«…le trouble et l’agitation sont considérables.» Michel Houellebecq .
Peu de concepts comme le chaos [2] ont montré une telle universalité et une telle capacité à décrire des phénomènes dynamiques dans des domaines aussi variés que la physique, la biologie, les sciences économiques et sociales. La notion de chaos suggère désordre, complexité, incertitude et fractales ; il est souvent présent quand sont mis en jeu des phénomènes non-linéaires. Par ailleurs, une branche récente de la physique ondulatoire décrit les solitons ([3],[4]), des ondes qui ne se dispersent pas ; un certain effet non-linéaire compense la dispersion ou la diffraction de celles-ci, forçant leur énergie à rester compacte. De ces deux concepts issus de la non-linéarité, on peut légitimement s’enquérir d’une possible connexion. A ce titre, aucune autre espèce de soliton que les solitons photoréfractifs n’est plus à même de nous faire entrevoir les possibilités d’un intense désordre, voire même d’un chaos, car ceux-ci sont des entités purement spatiales. Se formant dans des cristaux aux propriétés spécifiques, les solitons photoréfractifs ont été jusque là très peu étudiés, mais grâce à un outil de simulation, nous avons pu pressentir tout l’intérêt d’une analyse de leur dynamique sous le point de vue de phénomènes désordonnés.
L’analyse mathématique d’un système dynamique peut s’effectuer selon plusieurs modalités. Disposant de fonctions dynamiques représentatives de l’état physique du système, et définies de manière temporelle ou spatio-temporelle, il est en effet possible de spécifier plusieurs démarches de calcul visant à caractériser le comportement de ces fonctions dynamiques par rapport aux variables explicatives temps/espace ([5],[6]).
Pour un système de nature chaotique, il est par exemple notoire que, dans l’espace des phases, deux trajectoires initialement très proches vont diverger de façon exponentielle, si bien qu’elles se retrouveront très vite totalement décorrélées. L’intensité de ce phénomène, emblématique du chaos, se caractérise mathématiquement par un exposant de Lyapunov positif [7] représentant le taux de cette divergence exponentielle. La représentation, dans l’espace des phases, des trajectoires d’un système chaotique constitue un attracteur étrange dont la propriété principale est de posséder une dimension non-entière, représentative d’une géométrie particulière, qui fait apparaître les mêmes motifs à différentes échelles d’observation ([8],[9]). Le concept de bifurcation [10] est enfin central à la théorie du chaos : étant donné un paramètre physique du système, apparaissant dans les équations dynamiques ([11],[12]), le diagramme de bifurcation représente la multiplication des cycles possibles en fonction de ce paramètre, jusqu’à un nombre de cycles infini caractéristique du chaos.
Les solitons photoréfractifs et leur observation
La propagation de solitons brillants dans un cristal photoréfractif
La question de la formation des solitons photoréfractifs est maintenant bien comprise, grâce à divers travaux assez récents. La photoréfractivité se définit comme la dépendance spatiale de l’indice de réfraction en fonction de l’éclairement. Ce phénomène non-linéaire complexe résulte de l’association de plusieurs phénomènes de base qui concernent la dynamique des charges au sein du cristal ; le modèle de Kukhtarev [13], constitué de 5 équations, permet de l’expliquer de façon simple mais fédératrice.
Plusieurs approches ont été alors proposées afin de rechercher les solitons photoréfractifs. La première, celle de Segev et al. [14] était de type holographique ; celle de Christodoulides [15], moyennant certaines approximations, a permis d’aboutir à une équation de propagation non-linéaire portant sur l’enveloppe réduite U de la fonction d’onde, fonction des variables spatiales réduites X transversale et Z de propagation, déduites des variables spatiales physiques x et z à l’aide d’une longueur de réduction arbitraire et du vecteur d’onde k .
La méthode de propagation de faisceau (BPM, Beam Propagation Method)
L’étude théorique de la photoréfractivité en régime quasi-stationnaire mène à une équation de propagation qui impose une résolution numérique. Un logiciel de simulation a donc été mis au point afin de simuler la propagation solitonique ; il a permis de mettre en évidence avec succès les différents aspects de la dynamique des solitons. Un programme écrit en langage C se charge de cette résolution numérique ; il est basé sur la méthode de Split Step Fourier [18]. Celle-ci est utilisée pour résoudre les équations aux dérivées partielles nonlinéaires comme l’équation de Schrödinger ; son nom provient du fait qu’elle procède par pas petits et qu’elle repose sur la transformation de Fourier. En effet, l’équation de départ peut être scindée en deux parties : une partie linéaire, qui est résolue dans le domaine fréquentiel et une partie non-linéaire, résolue dans le domaine temporel. La méthode de Split Step Fourier est précise à l’ordre 2 et possède une faible complexité en n log(n), où n est le nombre d’échantillons. Les paramètres nécessaires à l’exécution du programme de simulation basé sur cette méthode sont :
• le profil d’entrée donnant l’amplitude initiale A(X), s’identifiant à une gaussienne A(X) = a exp−(X/w)² (a est l’amplitude du faisceau et w son waist ou largeur) ou à une combinaison de profils de solitons ;
• les caractéristiques physiques du cristal : coefficients non-linéaire NL, de diffusion D et d’atténuation att;
• le temps réduit τ (cf A) ;
• les paramètres propres à la méthode de Split Step Fourier : résolution resolff t, taille de la fenêtre transversale F S (« Fenêtre Signal »), valeur du pas h et nombre Nz de ces pas.
Dans tous les calculs de ce Mémoire, on aura pris D et att nuls, τ = 0.2, resolff t = 10 et h = 0.05 (sauf mention contraire).
La présence de désordre
Les simulations numériques ont permis de mettre en évidence non seulement la formation escomptée des solitons, mais surtout la très grande complexité de leur dynamique.
La filamentation : un processus très complexe
Il s’agit du phénomène le plus emblématique de la dynamique solitonique. La filamentation se définit comme la décomposition du faisceau initial en solitons ; ainsi, lorsque la taille de celui-ci augmente, le nombre de solitons ou filaments augmente. Ce phénomène de filamentation est conforme aux résultats obtenus par Zakharov et Shabat dans leur étude des solutions à n solitons (temporels) de l’équation de Schrödinger non-linéaire [20]. Ils expliquent la disparition des états liés par la différence de vitesse des deux solitons initiaux ; dans notre cas, il s’agit de la saturation photoréfractive qui en est la cause. Lorsqu’on introduit un faisceau large dans un cristal photoréfractif subit une compression nommée surfocalisation. Il explose ensuite, en différents endroits, en une gerbe de solitons de tailles et d’intensités variées.
Le faisceau qui filamente présente des propriétés de symétrie : le corps de la trace du faisceau peut être scindé en deux ; les deux moitiés ainsi définies peuvent elles-mêmes subir le même partage, ainsi que les quatre quarts résultants. Ceci n’est pas sans évoquer une structure fractale, de manière très limitée toutefois ; l’action de l’effet non-linéaire semble disposer de l’énergie du faisceau d’une façon hiérarchisée, selon la densité d’énergie en présence (très forte au milieu, de plus en plus faible au fur et à mesure que l’on s’en écarte).
Un possible chaos spatial d’abord qualifié de complexité spatiale
Complexité de la dynamique, structure d’aspect fractal, sensibilité aux conditions initiales et bruit semblent immanquablement évoquer un possible chaos. Il est toutefois plus prudent de ne pas qualifier aussitôt la dynamique photoréfractive comme telle, car les phénomènes chaotiques disposent de propriétés particulières que l’on peine à retrouver dans les dynamiques observées. En l’absence de vérification exhaustive et rigoureuse des critères de chaos présentés ci-dessous, « complexité spatiale » est par voie de conséquence le terme le plus rigoureux qui puisse caractériser la dynamique photoréfractive.
Après chaque grand ensemble d’analyses de la dynamique solitonique, afin de se prononcer définitivement sur le caractère chaotique de la description faite, nous chercherons à valider quatre critères de chaos principaux ; en effet, selon la littérature ([2],[5],[6],[26]), pour qualifier de « chaotique » un système dynamique, celui-ci doit présenter les propriétés suivantes :
• Une dynamique déterministe : condition acquise d’ores et déjà de manière évidente, car la dynamique présente dépend de l’application à un état initial de lois bien définies ;
• Sensibilité aux conditions initiales (CI) : il s’agit du critère le plus évident, établissant que deux trajectoires initialement séparées d’une très faible distance dans l’espace des phases divergeront quand la dynamique se mettra en place ; cette divergence se fera très rapidement (idéalement de façon exponentielle). De plus, la décorrélation soit rester robuste face à la l’amplitude de perturbation des CI: la décorrélation restera la même, que l’on ait provoqué une très faible ou une très forte modification des CI : le système bascule dans un état unique et indifférencié, le chaos, quelque soit l’importance de la perturbation. Enfin, il doit y avoir nondiscrimination de la variation de CI : il ne peut y avoir de modification de conditions initiales ne perturbant pas le système de la manière décrite plus haut ;
• Une dynamique stationnaire : le chaos ne peut être caractérisé que sur un ensemble invariant dans le temps ;
• Des propriétés de récurrence : la structure de la dynamique montre des propriétés de périodicité.
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Table des matières
1 Introduction
2 Modélisation de la dynamique de solitons photoréfractifs
2.1 Les solitons photoréfractifs et leur observation
2.1.1 La propagation de solitons brillants dans un cristal photoréfractif
2.1.2 La méthode de propagation de faisceau (BPM, Beam Propagation Method)
2.1.3 Problème de réapparition des solitons au bord opposé et sa résolution
2.2 La présence de désordre
2.2.1 La filamentation : un processus très complexe
2.2.2 La sensibilité de la dynamique aux conditions initiales
2.2.3 Amplification du bruit
2.3 Un possible chaos spatial d’abord qualifié de complexité spatiale
3 Le Paradigme des Noeuds d’Interactions (INP)
3.1 Les outils habituels du chaos ne peuvent être adaptés
3.1.1 Les premières tentatives de caractérisation
3.1.1.1 Les diagrammes Re (A(X, Zout))-Im (A(X, Zout)) du profil de sortie
3.1.1.2 Les diagrammes
3.1.1.3 Tentatives d’adaptation de diagrammes de bifurcation
3.1.2 Le besoin d’une nouvelle interprétation, non- unidimensionnelle et non- univoque
3.1.2.1 Le désordre s’exprime partout
3.1.2.2 Nécessité de plusieurs dynamiques
3.2 Les interactions entre solitons comme créatrices d’incertitude
3.3 Preuves de la validité de l’INP : perturbation de divers réseaux
3.3.1 La destruction par le coefficient non-linéaire d’un réseau initialement ordonné
3.3.2 La perturbation d’un réseau avec les angles des solitons incidents
3.3.3 Les noeuds d’interactions responsables de l’amplification des perturbations
4 Application du Paradigme des Noeuds d’Interactions : la création d’un Programme de Modélisation (MP)
4.1 L’INP ne peut être appliqué aux simulations
4.2 Vers une simplification de la dynamique solitonique : définition de règles d’interaction
4.2.1 Principe
4.2.2 Les diverses interactions
4.2.2.1 Rebond
4.2.2.2 Croisement
4.2.2.3 Couplage
4.2.2.4 Couplage à l’infini
4.2.2.5 Création et annihilation de solitons
4.2.2.5.1 Création de nouveau solitons
4.2.2.5.2 Annihilation d’un soliton
4.2.3 Choix d’une interaction : résumé
4.3 Exemple sur deux configurations simples
4.3.1 Les configurations à 10 solitons A et B
4.3.2 La perturbation se propage
4.3.3 Une dynamique sensible aux conditions initiales
4.4 Illustration des différents types d’interactions et de leur modélisation
5 La Méthode de Conformation d’Evénements : utilisation de l’INP et du MP
5.1 Comment exploiter les données sur les noeuds fournies par le MP ?
5.1.1 D’une carte de noeuds vers une chaîne d’événements
5.1.1.1 Objectif et définitions
5.1.1.2 Exemples
5.1.2 Représentation du chemin dans le plan
5.2 La caractérisation de cartes de noeuds proches grâce à la corrélation de chemins
5.2.1 Le formalisme utilisé
5.2.1.1 La matrice de chemin
5.2.1.2 Un exemple simple
5.2.2 Estimateurs basés sur les chemins d’événements
5.2.2.1 Estimateurs d’événements
5.2.2.2 Coefficients de corrélation d’événements
6 Conclusion