides sur des structures multicouches peut être utilisée pour expliquer les volutes du cerveau, la forme de certains coraux ou la formation des empreintes digitales, Boudaoud 2008 [14], voir la figure 2, mais aussi les rides de la peau animale et des structures végétales, Mahadevan 2003 [15]. Les différentes fonctions remplies par ces organes sont aussi étudiées d’un point de vue physique, par exemple la production du son chez la cigale, Sueur 2006 [16]. Une fonction très importante dans le monde animal est la locomotion. Il y a la nage, Marais 2011 [17], le vol : étude des élytres et ailes des coléoptères Frantsevich 2005 [18], des ailes de chauve-souris, Breuer 2005 [19] et tout particulièrement de l’élasticité des ailes en général, Ramananarivo 2011 [20]. Il y a aussi le saut, par exemple l’étude des crickets par Burrows 2003 [21]. Et enfin il y a un intérêt pour le comportement de groupes d’individus : bancs de poissons, Krause 2000 [22] et nuées d’oiseaux Ginelli 2010 [23].
Pour l’étude des végétaux, l’approche du physicien permet aussi de mettre en évidence la présence des mécanismes physiques en jeu. Au niveau de l’anatomie des plantes, la phyllotaxie (qui est la position des bourgeons sur la plante) est dictée par l’apparition plus ou moins rapide des bourgeons lors de la croissance de la plante, Hofmeister 1867 [24] et Reinhardt 2003 [25]. Ce phénomène est illustré d’un point de vue physique par l’expérience de Douady 1996 [26] qui consiste à déposer des gouttes de ferro-fluide qui se repoussent sur une surface plane circulaire, le tout placé dans un champ magnétique qui crée une force radiale sur les gouttes, dirigée du centre vers l’extérieur. Les positions prises par les gouttes sont semblables à celles prises par les bourgeons, figure 3. Lorsque la fréquence à laquelle les gouttes sont émises est faible, figure 3 d), chaque nouvelle goutte ne ressent que la force de répulsion de la goutte émise précédemment, elle part donc à l’opposé. Et les gouttes se placent sur un diamètre de la surface circulaire. Au niveau de la phyllotaxie, cela correspond à un positionnement alterné de bourgeons sur une tige, figure 3 a). Si par contre la fréquence d’émission des gouttes est élevée, alors une goutte entrante ressent plusieurs gouttes qui l’ont précédé, donc la nouvelle goutte ne part pas à l’opposé de celle qui la précède, mais avec un angle ϕ, figure 3 e). Cette expérience permet de montrer que le critère important pour la phyllotaxie est la vitesse d’apparition des bourgeons. Au niveau des vaisseaux conducteurs de sève, l’approche physique de la formation de ces vaisseaux de sève dans les feuilles a été faite par Corson 2009 [27]. La question de la distribution des vaisseaux est soulignée par Zwieniecki 2006 [28] et Noblin 2008 [29]. Et une approche physique du problème de cavitation de la sève dans les vaisseaux des plantes est réalisée par l’étude de la cavitation de l’eau dans des canaux d’hydrogel, Stroock 2008 [30] ou des cavités dans de l’hydrogel, Marmottant 2012 [31]. L’étude des formes des feuilles est faite par analogie avec celle de plaques minces en mécanique, Roman 2003 [32], Moulia 2000 [33] et Couturier 2009 [34]. Le flambage de plaques minces pré-contraintes est utilisé pour comprendre le fonctionnement des plantes carnivores, telles l’utriculaire, Vincent 2011 [35] ou la dionée, Forterre 2011 [36]. Le rôle important de la poroélasticité dans les mouvements des plantes est souligné par Dumais 2012 [37]. À l’échelle de la plante, les modèles mécaniques permettent d’interpréter la forme des individus Greenhill 1881 [38] et MacMahon 1983 [39] et leurs réponses aux sollicitations extérieures : la gravité, Bastien 2010 [40] ou bien le vent, Moulia 2004 [41], Rodriguez 2008 [42] et de Langre 2008 [43]. Le pont entre physiologie et physique est aussi fait pour l’étude des groupes d’individus, forêts ou champs, dans le cas de la compétition pour la lumière et le contact entre arbres, Holbrook 1989 [44], ou dans le cas de la compétition pour la lumière dans les champs de céréales, Aikman 1994 [45]. Un domaine d’étude important est celui de l’interaction des arbres avec le vent, Coutts 1995 [46].
Ascension capillaire dans les coins
Dans ce chapitre, nous nous intéressons aux flux de sève dans les arbres. Il y a deux types de sève dans les arbres, la sève brute qui va des racines aux feuilles et la sève élaborée, qui est le résultat de la photosynthèse au niveau des feuilles et est redistribuée dans tout l’arbre. Un mécanisme d’ascension de la sève dans les arbres fut proposé pour la première fois par Dixon et Joly en 1895 [59]. Le flux de sève serait généré par l’évaporation de la sève au niveau des feuilles. Et la cohésion de l’eau assurerait le flux de sève des racines aux feuilles. L’eau est alors en tension et peut se trouver sous pression négative, Zimmermann 2004 [60]. Ce mécanisme n’a jamais été totalement accepté et la question du moteur de l’ascension de la sève dans l’arbre reste ouverte, Zimmermann 2000 [61]. Lorsque l’arbre est soumis à des stress hydrauliques (sécheresse, températures élevées en été ou températures négatives en hiver), des bulles de gaz apparaissent dans les vaisseaux conduisant la sève brute Cochard 2002 [62]. La présence de ces bulles est dangereuse pour l’arbre car elle rompt la colonne de liquide des racines aux feuilles. L’arbre est en partie protégé de l’embolie partielle car les vaisseaux conducteurs de sève sont interconnectés, Tyree 2001 [53]. Et des observations indiquent que les bulles de gaz formées dans les vaisseaux peuvent disparaître et être à nouveau remplacées par de la sève, Holbrook 1999 [63]. Il existe donc des mécanismes réparateurs de l’embolie dans les arbres.
Lorsqu’une partie importante des vaisseaux est remplie d’air après un phénomène important d’embolie, il n’y a plus de flux de sève à travers les lumen des vaisseaux. Ce que nous proposons, c’est qu’un flux de secours soit assuré par les méats. Le moteur de ce flux ne serait pas l’évaporation au niveau des feuilles car la colonne de liquide est rompue. Mais ce serait la capillarité. Nous nous demandons s’il est possible qu’il y ait un flux de sève par capillarité dans ces méats en forme de coin. Ce flux permettrait de reconnecter la colonne liquide et ainsi de réparer l’embolie. Dans ce chapitre nous allons donc étudier l’ascension capillaire d’un liquide mouillant dans des géométries en forme de coin. Remarquons aussi que dans certains cas les stress hydriques engendrent le collapse des vaisseaux conducteurs de sève sur eux mêmes. Un tel phénomène est illustré par les photos 2.2 réalisées par H. Cochard [62] qui comparent le tissu vasculaire en situation de stress hydrique ou non. L’ascension de sève par capillarité dans des coins pourrait aussi se faire dans ces situations de collapse.
Ascension capillaire dans un coin
Nous présentons ici nos expériences d’ascension capillaire dans des coins formés par l’association de deux plans (coins linéaires) ou de deux cylindres (coins quadratiques). Nous désignons ces géométries comme des géométries ouvertes par opposition aux géométries fermées constituées par un tube capillaire, par exemple. De telles études ont été menées pour l’ascension capillaire dans des coins plans. Dans le cas de la statique, Taylor 1712 [64] et Hauksbee 1712 [65] ont mené les premiers des expériences d’ascension capillaire dans des coins formés par l’association de deux plaques de verre. Ils ont mis en avant le fait que la hauteur atteinte par le ménisque dans l’espace formé par les deux plaques varie comme l’inverse de la distance au coin.
La dynamique a été étudiée bien plus tard que la statique : Tang et Tang 1994 [67] ont prédit une dynamique en t1/3 en 1994 et Higuera et al.2008 [68] l’ont observée expérimentalement en 2008 dans des coins linéaires d’angle α = 0.75°. Ce que nous avons cherché à faire, c’est étendre cette étude à tout type de coin. Si l’ascension capillaire est possible dans tout type de coin, alors elle est sûrement aussi possible dans les coins formés par les vaisseaux conducteurs de sève.
Expérimentalement, il y avait deux difficultés pour faire ces expériences d’ascension capillaire. Il faut être capable de construire un coin de bonne qualité (tailles des rugosités très inférieures à la longueur capillaire) sur une grande hauteur (environ 30 cm). Et il faut être capable d’observer cette ascension. En effet il y a très peu de liquide qui se place dans le coin et ce que l’on a à observer est très haut et très peu fin. Ce n’est pas facile d’observer des objets avec un grand rapport d’aspect. La solution a été de faire nos expériences d’ascension capillaire dans des coins quadratiques [voir la figure 2.3 b)] que nous avons fabriqués en associant deux cylindres en Plexiglass.
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Table des matières
1 Modélisation physique des milieux condensés
1.1 Capillarité
1.1.1 La tension de surface
1.1.2 Loi de Laplace
1.1.3 Mouillage
1.1.4 Ascension capillaire dans un tube
1.2 Élasticité
1.2.1 Loi de Hooke
1.2.2 Flambage d’Euler
I Ascension capillaire et montée de la sève
2 Ascension capillaire dans les coins
2.1 Introduction
2.2 Ascension capillaire dans un coin
2.3 Le modèle de l’orgue
2.4 Une loi universelle
2.5 Conséquences pour un milieu poreux
2.6 Ascension capillaire dans des rameaux
2.7 Conclusion
II Vitesse critique de verse
3 La verse de structures groupées
3.1 L’expérience
3.2 Vitesse critique pour un ensemble de plaques
3.3 Prévention du phénomène de verse
3.4 Conclusion
4 La verse géométrique des structures élancées courbées
4.1 Le mètre à ruban
4.1.1 Faits remarquables
4.1.2 Le pli
4.2 Expérience de flambage
4.3 Modèle
4.3.1 Transition d’état liquide-gaz
4.3.2 Transition d’état du ruban
4.3.3 Comparaison aux expériences
4.4 Pli déclenché par un couple
4.4.1 Expériences de flexion
4.4.2 Expériences en soufflerie
4.5 Perspectives
4.5.1 Longueur de transition
4.5.2 Bourrasque
4.6 Conclusion
5 Le verse géométrique de structures tubulaires
5.1 Motivation
5.2 Expériences
5.3 Discussion
5.4 Conclusion
6 La verse par flexion des structures élancées fragiles
6.1 Motivations physiologiques
6.1.1 Vitesse critique de verse
6.1.2 Types de verse
6.1.3 Organisation du chapitre
6.2 Expériences
6.2.1 Résultats
6.2.2 Résumé des expériences
6.3 Modèle
6.3.1 Critère de rupture classique
6.3.2 Critère de Griffith
6.4 Retour à la physiologie
6.4.1 Flambage sous son propre poids
6.4.2 Détermination de la vitesse de vent critique
6.5 Conclusion
7 Une variante : la torsion
7.1 Motivation physiologique
7.2 Expérience
7.3 Analyse
7.4 Retour à la physiologie
III Annexes
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