Mise en évidence d’une composante sensorielle de l’identité environnementale

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Vers une identité environnementale plus incarnée ?

Mise en évidence d’une composante sensorielle de l’identité environnementale

Cette étude nous a permis de mettre en évidence une corrélation positive entre l’identité environnementale et la sensibilité aux odeurs chimiques ce qui constitue à ma connaissance la première relation trouvée entre l’identité environnementale et une échelle olfactive. Cette relation pourrait s’expliquer par le fait que l’identité environnementale et le sens de l’olfaction partagent au moins deux dimensions, les souvenirs et les émotions. Dans le processus de perception olfactive, « l’information contourne le thalamus pour remonter directement aux structures limbiques associées à l’olfaction, y compris le cortex piriforme, le cortex entorhinal, l’amygdale, l’hippocampe et le cortex orbitofrontal. La contribution directe à ces domaines chevauche des domaines liés à l’émotion et à la mémoire » (Masaoka et al., 2012, p. 379). Cette organisation neurologique du système olfactif et du cerveau suggère que les odeurs, par leur relation directe à des souvenirs et des émotions vives, jouent un rôle crucial dans le processus d’ancrage et de mémorisation des expériences, des événements et des lieux.
Les odeurs peuvent évoquer et éveiller de très anciens souvenirs, c’est la fameuse « madeleine de Proust » (Willander and Larsson, 2006) : quand le narrateur du livre A la recherche du temps perdu mange une madeleine, cet événement éveille un souvenir où il revit en détails une scène de son enfance : « Quand d’un passé ancien rien ne subsiste, après la mort des êtres, après la destruction des choses seules, plus frêles mais plus vivaces, plus immatérielles, plus persistantes, plus fidèles, l’odeur et la saveur restent encore longtemps, comme des âmes, à se rappeler, à attendre, à espérer, sur la ruine de tout le reste, à porter sans fléchir, sur leur gouttelette presque impalpable, l’édifice immense du souvenir »(Proust, 1921)..
L’expression désigne en général un acte ou un stimulus, apparemment négligeable, mais qui porte une charge émotionnelle et qui nous rappelle un événement ou un élément de notre passé. Indépendamment de ce phénomène, il a été montré que les souvenirs d’expériences de nature ayant eu lieu pendant l’enfance avaient une influence sur l’identité environnementale des adultes (Chawla, 2009; Clayton and Myers, 2011). D’après le résultat annoncé ici, l’olfaction et l’identité environnementale, qui ont déjà en commun d’être toutes deux liées à la mémoire et aux émotions, pourraient également être liées l’une à l’autre. Ainsi, si on réfléchit à la nature de ce lien, on pourrait imaginer que l’identité environnementale se construit autour de souvenirs pouvant comporter des éléments sensoriels tels que des odeurs, des textures, des lumières ou des couleurs, de même que des sons. Ainsi, l’identité environnementale pourrait posséder une part sensorielle.

Intégrer une part d’incarné dans la mesure de l’identité environnementale

Cette étude nous a également permis de mettre en évidence le rôle de l’identité environnementale dans la relation entre la sensibilité aux odeurs et les usages sensoriels des espaces de nature.
Ce résultat est cohérent avec la proposition faite dans le paragraphe précédent de considérer l’ajout d’une dimension sensorielle aux dimensions esthétique, symbolique, spirituelle et émotionnelle déjà présentes dans l’échelle proposée par S. Clayton. Cette complexité et cette richesse des dimensions de notre connexion à la nature est en accord, par exemple, avec le travail de Kothencz et coll. (2017), qui avancent que les dimensions sensorielles et les contacts expérientiels avec l’environnement font partie des fondations essentielles de la relation à un lieu. De même, Lumber et coll. (2017) proposent qu’il existe différentes voies dans la façon de vivre notre expérience de nature –par le contact, l’émotion, les sens, la compassion, ou la beauté- et que considérer ces différentes voies plutôt qu’un unique type de relation pourrait constituer un moyen d’améliorer, de diversifier ou de créer des connexions entre l’humain et la nature.
Ce résultat amène également à reconsidérer la distinction classique faite entre expérience intellectualisée et une expérience incarnée de la nature, c’est-à-dire vécue par notre corps et par nos sens. En effet, notre étude indique que l’effet de la sensibilité aux odeurs sur les usages sensoriels des espaces de nature est médié par l’identité environnementale. Ce résultat suggère que nos expériences de nature et la façon dont elles ont façonné et façonnent notre identité permettent le renforcement du lien entre une sensibilité personnelle et le fait d’entrer en action avec notre corps dans un environnement, en allant effectivement utiliser nos sens dans un espace de nature.
Ceci amène, au-delà d’une dimension sensorielle, à réfléchir à l’intégration d’une dimension incarnée à l’identité environnementale. La notion d’incarnation permettrait une autre approche de l’identité que celle apportée par la dichotomie corps/esprit, en ne considérant plus le corps comme une source d’expériences et d’activités que l’esprit rationnaliserait, catégoriserait et contrôlerait par la suite, mais en considérant le corps lui-même comme source de connaissances.

Usages sensoriels dans les espaces de nature: quel lien entre notre identité environnementale et nos expériences incarnées ?

Pour Howes (2005, p.7), l’expérience incarnée implique une intégration de l’ensemble corps-esprit dans un espace-temps, et suggère des relations corps-esprit-environnement. Ainsi, les résultats de l’étude présentée dans ce chapitre, qui indiquent une relation entre sensibilité aux odeurs, identité environnementale et usages sensoriels déclarés dans les espaces de nature, permettent de mettre en lumière une expérience incarnée de la nature, construite par le lien entre notre identité environnementale et notre sensibilité aux odeurs et qui se manifeste par des usages sensoriels des espaces de nature. C’est également ce qu’avance Pink (2009, p. 25) quand elle propose une “ethnographie de l’emplacement, qui traite la question de l’expérience en prenant en compte les relations entre les corps, les esprits, ainsi que la matérialité et la sensorialité de l’environnement.” Cette notion de l’expérience de nature incarnée est peu traitée en psychologie de l’environnement et de la conservation, mais elle fait l’objet de recherches dans les « tourist studies », pour définir comment les touristes vivent leur relation sensorielle, corporelle et subjective aux lieux qu’ils visitent (Agapito et al., 2013). Cette tendance provient de questions émergentes à propos de « la reconnaissance de la pluralité des sens qui donnent accès au monde » (Crouch and Desforges, 2003) et du fait que les destinations touristiques, à l’heure des technologies de l’image, « demandent de nouvelles métaphores de l’expérience basées davantage sur ‘l’être, le fait, le toucher et le vue’ plutôt qu’uniquement sur le ‘vu’ » (Cloke and Perkins, 1998). Cependant, l’expérience vécue pendant un voyage en tant que touriste est une expérience fugace, instantanée et consommée. Or, dans son travail sur l’identité environnementale, Clayton (2003b) propose que l’expérience de nature familière et répétée est importante et constitutive de notre identité. De plus, vivre une expérience dans un cadre familier, c’est être plus attentif à des perturbations ou des éléments nouveaux qui pourraient survenir, contrairement à une expérience de passage dans un lieu.

Du potentiel négatif de l’expérience olfactive

Notre odorat joue un rôle important dans notre relation à l’environnement. En effet, s’il nous sert à reconnaître et apprécier l’odeur du bitume chaud après l’orage, l’odorat nous sert également, et de façon primordiale, à nous prémunir du danger (Li, 2014), voire de la mort (Wisman and Shrira, 2015). Engen (1991) suggère ainsi que notre capacité à percevoir les odeurs sert deux buts principaux. Le premier est de nous permettre de rester en sécurité, en nous protégeant des substances potentiellement dangereuses ou toxiques, des prédateurs, des fumées et des feux. D’après Stevenson (2010), cette capacité à détecter les menaces par l’odorat est une fonction vitale pour de nombreuses espèces. Dans un second temps seulement, l’odorat est un agent hédonique qui nous permet de profiter des éléments de nature qui nous entourent, notamment dans la recherche de nourriture. Chez l’humain, en dehors des réponses à certaines odeurs détectées comme des menaces, les réponses à des odeurs spécifiques se développent par les associations mentales faites entre des stimuli olfactifs et des expériences personnelles (Degel et al., 2001). Seligman (1971) propose que l’humain moderne, en apprenant de ses émotions et de ses peurs d’objets naturels, reste ainsi « biologiquement préparé ». Ces menaces détectées par les odeurs sont classées en deux catégories : les dangers non-microbiens – les prédateurs, feux, airs pollués, poisons- et les menaces microbiennes -les fèces ou la décomposition d’organisme. La raison principale qui a mené à cette distinction est l’association de chaque catégorie à une émotion particulière, peur et dégoût respectivement. Cette notion d’alerte est présente dans l’échelle de sensibilité aux odeurs, avec l’item « Je suis facilement alerté/alertée par des odeurs ».
Bien sûr, des expériences sensorielles négatives existent avec tous les sens (expériences visuelle, auditive, haptique ou gustative). Cependant, dans le cas de l’expérience olfactive, l’association directe et forte de l’odeur et des émotions fait que les expériences olfactives négatives constituent des éléments potentiellement importants de l’identité environnementale.
De tels éléments pourraient être ajoutés dans l’échelle de mesure de l’identité environnementale de S. Clayton, en complément des propositions actuelles, toutes positives. Cependant, des précautions doivent être prises et testées : en effet, des éléments de nature menaçants peuvent mener à une expérience négative, mais aussi parfois à des sentiments et des souvenirs positifs (Kaplan & Kaplan, 1989).

Perspectives : Pour une redéfinition de l’identité environnementale

La liaison que j’ai pu faire entre sensibilité aux odeurs, identité environnementale et usages sensoriels des espaces de nature va plus loin que la seule étude de l’expérience sensorielle de nature hors contexte. Réfléchir à la constitution même de l’identité environnementale, c’est réfléchir à ce qui modèle la façon dont se modèle notre relation à la nature, quand et comment elle se modèle. Parce qu’elle a une forte composante émotionnelle et mémorielle, je pense que l’expérience olfactive de nature aurait, en tant que fournisseur de souvenirs et de réactions à l’environnement, une place à prendre dans la mesure de l’identité environnementale. Une meilleure compréhension de comment l’humain forge son identité et son rapport à la nature devrait prendre plus en compte les aspects sensoriels, voire incarnés en général, des questions d’expériences de nature. C’est ce à quoi je me suis appliqué dans le chapitre 2 de cette thèse, en y ajoutant un contexte bien défini.

L’expérience olfactive de nature : une expérience au monde

Comme nous l’avons vu dans le chapitre 1, l’expérience olfactive de nature possède une composante profondément individuelle. Seulement, considérer l’individu hors contexte ne suffit pas à caractériser la complexité d’une expérience aussi dépendante de facteurs environnementaux.

De l’importance du contexte dans l’expérience

Ainsi, dans un article traitant de l’écologie des expériences urbaines, Pecqueux (2016) met en avant le fait que les expériences ont toujours lieu dans un contexte et un environnement donnés et qu’elles ont besoin d’être considérées dans ce contexte pour être comprises.
C’est également ce qu’indique Porteous dans son travail, où il souligne la tendance qu’ont « les chercheurs en psychologie et psychophysique (…) à dépriser le travail hors-laboratoire, considéré comme ‘subjectif’ , ‘descriptif’, ‘non-explicatif’, ou ‘anecdotique’ ». Cet auteur souligne qu’« une géographie de l’olfaction devrait (…) s’intéresser au rôle des odeurs dans l’expérience géographique, qui est l’organisation de l’espace, ainsi que les relations spatiales, la localisation et l’orientation dans l’espace, la caractérisation et la relation aux lieux » (Porteous 1985, p. 368) Ainsi, il décrit le concept de « smellscape », ou paysage olfactif. Par son étymologie, le smellscape suggère que « les odeurs pourraient être spatialement reliées à un endroit » (Porteous, 1985, p.369) et l’expérience olfactive vécue dans un espace serait ainsi façonnée par l’association d’un lieu, des stimuli olfactifs et sensoriels, ainsi que de toutes les variables propres à l’individu. On est ici dans la définition que donne John Dewey de l’expérience, pour qui la rencontre entre un organisme et un environnement est la façon dont l’un et l’autre vivent ensemble, interagissent, se structurent et se façonnent mutuellement (Dewey, 2005).
J.P. Thibaud, quant à lui, parle d’ambiance, qu’il définit comme la « basse continue du monde sensible, la toile de fond à partir de laquelle s’actualisent nos perceptions et nos sensations » (2018, p. 16). L’ambiance « procède fondamentalement d’un rapport d’immersion au sein du monde environnant. (…) Thématiser l’expérience en termes d’ambiance conduit à expliciter ce que c’est que d’être plongé dans un milieu et nécessite de lire sous un jour nouveau la question de l’in situ. » (Thibaud, 2013, p. 16). En revanche, s’il affirme bien que l’ambiance « s’adosse à la sensorialité, aux affects et à l’expertise vécue et ne peut se conformer à une démarche par trop objectiviste (…), elle n’est pas non plus d’ordre purement subjectif (…) [elle] n’est en aucun cas assimilable à la notion d’environnement » (Thibaud, 2012).
Depuis Porteous et sa description du smellscape, des études de terrain impliquant l’expérience olfactive ont été mises en place, particulièrement en milieu urbain. Ainsi, Kate Mc Lean et Victoria Henshaw ont toutes deux mis en place des protocoles de parcours olfactifs commentés dans plusieurs grandes villes du Royaume-Uni et ailleurs dans le monde, en développant dans leurs recherches l’idée de « smellwalk » (voir plus loin). Bruce et coll. (2015) et V.Henshaw (2014; n.d.) ont mis en évidence que les marches olfactives constituaient un moyen d’obtenir des données sur l’expérience olfactive vécue par les participants et sur le paysage olfactif en général, en particulier au niveau de la détection et de la dénomination des odeurs. Par exemple, la météo ou l’heure de la journée influent fortement le panel d’odeurs détectées et leur facilité de détection ; certaines odeurs sont spécifiques de certains endroits des parcours, notamment en fonction des activités humaines (par ex : une boulangerie) ou des structures urbaines.
K. McLean utilise également des marches olfactives, dont elle retranscrit ensuite les résultats sous la forme de cartes olfactives et d’œuvres d’art, dans lesquelles elle associe à chaque type d’odeurs une forme, une couleur ou une texture particulière (Figure 7). Par exemple, sur l’image ci-jointe, « les formes douces suggèrent les odeurs éphémères, légères et subtiles croisées sur la route » (McLean, 2015). Ses cartes illustrées représentent ainsi les expériences olfactives partagées par plusieurs individus.
N. Bouchard (2013), enfin, s’est penchée sur le potentiel mémoriel activé par des marches olfactives dans Montréal. Elle a ainsi montré que les participants à ces marches réagissaient le plus fréquemment et le plus vivement aux odeurs qui leur sont le plus familières, et que les odeurs perçues étaient souvent rattachées à des souvenirs de scènes vécues dans le passé. Ces souvenirs ne se réfèrent pas toujours à des moments précis, mais sont parfois un assemblage de différents souvenirs, que la chercheuse nomme une « grappe de souvenirs ». L’hypothèse formulée par Bouchard est que plus un individu vit des expériences différentes associées à la même odeur, plus il aura de choix pour remettre en scène mentalement l’un de ces moments lorsqu’il rencontrera de nouveau cette odeur.
A long terme, la rétention d’une expérience olfactive dans la mémoire dépend de la force de l’intensité émotionnelle de celle-ci (Willander and Larsson, 2006). Enfin, l’examen de l’ensemble des données de Bouchard suggère que « si les expériences que nous vivons forment un recueil intime d’images mentales auquel nous nous référons pour lire le monde, il reste que ce recueil, façonné par un environnement partagé par plusieurs, est aussi pour une bonne part lié à un vécu collectif. » (2013, p. 119). Parmi les descriptions d’expériences recueillies dans cette étude, « certains participants ont raconté des scènes imaginées presqu’identiques » (2013, p. 119), confirmant que la signification d’une odeur est articulée par les représentations sociales et culturelles de l’individu (Classen et al., 1994; Ferdenzi et al., 2016) .

Place de la perception sensorielle de l’environnement dans l’expérience de nature

Peut-on trouver dans les descriptions d’expériences olfactives de nature, des dimensions qui correspondent à ce qui est décrit dans la littérature autour de la perception sensorielle ?
D’après le CNRTL, la perception est l’« opération psychologique complexe par laquelle l’esprit, en organisant les données sensorielles, se forme une représentation des objets extérieurs et prend connaissance du réel » (“Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales,” 2018). Lowenthal et Tuan (1975) suggèrent que « la perception est une activité, une façon d’entrer en contact avec le monde ». Pour d’autres auteurs, la perception sensorielle est une compétence (Hennion, 2007; Ingold, 2001), une capacité à donner de l’attention aux choses dans un environnement donné. Ces auteurs ajoutent que chaque sens fournit une information et que c’est l’assemblage de ces informations qui permet de donner une signification à l’objet perçu. Ainsi, le cerveau utilise cette information assemblée pour créer un instantané multi-sensoriel de l’environnement à un moment donné. La perception de l’environnement constitue une part de ce que Truax (2001) décrit comme une compétence ou une connaissance tacite de la relation entre l’environnement sensoriel et les activités menées dans cet environnement. Tout cela s’inscrit également dans le contexte et le lieu dans lequel l’individu se place. Ainsi, la perception environnementale se réfère aux aperçus et aux informations que les individus obtiennent de l’environnement biophysique en attachant une signification à un stimulus sensoriel détecté puis identifié. Engen (1991, p. 86) complète cette définition en déclarant que cette perception est « situationnelle, contextuelle et écologique ». D’autres auteurs avancent que la perception de l’environnement ne prend d’importance que lorsqu’elle est questionnée ou subit une perturbation, que celle-ci soit positive ou négative. La plupart du temps, les individus accordent peu d’importance à leur environnement, en raison de la familiarité des stimuli quotidiens qui leur parviennent : l’environnement est « blindingly obvious » (Miller and Woodward, 2007). Cette familiarité aveuglante, cette omniprésence, n’est troublée que lorsqu’un stimulus sensoriel remarquable ou inhabituel vient la troubler. C’est de cette façon que les odeurs de gaz ou de fumée sont si facilement remarquables dans un environnement où on avait l’impression de « ne rien sentir » jusqu’alors, ou, de façon plus agréable, que l’on sent l’odeur du jasmin qui entre par la fenêtre les soirs de juin. En revanche, comme le précise Manon Istasse, la perception sensorielle devient « plus aigüe lorsque l’individu change d’environnement, apprend à donner de l’attention à de nouvelles choses, partage de nouvelles expériences sensorielles avec d’autres individus » (2015, p. 84).
Porteous (1982) attribue à la perception sensorielle deux connotations qui selon lui se retrouveraient dans nos expériences :
1) La perception comme réception d’informations sensorielles de l’environnement dans lequel se trouve l’individu. C’est une relation à la fois cinétique et biochimique entre un individu et le monde. Dans ce cas, la perception est fermement reliée aux stimuli environnementaux perçus et est médiée par les sens.
2) La perception comme une construction mentale, une idée impliquant une gamme d’informations sensorielles, de souvenirs, de connaissances et d’attentes, médiée par la culture à laquelle l’individu appartient.
Suivant cet auteur, la première dimension de la perception est donc une sensation que l’on se ferait de l’environnement, quand la seconde serait plus une cognition, l’expression d’une certaine connaissance, une compréhension de l’environnement. Ces deux connotations, qui peuvent aussi bien se trouver isolées qu’ensemble, sont une bonne illustration de la double signification que l’on trouve dans le mot « sens », à la fois sensation et signification. Ainsi, cette double signification du sensoriel peut potentiellement se retrouver dans la façon dont un individu perçoit son environnement, et ainsi vivre son expérience de nature. Ce que souligne encore Porteous, c’est que ce terme de « perception » est souvent utilisé par les scientifiques pour mettre en exergue l’une de ces deux dimensions plutôt que l’autre. La perception sensorielle est alors davantage une sensation physique qu’un processus cognitif, ou l’inverse. Pour aller contre cette idée, le travail que j’ai effectué dans cette thèse est de questionner la perception en considérant celle-ci comme un processus et une interaction impliquant un individu et son environnement ; dans mon travail, il s’agit des espaces de nature urbains publics et privés.

Saisir l’expérience olfactive de nature.

L’objet d’étude abordé dans la suite de cette thèse est l’expérience olfactive de nature. L’odeur en tant que telle n’y apparaît pas en tant qu’objet, mais en tant qu’amorce, de déclencheur de l’expérience. Cependant, dans un cas comme dans l’autre, une difficulté demeure : comment saisir l’olfactif ? Comment décrire l’expérience de nature liée à un sens réputé sans parole (Howes, 1986)?
Il est largement admis que l’expérience qu’éveille un stimulus olfactif est difficile à mettre en mots, et que l’être humain, s’il a récemment été réhabilité quant à ses capacités à capter des odeurs (McGann, 2017), garde une capacité limitée –qui va jusqu’à l’incapacité pour certains auteurs, quand il s’agit de les nommer (Yeshurun and Sobel, 2010). En effet, contrairement à la vue où chaque stimulus visuel peut nous permettre d’aboutir à une description détaillée et stable d’un objet considéré, il « existe toujours un fossé entre une perception olfactive et sa dénomination » (Rouby et al., 2005, p. 227). Ici, la particularité de l’olfaction est qu’elle fait intervenir un encodage de la réponse reconnu comme plus holistique que la vue, car dépendant fortement du contexte d’exposition ainsi que de l’influence de la culture -donc de représentations partagées- de l’individu la décrivant (Cupchik et al., 2005, 2010; Sakai et al., 2005).
De même, d’autres études ont montré qu’un individu interrogé à des moments différents ou deux individus interrogés au même endroit ne nomment pas une odeur de la même façon. Enfin, nous l’avons vu dans le chapitre 1, le comportement sensoriel d’un individu dans un espace de nature dépend fortement de paramètres personnels, comme son âge ou sa sensibilité aux odeurs.
Toutes ces difficultés font que les auteurs d’études faisant intervenir des tests olfactifs et des dénominations d’odeurs optent habituellement pour l’une des deux techniques suivantes (Cain, 1979):
– Ils proposent aux volontaires des odeurs familières de leur quotidien.
– Ils leur imposent de choisir leurs réponses dans une liste fermée de propositions.
Dans le cadre de ma thèse, pour définir la contribution et l’importance de l’olfactif dans toute la complexité –sensorielle ou non- de l’expérience de nature, j’ai choisi une troisième option. Un des modes d’expression de l’être humain étant sa capacité à parler, à dire et à décrire, c’est par ce biais que j’ai décidé d’essayer de dresser le –ou les- portrait(s) de l’expérience olfactive de nature. Aussi, j’ai choisi d’explorer des descriptions libres d’expériences olfactives de nature, en demandant aux volontaires de décrire librement leur expérience de nature en se focalisant sur leur odorat. Je n’ai pas donné davantage de consignes pour ne pas limiter les possibilités de réponses. Contrairement à d’autres études portant sur l’olfaction, je ne me suis pas intéressé à la performance, c’est-à-dire à la qualité d’identification olfactive des individus, mais à la façon dont les répondants parlent et décrivent leur perception de l’expérience olfactive de nature ou, dit autrement, à la description de l’interaction entre eux et l’environnement naturel qui les entoure, par le biais de l’olfactif.
L’hypothèse que je fais ici est que faire passer l’expérience olfactive par le filtre de la « nature » peut permettre aux répondants de focaliser leur attention sur un monde lexical et/ou des souvenirs particuliers, ce qui peut leur permettre de décrire leur expérience plus facilement que s’il s’agissait d’une expérience olfactive en général, pour laquelle il a été montré que généralement, les mots manquent. Aussi, comme l’ont écrit Grosjean et Thibaud, je considère ici le sensoriel, par le biais de l’olfactif, comme un « embrayeur de parole, et les ambiances locales comme motifs à la verbalisation » (Grosjean and Thibaud, 2001). Je fais également l’hypothèse que la description ou l’éventail de descriptions me donne la possibilité d’appréhender comment les gens perçoivent cette expérience olfactive de nature.
« Que l’on se réfère à la phénoménologie, à l’écologie de la perception ou à la neurophysiologie, il semble désormais illusoire de vouloir dissocier la perception du mouvement. Toute perception implique un « bougé », aussi infime soit-il, qui rend possible l’acte même de percevoir » (Thibaud, 2001, p. 116). Dans le cas des études sur l’olfactif, où le mouvement de l’air et le vent jouent un rôle crucial dans la perception olfactive des gens (Henshaw, 2014, p. 170), nous nous trouvons dans un cadre particulier où l’odeur vient à nous transportée dans l’air. La perception olfactive peut ainsi être vécue par l’individu en mouvement qui fait venir le stimulus olfactif à lui ; à l’inverse, l’individu percevant peut être immobile et c’est le mouvement de l’air qui lui apporte le stimulus. Cette constatation offre ainsi deux possibilités pour étudier l’expérience olfactive vécue dans un environnement donné :
• La première technique (Figure 8, a) que j’ai utilisée pour recueillir l’expérience olfactive de nature des visiteurs en mouvement est largement inspirée de la technique du sensewalking, en particulier des parcours sensoriels commentés (voir Thibaud, 2001) et des smellwalks, c’est-à-dire des parcours olfactifs commentés (Henshaw, 2014).
• La seconde, celle que j’ai utilisée le plus souvent au cours de mon travail (Figure 8, b), est directement inspirée des techniques mises en place par les naturalistes et en écologie dans certains protocoles de suivi fauniques, où l’enquêteur se place à des endroits stratégiquement choisis et écoute la faune environnante pendant une période donnée. Dans cet esprit, j’ai interrogé des personnes sur l’expérience olfactive vécue à des endroits fixes particuliers, que j’avais déterminés en fonction de leurs caractéristiques écologiques.
a) La flèche verte figure le mouvement de l’individu qui sent l’odeur en passant d’une zone à une autre.
b) Les passants immobiles sur un point fixe, sentent l’odeur portée par le vent.

Etudes sur l’expérience olfactive de nature dans les espaces de nature urbains : Méthodes

Ma question ici était de savoir en quoi les lieux et leurs caractéristiques écologiques influent sur l’expérience olfactive de nature proposée par les lieux et sur la description qu’en font les individus. Je voulais aussi identifier les similitudes et les différences potentielles entre les sites, mais aussi entre les participants dans les expériences olfactives de nature. Pour cela, j’ai étudié les expériences olfactives de nature dans trois grands types d’espace : les Grandes serres du Jardin des Plantes, plusieurs parcs publics urbains et les espaces de nature privés (jardins, balcons et terrasses) des personnes interrogées. Les protocoles de mes trois études sont détaillés ci-dessous.

Parcours olfactifs commentés dans les Grandes Serres du Jardin des Plantes

La méthode des parcours sensoriels commentés est décrite par Adams et Askins (2009) comme une méthode par laquelle les chercheurs peuvent « investiguer et analyser la façon dont nous comprenons, faisons l’expérience et utilisons l’espace ». En réintroduisant « le volontaire dans un contexte concret, c’est une mise en récit en temps réel du parcours » (Thibaud, 2001). Il s’agit d’analyser l’acte de traverser l’espace tel qu’il est en train de se faire afin de recueillir « le point de vue du voyageur en marche » (Thibaud, 2003). Pour ce faire, le chercheur suit un volontaire au milieu d’acteurs (autres passants) et d’objets avec lequel il interagit au cours de son cheminement (fixé ou non à l’avance). Tout au long de ce cheminement, le chercheur écoute le volontaire verbaliser l’espace, ainsi que ses faits et gestes.
Dans mon étude, cette verbalisation s’est focalisée sur l’expérience olfactive vécue par le volontaire dans un cadre bien particulier : les Grandes Serres du Jardin des plantes, au Muséum national d’Histoire naturelle, à Paris. Les Grandes Serres forment un ensemble de cinq serres à armature métallique alignées. Conçues à l’origine pour conserver et acclimater les plantes ramenées des voyages des naturalistes, quatre d’entre elles servent aujourd’hui à faire découvrir au public les espèces exotiques. La dernière, qui sert de pépinière et de réserve, est réservée aux jardiniers et botanistes du Muséum. Dans le cadre de mon étude, j’ai accompagné les volontaires dans deux des serres ouvertes au public :
• La serre des forêts tropicales humides (ancien jardin d’hiver) est la plus grande de l’ensemble. Sur 750 m2, elle présente, dans un climat chaud et humide (22 C) des plantes tropicales telles que des ficus, des palmiers, des bananiers, des plantes grimpantes et épiphytes, des orchidées, autour d’une pièce d’eau centrale et d’une grotte artificielle. C’est dans cette serre qu’ont lieu les premier et deuxième tronçons du parcours olfactif commenté.
• Le troisième tronçon pu parcours a lieu dans la serre des déserts et milieux arides longe tout le côté droit de la serre des forêts tropicales humides, à laquelle elle est attenante. Sur une étendue de cinq scènes végétales, cette serre présente aux visiteurs, dans une atmosphère chaude et sèche, des espèces caractéristiques des milieux arides des États-Unis, du Mexique, des Andes, d’Afrique méridionale, de Madagascar, de la péninsule arabique, d’Australie et aussi de certaines îles : cactus, euphorbes, agaves etc.

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Table des matières

Introduction
1. Contexte
a. La ville en extension
b. La crise de la biodiversité
c. L’émergence de la psychologie de la conservation
d. Les services que nous rendent les espaces de nature
e. Les espaces de nature en ville
2. Les expériences de nature
a. Connexion(s) et relation(s) humain-nature.
b. L’expérience de nature aujourd’hui : extinction ou transformation ?
3. La place du sensoriel dans l’expérience de nature
a. Une expérience multi-sensorielle ?
b. Quelle place pour l’olfactif ?
Résumé de la thèse
Chapitre 1: L’expérience olfactive de nature : une expérience individuelle ?
Résumé graphique
1. L’odorat: un sens individuel
a. La perception olfactive
b. Des différences entre individus
2. Une expérience culturelle
3. L’identité environnementale
4. Analyse des relations entre expérience olfactive, identité environnementale et comportements sensoriels dans un espace de nature
a. Pourquoi un questionnaire en ligne
b. Sensibilité aux odeurs
c. Mesure de l’Identité Environnementale
d. Usages sensoriel d’un espace de nature
e. Synthèse des résultats
5. Vers une identité environnementale plus incarnée ?
a. Mise en évidence d’une composante sensorielle de l’identité environnementale
b. Intégrer une part d’incarné dans la mesure de l’identité environnementale
c. Usages sensoriels dans les espaces de nature: quel lien entre notre identité environnementale et nos expériences incarnées ?
d. Du potentiel négatif de l’expérience olfactive
e. Perspectives : Pour une redéfinition de l’identité environnementale
Chapitre 2: L’expérience olfactive de nature : une expérience au monde
Résumé graphique
1. De l’importance du contexte dans l’expérience
2. Place de la perception sensorielle de l’environnement dans l’expérience de nature
3. Saisir l’expérience olfactive de nature
4. Etudes sur l’expérience olfactive de nature dans les espaces de nature urbains : Méthodes
a. Parcours olfactifs commentés dans les Grandes Serres du Jardin des Plantes
b. Expérience olfactive de nature dans trois parcs urbains
c. Expérience olfactive de nature dans les espaces de nature domestiques : jardins, terrasses et balcons
d. Iramuteq et la méthode Alceste
5. Résultats : L’expérience olfactive de nature, une expérience complexe
a. Creuser la piste des caractéristiques écologiques ?
b. La part multi-sensorielle de l’expérience olfactive de nature : l’importance de l’haptique
c. Une dimension fonctionnelle de l’expérience olfactive : mise en évidence de la qualité de l’air
d. L’expérience par l’expertise et le vécu
Chapitre 3: l’expérience olfactive de nature : une expérience pour soi.
Résumé Graphique
1. Bien-être induit par l’expérience olfactive de nature
2. Expériences de nature, restauration psychologique et bien-être individuel
3. Quid de l’olfactif dans les environnements restaurateurs urbains?
4. Qui vit ces expériences olfactives comme restauratrices?
5. Exemple d’une expérience olfactive de nature pour soi : importance des phytoncides dans le Shinrin-Yoku, « bain de forêt »
Discussions : De la prise en compte du sensoriel : vers une appropriation corporelle de l’expérience de nature
Résumé graphique
1. Réflexions sur un service écosystémique sensoriel
2. A propos des parfums expérientiels
3. Expériences sensorielles et conservation.
a. De l’importance de l’enfance
b. Revenir à nos sens
c. Quelle place pour les expériences indirectes de nature ?
4. (Re)mettons des sens dans la ville
a. Redevenons biophiles
b. Quels aménagements sensoriels pour une expérience de nature en ville ?
1. Une illustration de ce qu’est l’expérience de nature ?
2. Une thèse qui ouvre tout un champ des possibles ?
3. La mémoire, ce fantôme de nos expériences.
Bibliographie générale

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