« En Afrique, chaque fois qu’un vieillard meurt, c’est une bibliothèque qui brûle. » Cette célèbre phrase d’Amadou Hampâté Bâ continue de résonner dans tous les esprits lorsqu’il s’agit de littérature africaine. A l’heure où l’Afrique tente de trouver sa place dans la communauté internationale, sur les plans économiques, politiques, et culturels, l’œuvre d’Amadou Hampâté Bâ fait référence. Pour l’écrivain, le développement économique ne peut se faire sans son penchant culturel. C’est dans ce domaine qu’a œuvré tout au long de sa vie cet érudit. Amadou Hampâté Bâ est né à l’aube du XXè siècle en 1900 à Bandiagara au Mali, dans l’ancienne Afrique Occidentale Française et se décrit comme un « fils aîné du siècle » . Il naît d’Hampâté Bâ, et Kadidja Pâté Poullo Diallo, tous deux issus de nobles familles peules. A la mort de son père, alors qu’il n’avait que deux ans, il est adopté par Tidjani Amadou Ali Thiam, le roi toucouleur de Bandiagara. Son éducation traditionnelle est assurée entre autre par un traditionnaliste et conteur très populaire, dénommé Koullel qui vivait à la cour de son père adoptif. Pour Hampâté Bâ, elle est d’une certaine manière la première école qu’il a fréquentée, écoutant et mémorisant contes, poèmes, épopées, chants des griots et traditionnalistes avant même de savoir écrire. En deuxième lieu, c’est Tierno Bokar Salif Tall, saint homme et grand savant, qui prend en charge son éducation coranique, et occupe une place primordiale dans sa vie. En 1912, étant fils adoptif de chef de province, il est réquisitionné par l’Ecole Primaire Française, puis par « l’école des Otages » à Kayes, pour être formé en tant qu’auxiliaire de l’administration coloniale. Il est ensuite admis à l’Ecole Normale de Gorée, mais ne s’y rend pas, ce qui lui vaut, en guise de « punition », une mutation en Haute-Volta à Ouagadougou. En 1933, il est muté à Bamako où il occupe diverses fonctions au sein de l’administration coloniale. En raison de son attachement à l’Ordre Tidjanya, branche soufiste de l’Islam, il s’attire les foudres du gouvernement colonial, et doit son salut au Professeur Théodore Monod, fondateur de l’I.F.A.N. (Institut Français d’Afrique Noire). Ce dernier lui confie en 1942, un travail de recherches et d’enquêtes ethnologiques à travers l’A.O.F., ce qui lui permet de mener en parallèle des recherches personnelles ayant pour but de collecter les traditions orales africaines. Il publie sa première œuvre, L’empire Peul du Macina en 1955, fruit de ses travaux. En 1958, il fonde et dirige l’institut des sciences humaines du Mali, et représente son pays fraichement indépendant à la Conférence générale de l’UNESCO. La même année en 1962, il est élu membre du Conseil Exécutif de l’UNESCO, où il siège jusqu’au début des années 1970. Dès lors, il cesse toutes fonctions officielles pour se consacrer à ses recherches personnelles, d’ordre religieux, historique, littéraire et ethnologique. Il publie alors plusieurs contes traditionnels comme Petit Bodiel en 1976, mais aussi Njeddo Dewal mère de la calamité en 1985, etc. Il rédige également ses mémoires en deux volumes, Amkoullel l’enfant peul et Oui mon commandant ! publiées après sa mort respectivement en 1991 et 1994, et son seul et unique roman L’Etrange destin de Wangrin ou les Roueries d’un interprète africain en 1973.
Au vu de ces éléments biographiques, en particulier ses différentes éducations – traditionnelle, coranique et française- ainsi que ses travaux de recherche à l’I.F.A.N., on peut d’ores et déjà constater qu’Hampâté Bâ a été très tôt et à maintes reprises au contact de la différence. Il semble donc être pertinent de s’interroger sur la manière dont l’écrivain a pu mettre en scène cette altérité dans ses œuvres, que nous allons envisager sous l’angle de l’interculturalité. Cette dernière se définit comme la rencontre de deux ou plusieurs cultures dans un espace donné. Le substantif est formé du préfixe « inter » qui exprime la notion de relation, de réciprocité et d’échange entre deux éléments distincts, et du nom « culture ». Les deux éléments sont ici les cultures africaines et européennes, séparées par des frontières géographiques, politiques, idéologiques et socioculturelles. Nous verrons que l’interculturalité chez Amadou Hampâté Bâ est plus complexe que ce schéma bipartite et qu’elle se retrouve également entre les différentes ethnies, bambara et peul, pour ne citer qu’un exemple. L’étude de l’interculturalité a donc pour objet la rencontre des cultures et ainsi mêle des disciplines telles que : l’anthropologie, la psychologie la linguistique, la littérature, etc. Pour ce qui est de cette dernière, il s’agit « d’observer l’interaction des facteurs propres aux différentes cultures qui se trouvent en contact dans la production, la mise en circulation et la lecture des textes.» . Pour ce faire, nous nous concentrerons en particulier sur le roman L’Etrange destin de Wangrin ou les Roueries d’un interprète africain. Cet ouvrage retrace la vie de Sambi Traoré aussi connu sous le nom de Samaké Niambélé, ici présenté sous couvert de l’un de ses nombreux pseudonymes Wangrin, un interprète au service des « Dieux de la brousse » autrement dit des administrateurs coloniaux. Cet homme est pour l’auteur, « un des hommes dont la rencontre […] a le plus profondément marqué [sa] vie » . Il fait sa connaissance en 1912, accompagné d’un commis des Affaires indigènes, M. François-Victor Equilbelcq, « qui effectuait une tournée à travers tout le pays pour recueillir le plus grand nombre possible de contes soudanais. » . Ils sont à nouveau amenés à se côtoyer à la fin de l’année 1927, à Bobo Dioulasso, et durant « presque trois mois, après le dîner et la prière de la nuit, de vingt heures, parfois jusqu’à minuit, Wangrin [lui] restituait son histoire à la manière vivante et détaillée des Africains de jadis. Son fidèle griot, Diêli Maadi, jouait doucement de la guitare pour accompagner son récit. » . Il est important de noter que le récit de la vie de Wangrin a été conté à Hampâté Bâ qui l’a ensuite couché sur papier selon une de ses expressions favorites. Le roman s’ouvre sur l’histoire légendaire du pays de Noubigou, la naissance de Wangrin, sa formation spirituelle bambara puis occidentale à l’école française. Durant son initiation aux coutumes bambara, Wangrin choisit Gongoloma-Sooké comme l’un de ses « dieux-patrons », c’est-à-dire comme dieu protecteur, et adopte ce nom comme pseudonyme. Dès le premier chapitre, la rencontre des cultures est présente et se cristallise en la personne de Wangrin, dès sa jeunesse il est partagé entre plusieurs milieux socioculturels. L’intrigue, et donc les roueries de Wangrin, commence réellement lors de sa prise de fonction comme moniteur d’enseignement à Diagaramba. Entrevoyant les richesses et les privilèges que procure la fonction d’interprète, Wangrin ravit sa place au vieux Racoutié, un ancien tirailleur, interprète du commandant de cercle Galandier. Cette première ruse peut dérouter le lecteur ; en effet, Wangrin ne cherche pas à lutter contre le pouvoir dominant mais contre un compatriote. Comprenant qu’il peut satisfaire sa cupidité grâce à ses talents, Wangrin sûr de lui, décide de s’attaquer directement au pouvoir colonial. En 1914, la France entre en guerre contre l’Allemagne et réquisitionne hommes et biens au nom de l’effort de guerre. Wangrin va détourner une partie des bœufs destinés à la France, et réaliser ainsi son premier gros gain d’argent, au nez et à la barbe de l’administration. Qui plus est, il gagne le procès qu’on lui intente l’opposant au Comte de Villermoz, un de ses supérieurs à Diagaramba. Suite à cette affaire, il est muté à Goudougaoua, et fait étape à Yagouwahi, ou il rencontre Romo Sibédi, un concitoyen. Wangrin, épaté par le train de vie de ce dernier, décide de s’emparer de sa place, et de le faire ainsi muter à Yagouwahi. Un autre coup de maître de Wangrin est de régler une affaire de succession délicate d’un chef de province en menant un double jeu. Au final, il réussit non seulement à satisfaire les deux partis, mais également à en retirer une petite fortune. Wangrin traverse donc les différentes collectivités et de par sa fonction d’interprète, il officie comme l’intermédiaire obligé des uns et des autres ; à travers son histoire individuelle, c’est bien la peinture d’une société pluriculturelle qui est livrée au lecteur avec ses mœurs, ses codes, les interactions possibles, etc. Wangrin, arrivé au sommet de sa gloire et de sa fortune démissionne lorsqu’il apprend le retour du Comte de Villermoz, bien décidé à se venger avec l’aide de Romo Sibédi. Il prend alors la tête d’une maison de commerce au capital faramineux pour l’époque, d’autant plus que c’est un indigène qui la dirige. Là aussi, grâce à son intelligence, sa connaissance des hommes et sa ruse sans pareille, il fait fleurir son commerce et devient le premier Africain à supplanter les grosses chambres de commerce de Bordeaux et Marseille. Toujours avec la même ruse, il parvient même à soutirer la quasi-totalité de la fortune d’un chef de cercle, le commandant Jacques de Chantalba, un camarade du Comte de Villermoz. Tout est donc à l’avantage de Wangrin qui ne craint plus personne, administrateurs ou commerciaux. La maîtrise de la langue est donc la clé de la réussite de Wangrin, c’est parce qu’il arrive à échanger avec toutes les factions que sa réussite est complète. Cependant, il subit un revers de fortune et se fait piéger par un couple de Français, les Terreau, qu’il prend sous son aile. Il rencontre Madame Terreau à Dakar dans un bar-café, où elle officiait comme « entraîneuse », à qui il confie la comptabilité et la gestion de sa fortune. Le couple le dépossède de tous ses biens, et le laisse avec des dettes incommensurables. Wangrin sombre alors dans la misère et dans l’alcoolisme, il vit dans la rue, refusant la charité de ses anciens amis, et notamment de sa fille adoptive, et devient un « clochard philosophe », racontant ses aventures pour que d’autres puissent tirer les leçons de ses erreurs.
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Table des matières
Introduction
I. Mise en scène d’une diversité culturelle
I.1. La situation coloniale
I.1. a) « noirs-noirs », « noirs-blancs » et « blancs-blancs », ou la hiérarchisation de la société coloniale
I.1. b) Wangrin, les « dieux de la brousse » et les anciens tirailleurs : quelles formes d’interaction ?
I.2. Wangrin, confluent de cultures
I.2. a) L’œcuménisme de Wangrin
I.2. b) La maîtrise de la langue, clé du succès
I.3. Les différents univers symboliques
I.3. a) Amadou Hampâté Bâ, un fond culturel riche
I.3. b) Etude du bestiaire
II. L’Etrange destin de Wangrin, une œuvre hybride
II.1. Entre traditions littéraires africaines et occidentales
II.1. a) Interférences génériques
II.1. b) Un roman polymorphe
II.2. Le chemin de la Parole
II.2. a) « L’oral-écrit »
II.2. b) Hétérolinguisme et polyphonie
III. L’Etrange destin de Wangrin, porteur d’un humanisme moderne ouvert sur la diversité
III.1. Un roman placé sous le signe de l’échange
III.1. a) Entre traditions et modernité
III.1. b) Dualité ou dichotomie ?
III.2. Amadou Hampâté Bâ, passeur de langue et de culture
III.2. a) Un auteur postcolonial ?
III.2. b) Wangrin, une harmonie retrouvée dans l’alliance des contraires
Conclusion
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