Les racines italiennes
«L’ordre des parties doubles distingue une recette d’une autre recette, une dépense d’une autre dépense, l’argent des autres effets, la nature et le sort de ces divers effets… Les Italiens ont imaginé ce bel ordre, ils s’en servent même généralement dans le détail des biens de campagne qu’ils font valoir, et si l’on y prenoit garde, partout où il se fait de grandes consommations, quelque immense qu’en fût le détail, il seroit facil de se procurer une connoissance intime et journalière de chaque emploi, un inventaire général en actif et passif, en capitaux et intérêts». VERON de FORBONNAIS. Recherches et considérations sur les finances de la France. Bâle, Cramer, 1758, t. II, p. 429.
La technique de la comptabilité en partie double s’est développée simultanément dans plusieurs centres commerciaux italiens au cours du XIVe siècle : Gênes, Florence, Venise, sans oublier Sienne, Milan ou Lucques . Raymond de Roover expliquait cette émergence par l’action conjuguée de trois facteurs : l’extension du crédit, la pratique du mandat ou de l’agence et surtout l’essor des sociétés commerciales. Le recours de plus en plus fréquent au crédit permettait de développer les échanges malgré la pénurie de numéraire, l’enregistrement des créances et des dettes a conduit à l’apparition du compte courant. De plus en plus sédentaire, le marchand a eu recours à des agents, ou à des commissionnaires, agissant pour son compte sur les places étrangères. Il devait bien évidemment garder une trace écrite des marchandises expédiées, afin de la confronter avec le décompte des ventes effectuées par le mandataire, on y a vu l’origine des comptes de stocks. Les plus grandes entreprises étant des sociétés, la détermination des résultats et le suivi de l’évolution de leur patrimoine supposaient un système assurant l’enregistrement de toutes ses modifications.
MODELE VENITIEN ET MODELE TOSCAN
Le second est sans doute le plus connu, car il correspond à une certaine idée de la comptabilité en partie double, conçue comme devant fournir une représentation du patrimoine de l’entreprise. C’est le plus proche des comptabilités utilisées à partir des années 1820-1830 dans les pays industrialisés ; c’est aussi celui qui nourrit la plupart des lieux communs relatifs à l’histoire de la comptabilité. Seulement, c’est à Venise que sont apparus les premiers traités techniques, et, tout naturellement, ils s’inspirent beaucoup plus des pratiques vénitiennes que de celles des firmes toscanes. Les principales différences concernent les types de comptes utilisés ainsi que la fréquence et le mode de clôture des livres. Ce qui caractérise les registres vénitiens, c’est l’utilisation intensive de comptes d’opérations et la détermination de résultats partiels, les livres ne faisant nullement l’objet d’une clôture régulière, celle-ci n’intervenant qu’une fois les livres remplis. A l’inverse, les archives des grandes compagnies florentines nous montrent que la détermination périodique du résultat global de l’activité et l’élaboration d’un bilan, ou plutôt d’une balance , deviennent rapidement de règle. Nous voyons donc, d’emblée, apparaître et se développer simultanément deux comptabilités, l’une selon une logique de flux et l’autre dans une optique patrimoniale. Cette différenciation semble intimement liée aux activités pratiquées et aux formes d’association utilisées.
LES PARTICULARITES COMPTABLES DES DEUX SYSTEMES
Le modèle vénitien
Nous pourrions tout autant parler de la comptabilité des villes portuaires, car on retrouve à Gênes, et sans doute dans d’autres cités littorales, les mêmes caractéristiques qu’à Venise. Nous ne faisons que prendre acte du rôle particulier de cette dernière dans la diffusion de la nouvelle technique comptable et du fait que les multiples exemples, offerts par les archives de la Cité des Doges, vont tous dans le même sens. Notons que les contemporains utilisent également l’expression de tenue des livres alla veniziana, mais en référence au mode de présentation des comptes au grand livre , le débit et le crédit étant juxtaposés sur deux pages se faisant face et recevant le même numéro . Cette numérotation sert à indiquer la localisation des comptes mouvementés dans les écritures passées au journal. Dans les comptes eux-mêmes, elle permet de préciser celle de la contrepartie. Ce perfectionnement technique est sans nul doute extrêmement important et il est pour beaucoup dans la notoriété du modèle vénitien ; il n’en est cependant que l’un des aspects . Plus important, nous semble être le rôle joué par les comptes d’opérations. Ces comptes sont sans correspondance dans les catégories actuelles de la comptabilité générale, en dehors de certaines activités particulières. On voit leur origine dans le compte que rendait l’organisateur d’une aventure collective à ses partenaires : il comparait tous les frais de réalisation de l’opération et tous les produits qui en étaient issus, puis fixait la répartition du résultat entre les participants. Intégré à la comptabilité d’un marchand, ce type de compte convient à l’enregistrement des dépenses et recettes relatives à n’importe quelle affaire, qu’elle soit en participation ou individuelle. Il est soldé une fois l’opération terminée, par virement du résultat au compte pro et danno ; on calcule donc des résultats partiels, au fur et à mesure de la conclusion des différentes affaires engagées.
L’exemple type en est le compte de viazo, ou voyage, tel qu’on le trouve dans les registres d’Andréa Barbarigo, marchand vénitien de la première moitié du XVe siècle . Un compte ouvert à un lot de marchandises est débité du prix d’achat et de tous les frais, y compris de l’emballage pour l’expédition. Au moment du départ, il est soldé par le compte de voyage qui est ensuite crédité par le débit du compte du commissionnaire, lorsque celui-ci rend compte de la vente qu’il a effectué. Le compte de viazo peut alors être soldé, le commerçant dispose ainsi d’une série d’informations sur la rentabilité de chacune des opérations ponctuelles qu’il engage. Le compte utile et danno continue de recevoir régulièrement les résultats, sans que ceux-ci fassent l’objet de récapitulations périodiques.
Sans qu’il soit possible de savoir quelles sont les motivations exactes du marchand, on peut penser que la clôture du compte de voyage est tout autant le constat de la conclusion de l’opération que celui du calcul de son résultat. Certains comptes restent ouverts plusieurs années, en attendant un règlement définitif, sans même qu’un résultat provisoire soit calculé. Ceci montre bien que le compte est d’abord considéré comme un récapitulatif des droits et des obligations avant d’être utilisé comme instrument de calcul économique. Les comptes de marchandises sont tenus sur le même mode, l’ensemble achat – vente d’un lot étant traité comme une opération, le compte est soldé une fois le lot épuisé. Ainsi, les Soranzo ouvrent autant de comptes de coton qu’ils reçoivent de livraisons : coton reçu par la muda de mars 1419, coton reçu par la muda de septembre 1419, etc. Les flux physiques règlent le rythme des écritures, le compte est crédité lors du départ des marchandises, mais les solutions sont différentes lorsqu’il s’agit d’une vente sur place ou d’une expédition. Ce n’est que dans le premier cas qu’il y a détermination du résultat au niveau du compte de marchandises, puisque dans l’autre hypothèse, elles sont portées à leur coût d’achat au débit du compte de voyage.
Le système est utilisé pour d’autres catégories d’opérations, parts de navires ou de sociétés d’armement de galères et autres affaires en participation, sa souplesse le rend adaptable à n’importe quelle situation. Le marchand vénitien s’en accommode parfaitement et ne se pose guère la question de calculer le résultat global de son activité, ces résultats partiels lui suffisent. Il ne se pose sans doute pas davantage le problème de l’évaluation de son patrimoine ou, tout au moins, il est vraisemblable qu’il ne compte pas sur la comptabilité pour lui apporter cette information. Nous l’avons déjà dit, il ne clôture ses comptes que lorsque ses livres sont remplis. Ainsi Andrea Barbarigo procède à cette opération en 1431, 1435 et 1440, puis ses comptes restent ouverts jusqu’à sa mort en 1449. Son fils, Nicolo Barbarigo, utilisera les mêmes registres durant vingt-quatre ans avant de se préoccuper d’en faire la balance.
La double imputation systématique a pour corollaire l’égalité du total des débits et du total des crédits, mais le calcul de la variation de la situation nette, détermination du résultat d’une période donnée, n’en est que le sous-produit et ne présente nullement un caractère obligatoire. La confection d’une balance générale à la fin d’un livre a pour but premier d’assurer le transfert des comptes, d’un volume à l’autre, sans erreurs, omissions ou confusions. Elle peut être également considérée comme un moyen de vérification de l’égalité des soldes et, partant, de la cohérence des reports du journal au grand livre et de celle des écritures elles mêmes . C’est évidemment l’occasion de virer certains soldes au compte de profits et pertes ou directement au compte capital, surtout pour simplifier le transfert, mais ceci n’est nullement impliqué par l’utilisation de la partie double. Rien n’interdit de continuer à transporter de livre en livre des comptes aux débits desquels ne figurent que des consommations, ce qui donnerait des actifs fictifs dans un bilan ; ou, de façon symétrique, des comptes de produits que l’on considérerait comme des dettes. Parler de comptabilité patrimoniale n’a alors aucun sens, il faut d’abord qu’une différence claire soit établie entre consommation et investissement. Andrea Barbarigo laisse ouverts ses comptes de dépenses personnelles lorsqu’il établit sa balance de sortie, son fils fait de même et n’élimine nullement ses créances douteuses . Enfin, lorsque ces dépenses concernent l’acquisition d’actifs stables, tels que des meubles, ceux-ci restent inscrits à leur valeur initiale.
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Table des matières
INTRODUCTION
CHAPITRE LIMINAIRE. LES RACINES ITALIENNES
SECTION I. MODELE VENITIEN ET MODELE TOSCAN
§1. Les particularités comptables des deux systèmes
I. Le modèle vénitien
II. Le modèle toscan
A. La pratique de l’inventaire
1. De la vecchia ragione à la nuova ragione
2. Inventaire et calcul de résultat
3. Bilan
4. Bilans et fiscalité
B. La comptabilité des opérations industrielles
C. Les premiers exemples d’écritures d’amortissement
§2. Modèles comptables, formes d’association et activités économiques
I. Activités, paramètres et contraintes
A. Le commerce maritime
B. Le commerce terrestre
II. L’adaptation des formes juridiques
A. Les sociétés de personnes
B. Vers les sociétés de capitaux
1. La commande
2. Quelques particularités vénitiennes
3. Commandite et sociétés de capitaux
III. Activités, sociétés et méthodes comptables
SECTION II. LA DIFFUSION DE LA NOUVELLE TECHNIQUE
§1. Les vecteurs de diffusion
I. La transmission orale
A. Apprentissage et enseignement
B. Le mouvement des hommes
II. Les débuts de la littérature comptable
A. Le premier traité imprimé de tenue des livres
B. Les traités et la pratique
§2. Le modèle diffusé par les traités
I. Luca Pacioli
A. La clôture
1. Fréquence des opérations de clôture
2. Clôture et résultat
B. Les comptes d’opérations
II. L’élargissement du modèle vénitien
A. Des comptes d’opérations
B. … Aux comptes d’activités
1. L’exploitation du domaine rural
2. Mutations, accroissements et diminutions
CHAPITRE I. L’ENVIRONNEMENT TECHNICO-ECONOMIQUE
SECTION I. ACTIVITES ECONOMIQUES ET IMPORTANCE DES ACTIFS FIXES
§ 1. Le commerce
I. Des sociétés sans actifs fixes
II. Meubles de ménage ou meubles de boutique
§ 2. L’industrie
I. Disparité des formes et variété des données disponibles
II. Quelques tendances
A. L’actif immobilisé
1. Bâtiments et frais d’établissement
2. Les meubles et ustensiles
B. Actif fixe et actif circulant
C. Réflexions incidentes et complémentaires
1. Eléments de comparaison
2. Actif fixe et fonds de roulement
3. Le mode d’entrée de l’actif fixe dans l’entreprise
§ 3. Commerce et transport maritime : le navire, un bien d’equipement capitaliste
I. L’armement classique
A. Le fonctionnement des sociétés quirataires
B. Comptes de navires
II. Les grandes compagnies de commerce
A. La flotte de la Compagnie, importance globale
B. Importance du coût unitaire des navires
SECTION II. USURE ET CAPITAL FIXE
§ 1. Le capital fixe existe-t-il ?
I. Longévités comparées
II. Technologie et durée de vie
§ 2. De l’usure au dépérissement
I. Irréversibilité de l’usure
A. Actifs composites et homogénéité du vieillissement
B. Quelques actifs sensibles
II. Usure et dépérissement
A. Quelques exemples
B. Vocabulaire et concepts
CHAPITRE II. LE CADRE POLITIQUE, INSTITUTIONNEL ET JURIDIQUE
SECTION I. L’ACTION DE L’ETAT ET LE CADRE INSTITUTIONNEL DE L’ACTIVITE ECONOMIQUE
§ 1. L’impulsion donnée a l’industrie et au commerce colonial
I. La définition d’une politique économique
A. Les précédents
B. Jean-Baptiste Colbert
II. Mise en œuvre
A. Les manufactures privilégiées
B. Les grandes compagnies de commerce
C. Les institutions économiques
III. Financement et administration des nouvelles entreprises
A. L’abstention du capital marchand
B. L’appel aux financiers
§ 2. L’œuvre de codification, l’Ordonnance de 1673
I. Origines et antécédents
A. La préparation du texte
B. Le « droit comptable » avant 1673
II. Les dispositions comptables et leurs insuffisances
III. Un texte resté lettre morte
A. Une fiscalité
B. Les projets de réforme
SECTION II. LE CADRE JURIDIQUE DE L’ENTREPRISE : ASSOCIATION, RISQUE ET PROPRIETE
§ 1. L’évolution des formes de sociétés
I. Sociétés et perfectionnement des méthodes comptables, une première approche
II. Evolution des sociétés, formes anciennes et besoins nouveaux
A. Les sociétés « entre commerçants »
B. Les sociétés par actions sous l’Ancien Régime, caractères généraux
C. Origines et filiations, quelques hypothèses
1. Sociétés quirataires
2. Les sociétés fermières
III. Les actes de sociétés, une source de l’histoire de la comptabilité
§ 2. La séparation entre la propriété du capital fixe et son exploitation
I. La mise en valeur des extensions industrielles des domaines ruraux
II. Affermage et actifs fixes
CHAPITRE III. LA DIMENSION CULTURELLE
SECTION I. ACTIVITE ET MODELE COMPTABLE
§1. Les grandes compagnies de commerce
§2. Les entreprises industrielles
I. Mines
A. Les industries extractives
B. La métallurgie
II. L’industrie textile
III. Autres branches
SECTION II. DEUX MODELES COMPTABLES CONCURRENTS
§1. L’adaptation aux besoins
I. Quelques aspects de la comptabilité par recette, dépense et reprise
A. Les comptes rendus en finance
B. Les livres tenus en finance
C. Une finalité spécifique, le contrôle du comptable
II. Les comptes en finance et les besoins de la grande industrie
A. Un système approprié à la délégation de pouvoir
B. L’organisation comptable et l’activité industrielle
C. L’impuissance à rendre compte des actifs fixes
D. Présentation comparative des deux modèles
§2. Synthèse et dépassement, vers une partie double renouvelée
I. La comptabilité en finance concurrencée sur son propre terrain
II. Le débat sur la comptabilité en partie double dans les entreprises industrielles
III. De l’héritage des comptabilités en charge et décharge
CONCLUSION