Des flux multi-échelles aux circuits vivriers dans le corridor Ouagadougou – Accra
Enjeux des corridors de transport ouest-africains
Ce premier chapitre présente le contexte des corridors de transport des produits vivriers en Afrique de l’Ouest. Il s’agît d’identifier les différentes formes de corridors ouest-africains, d’observer leurs évolutions au cours du temps, et de mettre en évidence les enjeux de la circulation des produits vivriers dans ces corridors. Après une revue du concept de corridor, nous analysons les logiques de construction du corridor entre le Burkina Faso et le Ghana et des réseaux qui le traversent depuis l’époque précoloniale jusqu’à la période contemporaine. Le terme de corridor que nous allons utiliser tout au long de la thèse est largement polysémique et nécessite d’être précisé. Sn usage est d’abord militaire et l’étymologie renvoie au « corridore » italien qui décrit un « passage couvert établi derrière les murailles d’un ouvrage de fortification » (Cotgrave, Howell, et Sherwood 1659; Rey 2016).
Les biologistes s’approprient ensuite le terme dès les années 1980, le définissant comme un élément linéaire connectant des habitats fragmentés (Baudry et Merriam 1988; Clergeau et Désiré 1999) : on parle alors de corridor biologique. Son rôle est considéré comme essentiel et structurant pour la biodiversité car il assure la connectivité et la stabilité des habitats en favorisant la circulation des espèces (Ramade 1993). Chez les géographes francophones, le corridor est considéré comme un axe, une galerie, un lieu de passage (Brunet, Ferras, et Théry 2009); ou un linéaire de circulation, de liaison ou de désenclavement (Bavoux et Chapelon 2014). Ils introduisent alors le terme de « corridor de développement » : un « alignement d’entreprises le long d’un grand axe de communication ». Quoiqu’il en soit, la notion de corridor est liée à celle d’axe que Brunet et al. (2009) considèrent comme structurant et transformateur de l’espace qui l’environne. Bavoux et Chapelon (2014) ajoutent que l’axe est un principe spatial qui organise l’espace alentour en bandes « concentriques » parallèles, ou en appendices pénétrants perpendiculaires, et ils introduisent la notion de gradient d’intensité dans la structuration de l’espace. Chez les anglophones, la distinction entre le corridor et l’axe de communication n’existe pas.
Le corridor des anglophones recouvre les fonctions de circulation et de liaison du corridor et les fonctions structurantes et organisationnelles de l’axe (Hesse et Rodrigue 2004; H.-P. Brunner 2013). Le corridor de transport lui-même est considéré à la fois comme un réseau d’infrastructures de transport, un espace de circulation facilitée pour les biens et les personnes, et un environnement incitatif à l’investissement et à l’entreprise à travers l’ouverture de l’économie. Il structure l’espace et facilite les circulations et activités économiques diverses parce qu’il garantit un niveau d’accessibilité à l’espace qu’il traverse et à ses périphéries proches.
Quelle que soit la définition utilisée par les géographes, la notion d’accessibilité est fortement liée au corridor. L’accessibilité est définie par Lévy et Lussault (2013) comme l’ensemble des possibilités effectives pour relier des lieux par un déplacement. Le déplacement ne dépend pas uniquement des décisions de ce qui est mobile ou qui décide de la mobilité, mais aussi des autres composantes du système de déplacements qu’il utilise. Brunet et al. (2009) la conçoivent pour leur part comme la capacité d’un lieu à être atteint par un déplacement. Ainsi la théorie des graphes (Tinkler 1977; Mathis 2003) permet de connaıtre depuis un sommet donné du réseau quels autres sommets sont accessibles et quel est le plus court chemin pour s’y rendre. L’accessibilité peut alors être représentée par une carte de potentiels qui lie le réel (le réseau de transport) et tous les déplacements possibles, et elle se mesure en coût, en distance ou en temps. Toutefois, l’accessibilité alimentaire est une notion différente, qui renvoie à la fois à l’accès physique et à l’accès économique à une nourriture suffisante (Silva, Cousin, et Nwanze 2015).
Elle aborde les échelles d’interaction locales ou méso-locales dans la mesure où un stock donné n’est pas disponible pour les ménages de façon homogène sur un territoire. De façon générale, l’accessibilité alimentaire dépend de deux types de facteurs : d’une part, les revenus des ménages, leurs dépenses, le marché et les prix ; et d’autre part les modes de déplacements des ménages en fonction des distances, des temps et des coûts. Les facteurs « spatiaux » de l’accessibilité alimentaire analysent généralement l’accessibilité physique des ménages à l’échelle locale. Or, cette thèse porte sur les circuits de produits vivriers dans le corridor de transport entre Ouagadougou et Accra, qui traverse deux pays. Sur une telle étendue, analyser l’accessibilité physique à l’alimentation à l’échelon local est inadapté. Ce sont les commerçants qui organisent la mobilité des produits alimentaires vivriers à l’échelle de cet espace. Leurs stratégies et leurs transactions – et non celles des ménages – relient les zones de production et les zones de consommation. Ce changement d’échelle du concept d’accessibilité alimentaire définit le jeu d’échelle de notre recherche, et permet de questionner l’interconnexion entre bassins de production et de consommation par les réseaux commerciaux. Cette interconnexion est déterminante parce qu’à travers elle, les échanges s’organisent et différencient l’espace géographique.
Recomposition des États et des réseaux marchands de l’époque précoloniale à nos jours
L’espace contigu constitué par le Burkina Faso et le Ghana ne fait pas exception à la mosaïque ethnique et linguistique ouest-africaine. Le Burkina Faso dénombre plus de 80 langues africaines différentes et le Ghana plus de 90. Une quinzaine de langues sont communes aux deux pays (Chiarcos, Nordhoff, et Hellmann 2012). Les grands groupes ethnolinguistiques se répartissent du nord au sud, suivant les domaines bioclimatiques : saharien, sahélien, de transition savane – forêt, et forestier humide (Carte 1). Les domaines saharien et sahélien rassemblent les foyers traditionnels des groupes ethniques les plus enclins au nomadisme : Peul, Maures et Touareg. Ces groupes ont su, depuis des siècles, calquer leur mode de vie et leurs activités à un milieu aride et hostile. Dans la zone de transition savane – forêt, certaines ethnies ont également eu historiquement une mobilité supérieure aux autres.
Ce sont les Dioula, les Haoussa et les Yoruba qui, avec les Peul, ont dominé l’organisation du commerce de l’Afrique de l’Ouest. Dans notre zone d’étude, le Burkina Faso et le Ghana, deux groupes de locuteurs principaux sont présents. Le premier est constitué des locuteurs morés et dagbanis, qui sont apparentés l’un à l’autre parce qu’issus de l’installation des Mole-Dagbon dans la partie sud du bassin de la Volta au XIIème siècle (Lipschutz et Rasmussen 1989). Ils forment aujourd’hui respectivement les ethnies Mossi au Burkina Faso et Dagomba au Ghana. Le second groupe est celui des Akan, englobant les ethnies Abron et Ashanti après leur établissement au sud du Ghana actuel entre le XIème et le XIIIème siècle (Rouch 1956). Ces groupes sont dominants en termes d’effectifs dans le corridor Ouagadougou – Accra
D’autres royaumes Akan, les Fanti et Denkyira sont moins importants en effectifs mais leur présence sur le littoral leur vaudra un harcèlement continu par les européens dès le XVème siècle pour l’or de l’arrière-pays. Cette mosaïque ethnique n’est pas restée figée dans le temps et la situation actuelle est le résultat d’un brassage des populations et d’une succession de mouvements migratoires liés aux invasions et aux conflits. Au moyen âge les noms « Ghana » et « Ouagadou » font référence à d’autres territoires ouest-africains que le Ghana et le Burkina Faso actuels. Le nom de Ghana est celui d’un des premiers royaumes ouest-africains connus, nommé « royaume du Ghana » par l’astronome arabe Al Fazari dès le VIIIème siècle et nommé par ses sujets « Empire du Ouagadou ». Cet empire ne correspondait ni au découpage actuel de la république du Ghana, ni à la localisation actuelle de la ville de Ouagadougou (capitale actuelle du Burkina Faso). Il se situait sur ce qui correspond aujourd’hui aux confins nord et est du Sénégal, au sud de la Mauritanie et à l’ouest du Mali. Cet empire a atteint son apogée entre 500 et 1250.
Il bénéficiait d’une situation de carrefour des échanges entre les villes de Tiaret (Algérie), Sijilmasa (Maroc) et Aoudaghost (Mauritanie) pour le contrôle du commerce de l’or, du sel, des animaux et du textile. Il ne faut donc pas confondre le territoire de ce royaume du Ghana avec l’actuelle République du Ghana. En revanche, du point de vue ethnique, une filiation avec les ethnies du royaume du Ghana est véhiculée dans les traditions orales : lors du déclin du royaume du Ghana, les ethnies Akan ont migré vers le sud et se sont établies en royaumes Ashanti, Abron, Fanti, Denkyira, Baoulé, Agni, etc.
La ville de Ouagadougou au Burkina Faso n’a quant à elle aucun lien avec l’empire du Ouagadou. Elle a été fondée sur la ville de Kombentinga, au centre du territoire des Nyonyonse, un peuple d’agriculteurs pacifiques. Kombentinga fut annexée par les Mossi, issus des migrations Mole-Dagbon (tout comme les Mamprusi et Dagomba du Ghana), ayant quitté les alentours du lac Tchad pour le sud du bassin de la Volta vers le XIIème siècle. Renommée alors Ouagadougou, la ville devint au XVème siècle la capitale du royaume mossi. L’installation des groupes ethniques qui formeront le Burkina Faso et le Ghana que nous connaissons aujourd’hui a profité des réseaux commerciaux d’alors. Dans la moitié nord du Ghana actuel, les échanges commerciaux entre la zone forestière et la zone sahélienne remontent au moins au XVème siècle.
Les marchands Dioula (commerçants musulmans d’origine mandée, dénommés localement Yarsé ou Wangara) acheminent de l’or vers le nord-ouest depuis la zone forestière du royaume Akan de Bono-Mansu (actuelle région du Brong Ahafo au Ghana) jusqu’au Mali, en passant par la région de Yendi, capitale commerciale de l’époque, puis par Ouagadougou en bénéficiant de la protection des royaumes mossis. Vers le XVIIème siècle, l’arrivée des premiers colons danois, hollandais et anglais, conjuguée au déclin de la situation politique et économique à l’ouest de la région voltaïque, modifie l’orientation des routes commerciales. L’or ne monte plus systématiquement vers le nord-ouest mais descend pour partie au sud. L’écoulement marchand vers la zone sahélo-saharienne n’est plus garanti mais, a contrario, les débouchés commerciaux au sud se diversifient avec l’arrivée de nouveaux groupes de colons. Ces voies commerciales mandées (dioulas) orientées vers le nord-ouest vont peu à peu décliner au profit des voies haoussas qui commercialisent la noix de kola en direction du lac Tchad au nord-est.
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Table des matières
Introduction
1 Enjeux des corridors de transport ouest-africains
1.1 Géohistoire des corridors de transport : la résilience de réseaux commerciaux anciens
1.1.1 Recomposition des États et des réseaux marchands de l’époque précoloniale à nos jours
1.1.2 Le développement des réseaux de transport
1.1.3 Des espaces transfrontaliers « effervescents »
1.2 Les enjeux et les politiques des corridors de transport ouest-africains sont déconnectés
1.2.1 Une intégration institutionnelle inachevée
1.2.2 Le dynamisme d’une intégration par le bas
1.2.3 Enjeux de la gouvernance du transport routier
1.2.4 Ouagadougou – Accra : un corridor outsider de l’UEMOA
1.3 Les circuits vivriers dans le corridor Ouagadougou – Accra
1.3.1 Inclusion spatiale et croissance inclusive dans le corridor
1.3.2 Les circuits vivriers au travers des réseaux routiers et des réseaux d’acteurs
1.3.3 Les flux vivriers : une vision agrégée des échanges
2 Des flux multi-échelles aux circuits vivriers dans le corridor Ouagadougou – Accra
2.1 Structures et contraintes des échanges
2.1.1 Un commerce extérieur déséquilibré
2.1.2 La structure du commerce extérieur
2.1.3 Les échanges entre Burkina Faso et Ghana
2.1.4 Les entraves à la circulation dans le corridor
2.2 Trois produits caractéristiques des échanges vivriers dans le corridor
2.2.1 Igname, maïs, niébé : pourquoi ces trois produits
2.2.2 Bassins de production
2.2.3 Bassins de consommation
3 Enquêtes sur l’organisation spatiale des circuits vivriers dans le corridor
3.1 Méthodologie d’enquêtes
3.1.1 L’échantillonnage des marchés
3.1.2 La répartition géographique des entretiens et questionnaires
3.1.3 Entretiens avec les acteurs institutionnels
3.1.4 Entretiens avec les commerçants
3.1.5 Questionnaires avec les commerçants
3.2 Les marchés et les pratiques des commerçants
3.2.1 Les fonctions des marchés dans l’organisation des circuits vivriers
3.2.2 Les acteurs des circuits vivriers
3.2.3 Comprendre les circuits par les pratiques des commerçants
3.3 Cartographie et organisation spatiale des circuits vivriers enquêtés
3.3.1 Cartographie des transactions : des représentations radiales désagrégées
3.3.2 Localisation et agrégation des flux sur le réseau routier
3.3.3 Des cartes de flux pour comprendre l’organisation des circuits
4 Modélisation des flux dans les circuits vivriers
4.1 Choix du modèle, données et paramétrage
4.1.1 Revue des démarches d’analyse des échanges vivriers ouest-africains
4.1.2 Choix d’un modèle de flux
4.1.3 Les données d’entrée du modèle
4.1.4 Analyse des soldes entre disponible à l’échange et consommation marchande .
4.1.5 Paramétrage du coefficient de friction par la distance
4.2 Modélisation gravitaire des échanges d’igname, de niébé et de maïs
4.2.1 Modélisation des échanges vivriers dans une concurrence parfaite
4.2.2 Articulation des flux et inclusion : focales sur les villes intermédiaires
4.2.3 Projection des échanges à 2020 et objectif 2050
4.3 Un modèle circonscrit et perfectible
4.3.1 Ancrer le modèle dans son contexte macroéconomique et routier
4.3.2 Les données d’entrée
Discussion
Conclusion
Table des cartes
Table des tableaux
Table des figures
Table des photographies
Table des schémas
Bibliographie
Annexes
Annexe 1 : L’accessibilité routière des ports aux hinterlands en 2012
Annexe 2 : Le calcul d’itinéraires dans les réseaux routiers
Annexe 3 : Questionnaires destinés aux commerçants
Annexe 4 : Spatialisation des enquêtes budget-consommation avec la démographie
Annexe 5 : Réduction des décalages entre budgets-consommation et prix
Annexe 6 : La consommation marchande : des budgets aux volumes
Annexe 7 : Paramétrage du script du « Huff Model » pour la modélisation gravitaire
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