GLOBALISATION ET MISE A DISTANCE LITTERAIRE
Globalisation et démocratisation en Corée dans les années 1990
La sortie des années 80, démocratisation et culture de masse Pak Min’gyu et Ch’ŏn Myŏnggwan sont tous deux décrits comme des ovnis à leur arrivée dans le monde littéraire coréen, des écrivains problématiques venant rompre avec les codes du genre et du milieu8. Pourtant, si l’on considère les évolutions que connut la société coréenne au cours des années 1980 et 1990 ils ne sont plus tant des exceptions confirmant une règle, désormais désuète, que les représentants d’une nouvelle génération d’écrivains. Leur oeuvre offre une lecture de la société contemporaine : de l’adaptation du milieu littéraire au monde consumériste à l’apparition d’un nouveau rapport, réfléchis et problématique, à la culture populaire comme culture de masse. Elles sont, ces oeuvres, à la fois le vecteur et le résultat des changements sociaux qui survinrent à cette époque.
La décennie 1990 correspond à la naissance en Corée du Sud de ce que nous pouvons analyser comme un nouveau mythe, celui de la globalisation culturelle. Mythe, car il constitue un ensemble de croyances, de représentations idéalisées. Il est question ici d’une représentation, d’un discours, de la société sur elle-même. Dans les années 1960, la dictature de Pak Chŏnghŭi imposa le mythe de la modernisation auquel succéda dans les années 1980 celui de la révolution qui donna lieu à la démocratisation du pays, effective en 19889. La même année Séoul organisa les Jeux olympiques, l’occasion pour la Corée de s’affirmer en tant qu’une nation forte et démocratique.
Néanmoins, l’évolution de la production et de la consommation culturelles ne vont pas sans une évolution des discours et des images qu’elles projettent. Les modifications dans la définition de la notion de culture populaire en Corée du Sud permettent d’envisager ce mouvement. Il est, tout d’abord, nécessaire de poser les bases des différentes manières dont ce terme a été compris. Dans son introduction à la culture populaire John Storey envisage six définitions de cette notion, chacune reposant sur une certaine manière de comprendre le terme « populaire ». La première définition considère simplement que la culture populaire est celle appréciée par le plus grand nombre de personnes, dans une perspective quantitative. Elle reste cependant insuffisante, car elle ne fait aucune distinction avec ce qui est considéré comme une « haute culture ». La seconde définition, qui suit l’analyse de Pierre Bourdieu, pense la culture populaire comme une culture qui serait inférieure, en opposition à la culture d’élite. Dans la mesure où la consommation de culture est prédisposée à remplir une fonction sociale de légitimisation des différences classes sociales . Cette idée est souvent soutenue par une troisième définition : la production en masse de la culture populaire, quand la haute culture est, elle, le produit de créations individuelles. Cependant, cette définition se heurte au problème de dévaluation d’un objet de haute culture, quand il attire les masses. Elle repose sur la considération de la culture populaire comme un produit de la société capitaliste où il n’y a plus culture du peuple authentique. La culture de masse, inauthentique, devient alors synonyme d’américanisation . Dans ce contexte : « Ce qui est également clair, c’est que la peur de l’américanisation est étroitement liée à une méfiance (sans rapport avec la nationalité d’origine) des formes émergentes de culture populaire 16 ». La quatrième définition prend le contrepoint de cette perspective et considère qu’au contraire, la culture populaire est celle qui émerge du « peuple ». Elle désignerait, dans ce sens, une culture « authentique », une culture du peuple pour le peuple. John Storey y voit cependant une vision quelque peu romantique de la culture qui ne prend pas en compte le fait que la culture se diffuse toujours par des voies fournies commercialement. À partir de cette définition, et en s’appuyant sur la pensée du marxiste italien Atonio Gramsci, John Storey convoque une cinquième explication de la culture populaire, comme lieu de lutte entre la « résistance » des groupes subalternes et les forces d’« incorporation » opérant dans l’intérêt de groupes dominants :
Le champ de la culture populaire est structuré par la tentative de la classe dirigeante de gagner une hégémonie et par des formes d’opposition à cette entreprise. Dans ces conditions, il ne s’agit pas simplement d’une culture de masse imposée, coïncidant avec l’idéologie dominante, ni simplement d’oppositions culturelles spontanées, mais plutôt d’un espace de négociation entre les deux, dans lequel – dans différents types de culture populaire – des valeurs culturelles et idéologiques dominantes, subordonnées et en opposition sont « mélangés » dans différentes permutations.
Cette définition permet effectivement de penser la complexité de la culture populaire, sans opposer l’idée d’une culture du peuple authentique et d’une culture de masse, imposée par l’idéologie dominante, du haut au bas. Une sixième définition conclut cette question complexe, en considérant, avec le post-modernisme, que la distinction entre la culture haute et la culture populaire a disparu, ce qui signifie pour certains la fin d’une culture élitiste établie par des normes arbitraires, pour d’autres la victoire de la culture commerciale. Finalement, à travers le déroulement de la notion de culture populaire, demeure la modernité essentielle de cette forme culturelle qui a émergé après les périodes d’industrialisation et d’urbanisation. Nous ajouterons que chaque définition correspond à un certain positionnement politique. Envisager les différents discours sur la culture populaire, apparus en Corée du Sud, nous permet de dresser le portrait d’une idéologie dominante et, dans le même mouvement, celui du mythe de globalisation culturelle.
La culture qui était un moyen de promouvoir l’identité nationale sous la dictature devint une « ressource » de la société post-industrielle. Depuis 1948 la production culturelle avait fait l’objet d’un contrôle strict en Corée, d’abord par les USA puis, à partir de 1948, par la lois de sécurité nationale (Kukka Poanbŏp, 국가보안법, 國家???), bannissant toute sensibilité vaguement socialiste. Suite à la démocratisation, l’emprise de la censure sur la production culturelle diminue et les quotas qui limitaient jusqu’alors l’introduction de films étrangers, augmentent.
Une nouvelle génération se tourne activement vers de nouveaux produits culturels, y compris étrangers, et les investisseurs prennent conscience de ce potentiel lucratif.
Ces évolutions sont à l’origine d’un discours émergeant qui y voit une démocratisation et une dérégularisation du monde culturel :
La notion traditionnelle de culture en tant qu’existences et idéologies partagées a été remplacée par l’idée que la culture était une marchandise ou un objet de consommation. Ce changement s’accompagne d’un processus de production culturelle accélérés et de plus en plus marqués[…]. Cette phase est d’ailleurs définie par le rôle, plus important que jamais, des médias populaires et autres industries culturelles qui façonnent le nouveau discours culturel et créent constamment de la
culture sous la forme de nouveaux produits.
En Coréen le terme « culture populaire » (Taejung munhwa, 대중 문화), se prête à la même ambiguïté entre culture du peuple et culture de masse. En effet, le terme sino-coréen taejung (대중, 大?) peut signifier la « masse » du peuple, dans un sens négatif, opposé à l’élite mais aussi l’étendu du public, dans le sens de la popularité de la culture. Il trouve, dans les années 1990, une nouvelle définition en tant que « pop culture » (taejung munhwa, 대중문화), c’est-à-dire l’ensemble des cultures qui sont distribuées comme des marchandises sur le marché culturel du capitalisme. Cette nouvelle définition est concomitante à l’apparition d’une nouvelle manière de consommer de la culture, de façon quotidienne en Corée du Sud21. Son apparition est notamment liée à l’essor de l’Internet, à la recherche par les jeunes sud-coréens de références internationales, souvent américaines, et à l’expansion du marché de la culture et des médias en Corée du Sud. Afin de comprendre comment est perçue cette nouvelle déclinaison de la notion de taejung munhwa nous proposons de nous appuyer sur la définition de l’article de Kim Yŏnsu car, par ses nombreuses interventions médiatiques, il peut incarnée la figure de l’opinion communément admise dans le discours des médias coréens. Selon son article la culture populaire est donc :
1) la dissolution (haech’ae, 해체 ??) d’une vérité universelle, au profit de l’apparition des voix plurielles de l’individualisme ;
2) l’interaction (ssangbangyang, 쌍방향, ???) directe entre le consommateur et le bien qu’il consomme et influence, permise notamment avec l’apparition de l’Internet ;
3) le Multi (mŏlt’i, 멀티), qu’on trouve dans l’omniprésence des informations et des médias toujours à disposition du public.
À cela, il ajoute la notion d’image, qu’il considère comme en opposition à la réalité du monde, et l’idée que l’importance de la réussite individuelle surpasse à présent celle de la famille. Sa position est donc largement critique envers cette nouvelle culture de masse, en contradiction avec la supposée authenticité de la culture populaire. La perspective de Kim Yŏnsu peut nous éclairer sur la manière dont cette redéfinition de la culture populaire a été perçue comme un mal nécessaire par une partie des voix constituants la doxa. Cette définition est, en outre, à rapprocher de la troisième idée évoquée par John Storey, qui considère la culture populaire comme une culture de masse dans un monde capitaliste. Et en effet, a posteriori, ce nouveau mode de consommation culturel a souvent été critiqué, notamment dans des articles comme « Multiculturalisme et acteurs métropolitains à l’ère de la mondialisation », où la culture de masse est décrite comme une uniformisation des cultures nationales et une perte d’identité. Les années 1990 sont donc marquées par, d’une part, un élargissement de la définition de culture populaire, entrelacée avec un discours sur la société de consommation capitaliste, d’autre part le surgissement de voix d’oppositions dans les milieux académiques ou médiatiques, qui fustigent la perte d’une culture authentique du peuple par le peuple, idée marquante de l’engagement politique des milieux de gauche des années 1980, mais aussi des milieux nationalistes sous la dictature. Il n’en reste pas moins que ce phénomène marqua profondément les années 1990 et contribua à la création d’un nouveau rapport à la culture parmi la population de plus en plus urbanisés.
La globalisation comme américanisation ?
En 1992, le président Kim Yŏngsam (1993-1997) emprunta le terme saegyehwa (세계화, mondialisation) comme slogan pour ses politiques économiques, éducatives et culturelles. Si la nouvelle théorie de « culture globale » fit son apparition dans les années 1960, il fallut attendre la fin des années 1980 pour la voir devenir un élément essentiel de la politique, notamment culturelle. Le discours répondant aux exigences de l’internationalisation, de la mondialisation et de la circulation des informations devint dominant dans la société coréenne des années 1990. Il s’inscrivait dans une perspective de gain de compétitivité pour le pays, face à la peur d’une « guerre culturelle » (munhwa chŏnjaeng, 문화전쟁) à venir. Les mots de Yi Inhwa rapportés dans l’article « Discours de la culture coréenne dans un contexte d’expansion de la société de consommation et de l’ordre mondial » résument parfaitement cette inquiétude véhiculée par certains milieux et médias :
Je pense que la culture coréenne doit, peut-être, adopter une attitude humble et trouver un compromis avec les tendances de l’industrie culturelle populaire, comme avec d’autres secteurs de la société, pour survivre à l’ère internationale en développant l’identité culturelle unique de la Corée. […] Être un homme, c’est faire ce que vous ne voulez pas faire, même si cela signifie subir humiliation et disgrâce.
[…] À moins de marchandiser notre logique et notre culture uniques, nous ne pourrons pas survivre dans la compétition aveugle à l’âge de l’internationalisation sans borne .
On perçoit dans cette citation l’expression d’un sentiment d’urgence. Les médias coréens de l’époque utilisent cette rhétorique comme une façon de justifier l’introduction de références culturelles et de biens de consommation importés, en particulier, des États-Unis. En outre, la tranche de la population, plutôt constituée de jeunes intellectuels, déçue par la démocratisation se tourne vers ce nouveau modèle culturel introduit en Corée. En témoigne le succès de la diffusion dans les centres culturels français de films de la nouvelle vague, projections auxquelles assistent une grande partie des futurs figures dominantes du cinéma coréen. Le cinéma devient l’incarnation des évolutions de la consommation et de la production culturelles de cette époque.
En 1988, le gouvernement supprima les quotas restrictifs sur l’importation des films étrangers ce qui conduit à une petite révolution au sein de l’industrie du cinéma, annonçant des bouleversements profonds dans tout le monde de la culture.
Naquit alors un nouveau type de cinéma « hybride » qui s’inspirait des canons du cinéma hollywoodien s’éloignant peu à peu du mélodrame coréen qui dominait le marché avant 1995. À partir des années 2000, les films d’action et les comédies ont été en tête du box-office. Beaucoup de nouveaux réalisateurs s’affranchir des codes classiques de genre. Certains, comme Ch’ŏn Myŏnggwan, pour proposer des films divertissants et grand public, d’autres, au contraire, trouvèrent leur place dans les festivals internationaux de films d’auteurs, comme Kim Ki-dŏk ou Pak Ch’anuk. À travers l’introduction du cinéma étranger et la croissance de l’industrie en Corée, la rentabilité de la culture devint une réalité. Face au succès économique de Jurassic Park (1993), de Spielberg, le potentiel lucratif de la culture fut reconnu. Sur ce modèle de grosse production américaine, la culture coréenne subit une restructuration.
Une exception culturelle dans un monde global ?
Depuis la décolonisation japonaise la pensée de l’exception culturelle et la recherche d’une identité propre ont été développées en Corée. Bien que la logique du progrès économique dominât sous Pak Chŏnghŭi, ce fut également le temps des prémisses du développement d’une recherche et d’une patrimonialisation d’une certaine idée du folklore coréen, dans un effort tout nationaliste. On peut y voir une volonté de retrouver de supposées origines et la particularité de l’identité coréenne.
Les années 1980 virent la naissance de protestations contre l’impérialisme culturel américain pour des raisons, elles, principalement politiques. C’est, en effet, la conséquence des liens étroits tissés depuis la libération entre les USA et les pouvoirs autoritaires en place. Le massacre de Kwangju en mai 1980 et la déclaration de Jimmy Carter qui suivit marquèrent le soutien des USA au régime militaire et contribuèrent à alimenter, par la suite, l’inimitié envers les Américains et leurs bases militaires. L’introduction de nouvelles formes culturelles se mit donc en place en parallèle d’un discours de résistance contre l’hégémonie américaine. La culture de masse étant tantôt, selon les affinités politiques, une marque de cette hégémonie ou une façon de trouver son indépendance face à celle-ci. Mais, si les discours sur la culture de masse étaient tous tintés de politique, il n’en est pas moins que sa diffusion a contribué à créer un nouveau socle de références communes, puisées du côté de la culture occidentale, chez les étudiants ayant fréquentés l’université dans les années 1980 et après.
Le tournant qui survint à la fin des années 1980 ne tint pas tant à la teneur du discours qu’aux institutions qui le portèrent. Le mouvement de « retour aux sources de notre culture » (Uri munhwa tasibogi, 우리문화 다시보기), n’est plus porté par des groupes politiques qui y voit une manière d’opposer la culture du peuple contre la culture de masse, mais par l’industrie culturelle et les médias à large audience. En ce sens, la culture populaire, tel qu’elle se constitua en Corée dans les années 1990, est bel et bien cet « espace de négociation » entre « l’idéologie dominante » et les « oppositions culturelles ». Mais, avec la libéralisation sociale, la distinction entre culture authentique et culture de masse se brouille, pour laisser place à une revalorisation de la culture populaire par, justement, les médias eux mêmes.
Deux réactions distinctes naissent en répercussion au processus de globalisation et à l’introduction en Corée d’une production culturelle mondiale et standardisée. D’une part, la peur ressentie face à la perspective d’une hégémonie culturelle et la nécessité d’entretenir la compétitivité du pays provoquent un désir de « retour aux sources » et de construction de la coréanité dans le soutien aux productions culturelles coréennes. D’autre part la volonté de la jeunesse coréenne urbaine de se confronter au monde et de participer à la culture globale est à l’origine d’un développement à la télévision et dans les médias de la représentation d’autres pays et d’autres cultures, des endroits perçus comme reculés, exotiques et primitifs.
La boucle est bouclée quand le portrait de ces endroits reculés devient l’occasion pour le public coréen d’y voir, en miroir, leur supposé passé perdu.
Ce va-et-vient entre le désir d’appartenir à un ensemble global et international et celui de préserver sa propre identité dans un monde dominé par les USA construit une tension qui peut être comprise comme le point de départ d’un nouveau courant culturel en Corée, et qui est à l’origine de beaucoup des discours sur la culture. Les phénomènes qui marquèrent le contexte coréen de la fin des années 1980 eurent sans aucun doute un impact retentissant sur la création artistique de l’époque. Ils s’accompagnent, par ailleurs, d’une certaine prise de conscience, par les artistes, des enjeux de l’utilisation de références à la culture américaine. À la croisée des discours idéologiques, la manière dont la nouvelle génération d’artistes construit une oeuvre emplie, ou pas, de références à ce qu’on peut appeler ici la culture globale, devient une prise de position active et réflexive sur les forces à l’oeuvre. Ainsi, en négociant avec le nationalisme, la culture de masse et la nostalgie d’une culture authentique, surgit un moyen d’articuler la culture populaire coréenne dans un contexte de mondilisation . En outre, s’il est vrai que l’ouverture à la culture populaire américaine a grandement influencé le monde artistique coréen, il faut aussi noter que loin de rester passifs devant cet afflux de l’étranger, les artistes coréens ont au contraire commencé à se tourner, eux-mêmes, vers l’extérieur.
Pak Min’gyu et Ch’ŏn Myŏnggwan
Pak Min’gyu et Ch’ŏn Myŏnggwan ont fait leurs débuts en littérature relativement tard, respectivement 35 et 39 ans, après avoir occupé plusieurs emploi sans aucun rapport avec la littérature. Ch’ŏn Myŏnggwan naît en 1964 et a donc 24 ans au moment de la démocratisation. Il commence sa carrière en écrivant les scénarios de plusieurs films, notamment des films d’action sur la mafia, avant de faire ses débuts littéraires avec la nouvelle Frank et moi, en 2003, après l’échec de sa carrière de scénariste. Il remporte le prix de la révélation de l’année dans sa maison d’édition, ce qui lance sa carrière littéraire. La littérature devient alors, de manière inattendue, un moyen de subsistance par défaut. En 2004, il reçoit cette fois le 10e prix du roman Munhak Tongne avec son livre Baleine (Korae, 고래). Fort de ce succès littéraire, il décide de se relancer dans l’écriture de scénarios ce qui souligne une fois de plus l’orientation de sa vraie passion. De la même façon Pak Min’gyu, avant de devenir écrivain, commence sa carrière dans la publicité comme rédacteur publicitaire, après avoir suivi des cours d’écriture créative (Munye ch’angjak, 문예 창작) à l’université. Il dit voir dans ce premier emploi l’origine de sa névrose des titres. Il débute sa carrière littéraire avec Légendes des héros de la Terre (Chigu yŏngung jŏnsŏl, 지구영웅전설) et reçoit lui aussi en 2003 le prix de la révélation de l’année. Il publie la même année Sammi syup’ŏsŭt’ajŭ ŭi majimak p’aen k’ŭllŏp (삼미 슈퍼스타즈의 마지막 팬클럽, Le dernier fan-club des Sammi Superstars), nouvelle pour laquelle il est primé et qui le fait remarquer dans le milieu littéraire. Enfin, en 2005, sort son premier recueil de nouvelles Castella (카스테라, k’asŭt’era) qui compte dix nouvelles en référence au nombre de morceaux du premier album de Jimmy Hendrick. Comme Ch’ŏn Myŏnggwan, il dit ne pas vouloir être auteur toute sa vie, n’y voyant là qu’un « échauffement » pour, à terme, devenir musicien à soixante ans. Si cette déclaration peut faire sourire, elle souligne en vérité un point essentiel qu’ont en commun ces deux écrivains : l’écriture présentée comme activité transitoire. Ces deux auteurs, dans l’attention qu’ils ont reçu du grand public et des milieux littéraire, dans leur position volontairement marginale en littérature, dans leur appartenance à une même maison d’édition et dans le ton de leurs textes où se multiplient les références à la culture populaire et les traits d’humour, nous paraisse être les meilleurs exemples qui s’offrent à une étude de l’émergence d’un nouveau ton en littérature dans les années 1990.
Cette position marginale se retrouve dans leur oeuvre. Pak Min’gyu déclare écrire pour les gens qui « n’ont pas de réponse 63 », ses personnages sont des chômeurs, des étudiants fauchés, des petits travailleurs précaires rejetés de la société.
Au court des récits, ils décident souvent, plus ou moins volontairement, de sortir de l’impératif de réussite sociale du modèle coréen. En acceptant leur condition de marginaux, ils trouvent finalement la paix. Pak Min’gyu propose en ce sens un autre mode de fonctionnement qui rompt avec l’impératif de jouer pour gagner, lancé après la chute de l’économie en 1997. Les nouvelles offrent au contraire la possibilité d’une « conscience 64 » face à la société capitaliste qui ne pense que par le volontarisme et la compétitivité. La même observation peut se faire pour l’oeuvre de Ch’ŏn Myŏnggwan. Ses romans sont construits à partir d’éléments de la vie ordinaire, voire de l’échec. Ses personnages sont souvent marqués physiquement, trop gros pour rentrer dans les cadres imposés, littéralement. La société contemporaine est très présente dans tous leurs textes, mais paradoxalement comme incursions fantastiques qui exacerbent leur réalisme, jouant le rôle de dissonances révélatrices. Chaque texte est une rencontre d’éléments contradictoires, un mélange des genres et des cultures.
Globalisation et références à la culture populaire
Un bref aperçu de la trame du récit de chacune des nouvelles permet de comprendre l’usage appuyé qu’elles font des références à la culture de masse. On pourrait attendre de cette profusion un ancrage du récit dans la réalité. En effet, quand il est fait mention dans Une famille à l’ancienne du comédien Nam Pŏwon, bien connu du public coréen (p.52)70, l’histoire gagne en familiarité. Le texte est entrecoupé d’un très grand nombre de références filmiques, en particulier de films étrangers, qui s’expliquent en partie par la carrière de scénariste de l’auteur (et du narrateur). On peut relever Vitali Kanevski et Michael Cimino (p.18) qui sont accompagnés d’une note explicative de l’auteur. Ou encore, les références aux personnages de séries américaines, Gil Grissom des Experts et Fox Mulder de XFiles (p.120). L’intertextualité avec l’oeuvre d’Hemingway, quoique moins contemporaine, n’en est pas moins du même ordre. C’est donc le portrait d’une génération qui grandit en se nourrissant de littérature et de films étrangers que l’on peut découvrir chez Ch’ŏn Myŏnggwan. Le contexte culturel, s’il est coréen, n’en est pas moins un mélange indistinct d’oeuvres étrangères et coréennes. Chez Pak Min’gyu, plutôt que dans les références, c’est dans les objets que l’on peut lire l’importance de la culture de masse. La première phrase du texte en est un parfait exemple : « Dans sa vie précédente, ce frigo était sans doute un hooligan71 ». La personnification du frigo en fait le protagoniste de la nouvelle. L’objet redouble d’importance, ce qui n’est pas sans faire un clin d’oeil à la société consumériste. En outre, la phrase joue avec un aspect oxymorique la trivialité de l’objet, un frigo, les hooligans (ces supporters violents dans les matchs de foot) et la réincarnation bouddhique.
Le mélange presque antithétique de ces éléments offre un parfait exemple de la manière dont Pak Min’gyu joue avec la culture de masse et le contexte coréen. Le narrateur poursuit en imaginant les conditions de la mort du hooligan dans l’effondrement d’un gradin en Italie au moment de la coupe d’Europe. Ce n’est pas la seule occurrence d’un récit historique anecdotique dans la nouvelle. Alors qu’il s’intéresse à son frigo le narrateur retranscrit ses recherches sur l’histoire de la réfrigération dans le monde :
L’humanité sait depuis longtemps que la nourriture peut être conservée plus longtemps si elle est stockée dans un endroit frais. Aux alentours de 1000 av. J.-C., les Chinois pratiquaient déjà une forme primitive de réfrigération en utilisant le stockage souterrain et la glace. À strictement parler, le premier réfrigérateur du monde était souterrain – c’était la planète terre elle-même.
Le texte continue sur plusieurs paragraphes à donner les détails de l’évolution de la machine. Outre que le passage envisage l’humanité de façon globale sans se concentrer sur le contexte coréen, on peut noter que ce type de descriptions est représentatif de l’époque contemporaine. C’est grâce à l’accès aux informations, à travers l’Internet, que les auteurs peuvent s’ériger en spécialistes de quasiment n’importe quels domaines en quelques minutes. On peut voir dans cette attention, quelque peu exagérée, donnée aux détails de l’évolution historique du réfrigirateur dans « Castella », un exemple, poussé à l’extrême, de l’utilisation des outils contemporains d’information de masse dans la littérature.
Globalisation et relativité des distances
« Le roman reflète une époque et influence son image ». Dans chacune des nouvelles l’étranger, l’ailleurs, sont présents, mais souvent sous la forme d’un rêve, d’un autre, inaccessible. Il peut se lire notamment dans l’introduction du vocabulaire étranger en coréen. Notons sur ce point que l’alphabet coréen permet la transcription de nombreux mots anglais qui viennent se fondre dans le texte. Certains sont entrés dans la langue et s’y sont mêlés au point de perdre leur sens originel et de devenir ce fameux konglish. D’autres sont introduits volontairement dans les nouvelles, créant un effet d’exotisme. La langue de l’Autre, c’est-à-dire la langue internationale anglaise, devient le premier obstacle et la première altérité pour les personnages des récits. Dans Une famille à l’ancienne quand le narrateur demande à son amante ce qui a été le plus difficile pendant son séjour au Canada elle répond la langue :
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Table des matières
Remerciements
Avertissement
Introduction
I- Globalisation et mise à distance littéraire
A- Globalisation et démocratisation en Corée dans les années 1990
1- La sortie des années 80, démocratisation et culture de masse
2- La globalisation comme américanisation ?
3- Une exception culturelle dans un monde global ?
B- Démocratisation du monde littéraire
1- Littérature mondiale et commerciale : le changement d’échelle du monde littéraire coréen
2- Les thèmes littéraires, reflets et vecteurs des bouleversements sociaux
3- Pak Min’gyu et Ch’ŏn Myŏnggwan
C- Introduction de la culture populaire et globalisme dans les nouvelles
1- Les nouvelles de Ch’ŏn Myŏnggwan et Pak Min’gyu
2- Globalisation et références à la culture populaire
3- Globalisation et relativité des distances
II- Une résignation distanciée par le rire dans les nouvelles
A- Immobilisme et inertie
1- Portrait réaliste d’une société en crise
2- La structure des textes : entre immobilisme et fatalité
3- La force d’inertie de la littérature
B- Le rire dans les nouvelles, une stratégie de distanciation
1- Le rire, moyen de résistance intradiégétique
2- Le rire et la mise en place d’une lecture distanciée
3- Distanciation et politique du rire dans les textes
C- Les mécaniques du rire dans les nouvelles
1- Le surgissement du trivial et du grotesque
2- La parodie comme forme de dérision chez Ch’ŏn Myŏnggwan
3- Du micro au global, le changement d’échelle comme origine du rire
III- Mise en perspective des rires coréens dans les nouvelles
A- La contextualisation des auteurs : une tradition du risible dans la littérature coréenne
1- Remarques sémantiques préliminaires
2- Le rire sérieux et didactique comme repoussoir
3- Une filiation narrative
B- Vers une reconfiguration du risible comme forme de résistance
1- Rire et modernité
2- Le sens littéraire de l’humour chez Pak Min’gyu et Ch’ŏn Myŏnggwan
3- Le système de l’humour dans les nouvelles
Conclusion
Bibliographie
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