Modèles continus et discontinus de fissuration
Modèles d’endommagement continu
Mécanique continue de l’endommagement
La mécanique continue de l’endommagement (CDM pour continuum damage mechanics) constitue aujourd’hui un outil de modélisation qui trouve son application pour de nombreux mécanismes de rupture et pour un grand nombre de familles de comportements matériaux. Le formalisme exposé dans [Lemaitre et Chaboche, 1985] et reposant sur une description thermodynamique de l’évolution irréversible de l’endommagement en tant que variable interne rassemble dans un cadre unifié l’ensemble des travaux remontant à [Kachanov, 1958]. L’endommagement peut être introduit comme la mesure de l’ensemble des micro-dégradations (nombre et taille des fissures, défauts, et vides microscopiques) vu par un volume élémentaire représentatif (VER) d’un matériau considéré soumis à certaines sollicitations. L’endommagement peut être couplé à d’autres mécanismes irréversibles suivant le type de matériau considéré et/ou le type de phénomènes que l’on souhaite modéliser. Dans le cas de la rupture ductile, qui concerne notamment de nombreux métaux à température ambiante, il est associé à la germination, à la croissance puis à la coalescence de micro-cavités et peut être défini comme la porosité (rapport entre le volume de la cavité et le volume total du VER), dont l’évolution s’accompagne de grandes déformations plastiques qui doivent être prises en compte. La nature du chargement appliqué peut également influer sur les mécanismes d’endommagement, comme c’est le cas en fatigue : un chargement cyclique peut entraîner la rupture d’un matériau sous des contraintes inférieures à la limite d’élasticité observée pour un chargement monotone. Cet endommagement de fatigue est dû à l’apparition de fissures microscopiques lors des premiers cycles, dont la propagation (lente) s’opère à chaque cycle de sollicitation. Pour les matériaux qualifiés de quasi-fragiles (parmi lesquels on peut citer les bétons, roches ou certains aciers irradiés à température ambiante), l’évolution d’un endommagement peut être observée dans le régime de petites déformations, sous des chargements monotones, et en absence de déformations irréversibles notables. Ce type d’endommagement fragile constitue donc le seul mécanisme dissipatif conduisant à la ruine et peut être modélisé par une dégradation progressive des propriétés élastiques du matériau qui, en l’absence d’évolution de l’endommagement, est considéré comme élastique linéaire.
Notre étude se borne aux mécanismes d’endommagement quasi-fragile. Dans sa version la plus simplifiée, cette théorie s’appuie sur l’hypothèse d’isotropie qui suppose que la distribution spatiale des micro-défauts reste la même dans toutes les directions. L’endommagement peut alors être considéré comme un champ scalaire, que l’on notera a par la suite, défini sur l’ensemble du domaine Ω occupé par le matériau (dans le cas anisotrope, la variable d’endommagement devient une grandeur tensorielle). En général, la variable d’endommagement est définie comme variant continûment dans l’intervalle [0,1], a = 0 correspondant à l’état sain du matériau et a =1 à sa dégradation totale, ce qui à l’échelle d’une structure correspond à l’apparition de macro-fissures. Afin de rattacher cette variable à des grandeurs physiques mesurables, on utilise souvent une définition de a basée sur la diminution de la section effective d’un VER (voir [Lemaitre et Chaboche, 1985]), qui conduit à la notion de contrainte effective.
Modèles d’endommagement local élastique fragile isotrope
Equations constitutives
Ces modèles visent à décrire le comportement fragile d’un matériau en s’appuyant d’une part sur la théorie de l’élasticité linéaire précédemment décrite, et d’autre part sur l’évolution d’une variable scalaire d’endommagement caractérisant sa dégradation irréversible. Le qualificatif « local » est ici employé afin de souligner que cette description s’effectue à l’échelle du point matériel, sans que soit pris en compte l’état du matériau dans un voisinage de ce point. Ces lois de comportement fragiles doivent donc inclure la définition d’un domaine d’élasticité au sein duquel l’endommagement ne peut évoluer (associée à une loi d’évolution de la variable d’endommagement), ainsi qu’une énergie de rupture correspondant à la quantité d’énergie devant être dissipée en un point matériel pour le faire passer de son état initialement sain à l’état d’endommagement total.
Formalisme des matériaux standard généralisés
Le formalisme présenté ci-dessus est utilisé pour construire de nombreux modèles d’endommagement fragile, toutefois, un autre formalisme dit des matériaux standard généralisés basé sur l’approche thermodynamique des processus irréversibles, permet de construire (entre autres) de manière systématique ces types de modèles tout en assurant leur admissibilité thermodynamique. Ce cadre théorique développé au cours des années 1970 [Halphen et Nguyen, 1975] repose sur la donnée d’une densité d’énergie libre et d’un potentiel de dissipation dont se déduit la loi de comportement par dérivation de ces derniers. L’état du matériau y est caractérisé par la déformation ε et une variable interne a (dans notre cas la variable scalaire d’endommagement, a désignant dans le cas général un jeu de variables internes éventuellement tensorielles), et la densité d’énergie libre Φ est définie comme une fonction de ces variables, convexe par rapport à ε et par rapport à a (mais pas nécessairement par rapport au couple ( ε , a ))
Φ = Φ(ε, a) (1 – 11)
Limiteurs de la localisation : les principales techniques de régularisation
Une des premières idées proposées dans [Bažant et Oh, 1983] afin de garder une certaine objectivité par rapport au maillage consiste à conserver la description locale du comportement adoucissant, et à ajuster en fonction de la taille de maille les paramètres matériaux (relatifs à l’adoucissement) du modèle, partant du constant que l’endommagement localise dans une bande d’une maille d’épaisseur. Cette approche très pragmatique permet de préserver l’énergie de rupture du matériau considéré (en l’occurrence un béton endommageable en traction), mais n’est valide que pour des hypothèses de maillage bien spécifiques et ne corrige en rien la dépendance à l’orientation du maillage. D’autres méthodes pour lesquelles la description locale du comportement est conservée ont également été développées, mais cette fois en quittant l’hypothèse de matériau indépendant de la vitesse de chargement (rate-independent material). On peut citer par exemple l’introduction d’effets visqueux dans le modèle de comportement adoucissant, voir [Needleman, 1988], ou encore les modèle d’endommagement à « effet-retard » (ou « à taux d’endommagement limité ») proposé dans [Ladevèze, 1992] et [Allix et Deü, 1997]. Si ces approches permettent de contrôler le phénomène de localisation spatiale en dynamique, elles ne sont pas adaptées aux analyses quasi-statiques car dans ce cas elles ne font que décaler dans le temps l’apparition de difficultés numériques. Nous nous concentrerons donc dans les paragraphes suivants sur les limiteurs de localisation basés sur une régularisation spatiale, pour lesquels l’hypothèse d’une description locale du comportement adoucissant est abandonnée.
Choix de la variable à régulariser
Indépendamment du choix de l’opérateur de régularisation R, de nombreuses possibilités ont été analysées dans la littérature quant au choix de la variable à délocaliser. On peut citer par exemple le taux de restitution d’énergie associé à la variable d’endommagement dans [PijaudierCabot et Bažant, 1987], une déformation équivalente de Von Mises dans [Peerlings, 1999], le tenseur des déformations dans [Godard, 2004], le champ de déplacement dans [Rodríguez-Ferran et al., 2005], ou encore la déformation plastique cumulée pour un modèle d’endommagement élastoplastique dans [Engelen et al., 2003].
Jirásek [Jirásek, 1998] établit d’ailleurs une comparaison entre les différentes possibilités dans le cas d’un modèle élastique fragile unidimensionnel, et conclut que certaines d’entre elles ne permettent pas d’aboutir à un état de contrainte nulle là où l’endommagement est total.
Milieux enrichis par une description microscopique
Cette catégorie de méthodes de régularisation consiste à enrichir la cinématique du milieu continu macroscopique classique (milieu de Cauchy) par des champs supplémentaires, indépendants du champ de déplacement et décrivant la cinématique à l’échelle de la microstructure : microrotations (milieu de Cosserat), micro-déformations pures… Une revue détaillée de ces méthodes est présentée dans [Forest et Sievert, 2006], ainsi qu’un classement par nombre de degré de liberté supplémentaire croissant (allant de 1 à 12). Une fois la cinématique enrichie, le champ supplémentaire ainsi que son premier gradient sont pris en compte dans l’énergie libre (comme cela est fait pour le déplacement standard dans un milieu de Cauchy), ce qui introduit un effet de voisinage entre points matériels voisins, et par conséquent un caractère régularisant. Ceci conduit à la définition d’un tenseur des déformations généralisées, auquel s’associe par dualité un tenseur des contraintes généralisées : il faut alors définir de nouvelles relations de comportement, ce qui constitue un des inconvénients de ce type d’approche, auquel s’ajoute le choix des conditions aux limites des champs cinématiques supplémentaires.
On peut également inclure dans cette catégorie de modèles les approches dites « du second gradient de déplacement » (voir par exemple [Chambon et al., 2001]), pour lesquelles le champ supplémentaire décrivant la cinématique microscopique est choisi comme le champ de déformation macroscopique : d’après ce qui précède, cela revient donc à introduire le gradient de la déformation (i.e. le second gradient du déplacement) dans l’énergie libre.
Formulation à gradient de variable interne
De manière analogue à la formulation à second gradient de déplacement, ce type de formulation repose sur l’introduction du gradient des variables internes dans l’énergie libre (et éventuellement dans le potentiel de dissipation pour le cas le plus général). Cette approche a été initialement développée dans le cadre de la plasticité dans [de Borst et Mühlhaus, 1992] (gradient de la déformation plastique cumulée), puis adaptée à un modèle d’endommagement fragile dans [Frémond et Nedjar, 1996] et [Lorentz et Andrieux, 1999]. Nous détaillons ci-dessous la formulation proposée par ces derniers auteurs, qui consiste à introduire dans l’énergie libre un terme quadratique en gradient d’endommagement et à laisser intact le potentiel de dissipation de la formulation locale.
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Table des matières
Introduction générale
Chapitre 1 : Modèles continus et discontinus de fissuration
1 Modèles d’endommagement continu
1.1 Mécanique continue de l’endommagement
1.2 Modèles d’endommagement local élastique fragile isotrope
1.2.1 Equations constitutives
1.2.2 Formalisme des matériaux standard généralisés
1.2.3 Application à une loi d’endommagement fragile
1.3 Formulation énergétique globale
1.4 Phénomène de localisation
1.5 Limiteurs de la localisation : les principales techniques de régularisation
1.5.1 Régularisation spatiale de variables locales
1.5.2 Milieux enrichis par une description microscopique
1.5.3 Formulation à gradient de variable interne
1.5.4 Choix de la méthode de régularisation
2 Modèles de zones cohésives
2.1 Origine des modèles cohésifs
2.2 Formulation énergétique
2.3 Discrétisation spatiale
2.3.1 Élément fini d’interface
2.3.2 Éléments à discontinuité intégrée
2.3.3 Méthode des éléments finis étendus
3 Cohérence entre les modèles continus et discontinus
3.1 Constructions de courbes-R équivalentes
3.2 Paramètres de l’étude
3.2.1 Maillages
3.2.2 Modélisations
3.3 Etude comparative des différents modèles
3.3.1 Convergence des solutions avec le raffinement du maillage
3.3.2 Comparaison des réponses globales
3.3.3 Comparaison des tailles de process zones
3.3.4 Comparaison locale des champs au voisinage de la fissure
Chapitre 2 : Passage d’un modèle continu régularisé à un modèle cohésif
1 Approches continues – discontinues dans la littérature
1.1 Construction de modèles discontinus équivalents
1.2 Approches couplées continues – discontinues
1.2.1 Transition à endommagement ultime
1.2.2 Transition avant rupture : transfert local d’énergie
1.3 Bilan
2 Etude semi-analytique unidimensionnelle
2.1 Description du problème continu
2.2 Solution pour la formulation à gradient de variable interne
2.3 Solution pour la formulation à gradient implicite
2.3.1 Mise en équations
2.3.2 Résolution dans la partie linéaire
2.3.3 Résolution dans la partie non linéaire
2.3.4 Bilan
2.3.5 Intégration numérique
2.3.6 Choix du facteur de rigidité
2.3.7 Influence des paramètres du facteur rigidité
2.3.8 Récapitulatif de la méthode de résolution
2.4 Choix de la formulation non locale
2.5 Passage du modèle continu au modèle discontinu
2.5.1 Identification d’une loi d’interface équivalente
2.5.2 Passage du modèle non local au modèle cohésif
2.5.3 Récapitulatif de la méthode d’identification de lois cohésives de transition
3 Extension au cadre éléments finis en dimension deux et trois
3.1 Discrétisation spatiale
3.1.1 Élément fini mixte non local à gradient d’endommagement
3.1.2 Élément fini mixte d’interface pour les modèles de zones cohésives
3.2 Algorithme de couplage explicite
3.2.1 Hypothèses
3.2.2 Algorithme
3.2.3 Pilotage du chargement
Chapitre 3 : Simulations numériques
1 Barre fragile en traction
2 Éprouvette DCB trapézoïdale
3 Plaque trouée
4 Vers une extension tridimensionnelle
Conclusion générale
Annexes