Les différents rapports d’observation menés par les professionnels des arts visuels mettent en lumière la précarité des artistes. Il y a un enjeu sociétal et politique à comprendre les mécanismes de rémunération qui se jouent avec les intermédiaires de diffusion. Dans le cadre d’une enquête sur la rémunération des artistes par les structures de diffusion nantaises, il semblait donc nécessaire de recueillir le point de vue des artistes. Nous basant sur une étude qualitative par entretiens auprès de dix artistes, nous analysons ici les facteurs qui influencent l’évolution de leurs carrières et donc leurs niveaux de rémunération. Il s’agit plus particulièrement d’étudier les critères de différenciation et d’inégalité majeurs de leurs revenus par rapport à leur intégration aux réseaux de diffusion marchande et non marchande. Ainsi, quels sont les niveaux de rémunération des artistes dans les arts visuels, et comment varient-ils en fonction de leur intégration à différents réseaux de diffusion ?
La rémunération des artistes en question
Présentation des artistes ciblés par l’étude et enjeux de leur identification
Le public cible de notre étude est composé d’artistes relevant du champ des arts visuels. Cette typologie a été induite par le commanditaire : le Pôle des arts visuels Pays de la Loire. La définition des arts visuels peut varier selon les professionnels de l’art contemporain qui l’emploient. Afin d’éviter toute confusion nous emploierons la typologie utilisée par le Pôle arts visuels : les arts visuels regroupent les arts plastiques (sculpture, peinture, dessin) ainsi que des disciplines plus récentes comme la photographie, l’art vidéo, l’art numérique, la performance et les techniques mixtes. Les arts visuels, tels que les conçoit notre commanditaire, excluent les arts du spectacle vivant, le cinéma, l’artisanat d’art ou arts appliqués, l’architecture et la littérature.
Ce regroupement de pratiques artistiques se justifie par les lieux de diffusion qu’ils ont en commun : ils se retrouvent principalement dans les galeries d’art, les musées d’art contemporain, les centres d’art contemporain ou encore les Fonds Régionaux d’Art Contemporains (FRAC).
Ce public cible est regroupé sous le statut administratif des artistes-auteurs qui leur permet de vendre leurs œuvres et de percevoir des droits d’auteurs. Selon le Code de la sécurité sociale, il s’agit des professionnels œuvrant, entre autres, dans l’une des branches professionnelles suivantes :
– « Les arts graphiques et plastiques : auteurs d’œuvres originales graphiques et plastiques telles que celles définies par les alinéas 1° à 6° du II de l’article 98 A de l’annexe III du code général des impôts ; […]
– Le cinéma et de la télévision : auteurs d’œuvres cinématographiques et audiovisuelles, quels que soient les procédés d’enregistrement et de diffusion ;
– La photographie : auteurs d’œuvres photographiques ou d’œuvres réalisées à l’aide de techniques analogues à la photographie. ».
Par conséquent, il est possible de recenser le nombre d’artistes-auteurs par le biais de cet organisme qui est une branche du régime général des salariés. En 2019, 192 546 artistes-auteurs sont affiliés à la Sécurité sociale des artistes-auteurs en France (données cumulées Agessa et Maison des Artistes). En région Pays de la Loire 7 883 artistes-auteurs ont été recensés cette même année, ce qui correspond à 4,09 % du nombre total des artistes-auteurs en France. Mais comme souligné dans le rapport du SODAVI mené en Île de France « certaines organisations professionnelles estiment que ce chiffre est inférieur à la réalité et il convient d’y ajouter les artistes non déclarés auprès de la Maison des Artistes ou de l’AGESSA (artistes mal informés, plasticiens sur différents régimes, fonctionnaires de l’enseignement, bénéficiaires du RSA, auto-entrepreneurs, etc.) dont les estimations se situent selon les interlocuteurs entre 30 et 50 % de l’ensemble des artistes en France […] ». En prenant compte de ces estimations, nous pouvons envisager un nombre total d’artistes-auteurs situé entre 250 000 et 290 000 en France en 2019, toutes pratiques confondues. Cependant, l’emploi d’un statut commun à d’autres disciplines (les écrivains ou les compositeurs dépendent également du régime des artistes-auteurs) complexifie l’identification des artistes travaillant spécifiquement dans les arts visuels. En 2016 selon les chiffres du DEPS, on dénombre 173 732 professionnels des arts visuels . Cela représente 29.1% de l’ensemble des professionnels de la culture. Mais si ces données incluent les artistes plasticiens et les photographes, elles englobent également des professionnels n’appartenant pas à notre public cible, comme les concepteurs et assistants techniques des arts graphiques, de la mode et de la décoration.
Ainsi, on constate ici une difficulté d’identification qui participe à la méconnaissance des spécificités du champ des arts visuels.
Les ressources d’observation de la filière à l’origine de l’étude
C’est dans une démarche d’amélioration des connaissances et des pratiques professionnelles que le Ministère de la Culture a initié en 2016 des projets de concertation à travers les Schémas d’Orientation pour le Développement des Arts Visuels (SODAVI). Menés par les Directions régionales des affaires culturelles (DRAC) en relation avec les professionnels des arts visuels et les collectivités territoriales, ils sont destinés à établir des constats et des recommandations sur le secteur, en vue d’améliorer les pratiques professionnelles selon les spécificités régionales.
« Son objectif est d’établir un diagnostic de l’existant et des manques éventuels, mais aussi de recenser et de fédérer le travail de l’ensemble des acteurs dans un processus de concertation non hiérarchisée. Il doit permettre d’inscrire dans la durée et la concertation, la valorisation et le développement des arts visuels en dégageant des thématiques de travail prioritaires. Le SODAVI entend surtout favoriser la mise en œuvre de stratégie de filières répondant à deux questions principales: comment vivent et travaillent les créateurs sur ce territoire? Comment rencontrent-ils les publics? » .
Parmi les 14 régions engagées dans des SODAVI, nous nous sommes penchés sur les données issues des régions Pays de la Loire, Bretagne et Île de France afin de dresser un premier constat de la situation. Il s’agit des ressources avancées par le Pôle arts visuels pour justifier leur demande d’étude sur la rémunération des artistes. Ces données ont donc constitué une première base documentaire pour construire les hypothèses préalables à notre étude.
Chacun de ces trois SODAVI a été mené selon des axes différents afin de rendre compte de ses spécificités régionales. Le SODAVI Pays de la Loire « Observation Participative et Partagée des arts visuels en Pays de la Loire » a été menée en 2013 par l’agence amac. Il s’agit d’une étude socio-économique des acteurs des arts visuels en Pays de la Loire : structures, artistes et professions intermédiaires. L’étude porte sur l’année 2011 et a été réalisée par questionnaires sur un échantillon de 138 artistes et 97 structures. Il s’agit de la première étude à échelle régionale réalisée en France sur le sujet. La mise en lumière des besoins en région a entraîné la création en 2016 du Pôle des Arts Visuels Pays de la Loire.. Virginie Lardière, la co-responsable de l’agence amac a participé à la création du Pôle Arts visuels et en est aujourd’hui la directrice.
Le SODAVI TRAM Île de France « Le parcours de l’artiste en Île de France : besoins, enjeux, outils » a été mené en 2019. Cette étude concerne le parcours des artistes, elle a été menée à l’échelle de la région Île de France à partir d’un outil ouvert de diagnostic et de concertation. Des temps de concertation ont été mis en place entre des artistes, élus, acteurs publics et privés de l’art contemporain, dans le but de débattre des enjeux du secteur et de formuler des propositions de structuration et d’amélioration. Les propositions formulées ont ensuite fait l’objet d’un questionnaire en ligne pendant l’été 2019. Près de 140 personnes ont renseigné ce questionnaire dont les résultats ont permis de compléter les 50 propositions présentées.
Les SODAVI Bretagne « L’activité des artistes plasticien·ne·s en Bretagne » et «L’activité des structures d’art contemporain en Bretagne » ont été réalisés conjointement en 2019 par l’association a.c.b. Cette double étude statistique a été menée à partir des données de 2018 recueillies par un questionnaire accessible en ligne en avril et mai 2019. L’agence amac s’est chargée de l’étude de l’activité des artistes sur un échantillon de 378 artistes plasticiens. L’analyse des structures régionales a été réalisée par a.c.b sur un échantillon de 39 de ses adhérents.
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Table des matières
Introduction
Chapitre 1 Mise en place d’une étude de la rémunération des artistes par les structures de diffusion nantaises
I – La rémunération des artistes en question
I.A – Présentation des artistes ciblés par l’étude et enjeux de leur identification
I.B – Les ressources d’observation de la filière à l’origine de l’étude
I.C – Observations et hypothèses
II – Un enjeu pour le Pôle arts visuels
II.A – Un acteur de l’observation de la filière
II.B – L’observation de la rémunération des artistes par les structures de diffusion
III – Méthodologie de l’enquête
III.A – Présentation de la grille d’entretien
III.B – Composition de l’échantillon
III.C – Présentation de l’échantillon d’enquêtés
III.D – Négociation avec le comité
III.E – Protocole d’enquête
Chapitre 2 Analyse de la rémunération des artistes au regard des réseaux de diffusion marchande et institutionnelle
I – Artistes évoluant dans le réseau des institutions culturelles : la recherche d’un capital symbolique potentiellement rémunérateur
I.A – Les mécanismes de création de valeur symbolique et économique des institutions culturelles
I.A.1 – Les institutions culturelles : une instance de légitimation de référence pour le champ des arts visuels
I.A.2 – Quelle marge de négociation avec les intermédiaires ?
I.A.3 – Le réseau des structures de diffusion institutionnelles : entre opportunité d’identification et enfermement local
I.B – Un secteur de développement peu rémunérateur : une économie des artistes basée sur la multiplication des ressources
I.B.1 – Le soutien public à la création
I.B.2 – Les limites du soutien institutionnel par rapport à la réalité des professionnels
I.B.3 – Le recours à des ressources économiques complémentaires
II – Rémunération issue de la diffusion marchande : des profils et des niveaux de revenus hétérogènes selon réseaux d’intégration
II.A – « Les artistes de salons » : une intégration accessible mais peu rémunératrice
II.A.1 – Mise en perspective du réseau des artistes de salon avec le réseau des institutions culturelles
II.A.2 – Le développement d’une économie par le marché de l’art privé : implantation locale et développement du marché en ligne
II.A.3 – Un réseau peu rémunérateur qui nécessite une multiactivité
II.B – « Les artistes de foires » : à la croisée du marché et du musée
II.B.1 – Intégrer le réseau de diffusion marchande : un enjeu pour les artistes des musées
II.B.2 – Focus sur l’intégration d’une plasticienne : entre le marché et le musée
Conclusion
Bibliographie
Webographie