La turbulence est un phénomène frustrant : elle est facilement observable mais difficilement compréhensible. Facilement observable car la vie quotidienne nous prouve constamment que la turbulence existe : la fumée d’une cigarette, l’écoulement torrentiel d’une rivière sous un pont… Elle est présente dans énormément de domaines : en biologie (le « bruit » généré par la turbulence en échographie permet de détecter les sténoses), en océanographie (les courants marins sont turbulents), en atmosphérique (les vents) et même en astronomie (gaz de la photosphère du soleil). En résumé, là où un fluide s’écoule, la turbulence est potentiellement présente. Les manifestations de la turbulence sont aisément observables si on se donne la peine de les regarder. Cependant, constater la turbulence ne permet pas de la comprendre. En effet, « travailler sur la turbulence, c’est tenter de prévoir l’imprévisible » (Lesieur, 1994a) puisqu’un écoulement turbulent est désordonné et chaotique.
L’industrie n’échappe pas aux phénomènes de turbulence comme les secteurs aéronautique, hydraulique, automobile… Par exemple, un rétroviseur de voiture mal profilé générant dans son sillage des allées de Von Karman (où lâché tourbillonnaire) peut représenter à lui seul 8% de la consommation en carburant du véhicule (Lesieur, 1994b). Bien évidemment, le secteur de l’énergie est également touché par la turbulence et en particulier les écoulements de fluides dans les tuyauteries des centrales nucléaires. La turbulence agit à la fois sur la dynamique mais aussi sur la thermique de l’écoulement : la turbulence fait partie intégrante des transferts thermiques dans les écoulements et les parties solides.
Les transferts thermiques constituent un enjeu majeur dans les applications industrielles qui intéressent EDF. Ces phénomènes interviennent dans de nombreuses thématiques comme la thermohydraulique des cuves ou les accidents graves. Sous le prisme de la sûreté nucléaire, ils doivent être correctement appréhendés et modélisés pour pouvoir effectuer des études fiables. Ainsi, les simulations numériques impliquant le volet thermique nécessitent une bonne estimation des transferts thermiques pariétaux, de la température moyenne et parfois même de la variance de la température (dont la valeur peut être requise pour étudier les sollicitations thermiques d’un matériau en contact avec un écoulement).
Récemment, plusieurs applications réalisées en partie par des chercheurs d’EDF ont mis en évidence l’importance des transferts de chaleur comme l’étude sur la fatigue thermique dans les tés de mélange (Howard & Serre, 2015, 2017). Ce cas illustre parfaitement la nécessité de maîtriser ce phénomène puisqu’il met en évidence les chocs thermiques qui impactent le downcomer (conduite de descente) qui sont dus à la turbulence et qui posent des problèmes aussi bien pour la sûreté que pour la performance des tés de mélange .
Les efforts de développement dédiés à la thermique ne parviennent toujours pas à saisir toute la complexité des transferts de chaleur (Benhamadouche, 2017). Ceci résulte de plusieurs facteurs : la difficulté de modélisation, le manque de données (expérimentales et issues de DNS ou de LES), … À ce jour, la majorité des études numériques CFD (Computational Fluid Dynamics) industrielles ne modélise pas correctement les phénomènes de transfert thermique et ne peuvent rendre compte de la réalité. Les modèles utilisés pour la thermique de l’écoulement dans le domaine industriel rencontrent des difficultés lors de la simulation de cas de physiques complexes comme la convection naturelle. Cette limite pourra être à l’avenir préjudiciable pour EDF au vu des exigences que pourrait fixer l’ASN (Autorité de Sûreté Nucléaire) concernant la validité des modèles utilisés.
La physique de l’écoulement d’un fluide est décrite par les équations différentielles de NavierStokes qui restituent fidèlement les phénomènes liés à la turbulence. Ces équations sont à la base des codes de calcul CFD comme le logiciel open-source Code_Saturne développé par EDF R&D. La résolution et/ou la modélisation de ces équations dépende des codes de calcul et de la méthode utilisée pour aborder la turbulence. En effet, elle peut être traitée principalement à l’aide de quatre approches différentes dans les études numériques :
— l’approche DNS (Direct Numerical Simulation)
Cette méthode consiste à résoudre les équations de Navier-Stokes et prend en compte toutes les échelles de la turbulence . En pratique, l’utilisation de cette méthode impose de lourdes contraintes au maillage de la géométrie étudiée : les cellules doivent être plus petites que la plus petite structure tourbillonnaire de l’écoulement. Ainsi, les maillages sont volumineux et la résolution des équations est extrêmement coûteuse en temps de calcul. Cette approche appartient au domaine de la recherche et les calculs effectués avec cette méthode sont associés à de véritables « expériences numériques » qui servent de support pour le développement de modèles LES et RANS.
— l’approche LES (Large Eddy Simulation)
Les grandes échelles de la turbulence sont résolues et les petites échelles sont modélisées . Cette méthode présente l’avantage d’être moins coûteuse en temps de calcul que l’approche DNS tout en capturant les grosses structures tourbillonnaires de l’écoulement. Les petites structures sont identifiées à l’aide d’un critère de « maille »: toutes les structures de taille inférieure à la dimension caractéristique de la maille sont modélisées. De part l’augmentation de la puissance des super calculateurs, cette approche est en plein essor actuellement. Cependant, son coût en temps de calcul pour des configurations industrielles complexes reste rédhibitoire, à cause notamment de la zone de proche-paroi.
— l’approche RANS (Reynolds Average Navier-Stokes)
Toutes les échelles de la turbulence sont modélisées . Cette méthode est une méthode statistique qui s’attache à décrire les champs moyens des variables de l’écoulement en résolvant les équations de Navier-Stokes moyennées. La littérature sur les méthodes RANS est conséquente, ce type de modélisation pour la dynamique de l’écoulement a été largement éprouvé au fil des années. Cependant, concernant l’aspect thermique de l’écoulement, la bibliographie n’est pas aussi riche: il reste beaucoup de choses à accomplir. La modélisation RANS reste l’approche privilégiée de l’ingénieur car elle lui permet d’accéder aux champs locaux de paramètres statistiques dans toutes les configurations géométriques avec des coûts de calcul très inférieurs aux approches LES et DNS.
— l’approche Hybride RANS/LES
Cette méthode consiste à mixer les approches LES et RANS. Le but est de combiner les points forts des deux méthodes : résoudre les grandes échelles de la turbulence là où l’écoulement s’y prête (ce qui permet d’accéder aux fluctuations : description précise de la turbulence) et utiliser l’approche RANS pour gérer correctement les couches limites. En effet, ces zones étant constituées de petites structures turbulentes, il n’est donc pas envisageable de les filtrer comme le préconise la méthode LES sans perdre toutes les informations sur la turbulence. Ainsi, l’utilisation de modèles RANS permet de capter la turbulence. Cette approche permet également de réduire considérablement le temps de calcul par rapport à l’approche LES classique.
D’une manière générale, il ne s’agit pas de mettre en concurrence ces approches mais il faut plutôt parler de complémentarité comme le souligne Chassaing (2000). En pratique, l’utilisation d’une approche est déterminée par beaucoup de facteurs : facilité de mise en œuvre, coût de calcul, raffinement du maillage, complexité de la géométrie… Il faut alors être capable de sélectionner l’approche adéquate au type d’étude examiné.
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Table des matières
1 Introduction générale
2 Bibliographie – Modélisation RANS des écoulements
2.1 Les équations de conservation instantanées
2.1.1 Les équations de Navier-Stokes
2.1.2 Équation de transport de la température
2.2 Opérateur de Reynolds et équations moyennées
2.2.1 Décomposition de Reynolds
2.2.2 Les équations de conservation moyennées
2.3 Modélisation des tensions de Reynolds
2.3.1 Fermeture du premier ordre
2.3.2 Fermeture du second ordre
2.4 Modélisation des flux thermiques turbulents
2.4.1 Modèles à diffusitvité turbulente : SGDH
2.4.2 Generalized Gradient Diffusion Hypothesis (GGDH)
2.4.3 Algebraic Flux Model (AFM)
2.4.4 Fermeture du second ordre
2.4.5 Extension de l’approche à relaxation elliptique aux modèles algébriques
2.5 Modélisation de la variance de la température et de sa dissipation
2.5.1 Modélisation de la variance de température
2.5.2 Modélisation du taux de dissipation εθ
2.6 Problèmes de condition aux limites sur la température
2.6.1 Mise en évidence de l’impact de la condition aux limites sur la température
2.6.2 Premiers travaux de modélisation RANS
2.7 Base de données DNS de Flageul et al. (2015) : un appui pour le développement
des modélisations RANS
2.7.1 Équations de conservation de la masse, de la vitesse et de la température
2.7.2 Gestion des conditions aux limites
2.8 Conclusion du chapitre
3 Généralisation du traitement des flux thermiques turbulents pour tous types de conditions aux limites sur la température
4 Modélisation de la variance de la température et de sa dissipation
5 Validation des modélisations des flux thermiques turbulents, de la variance de la température et de sa dissipation
6 Transfert thermique conjugué à propriétés différentes
7 Conclusion
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