Status quaestionis et cadre critique
Si la bibliographie sur le cyclotourisme en général est encore très jeune et dominée par les études anglo-saxonnes , dans l’un des rares articles sur les spécificités de la pratique féminine du cyclotourisme, deux chercheuses australiennes regrettaient il y a quelques années le «lack of gender research and feminist analysis» dans les études sur les évènements sportifs et touristiques de masse, malgré l’étendue de la bibliographie générale sur le sujet. Cinquante ans de gender studies d’un côté et de l’autre de l’Atlantique ont démontré, au-delà de débats méthodologiques houleux, et grâce à l’intégration de cette approche dans une large palette de disciplines (psychologie, sociologie, biologie, linguistique, anthropologie, littérature…) que le genre est une construction sociale qui attribue aux deux sexes biologiques des rôles, des prérogatives et des finalités différentes dans la société, selon un rapport d’inégalité et de domination d’un groupe sur l’autre, les deux étant façonnés et éduqués dès l’enfance pour reproduire ce modèle, et ensuite contraints à le respecter tout au long de la vie.
Dans ce mémoire, tout en tenant compte notamment des implications sociologiques du concept de genre, on n’aura recours à cette notion autrement que dans son acception la plus élémentaire, à partir de laquelle on peut affirmer que, à cause de cet impératif social structurant, les femmes vivent et voient le monde de manière différente par rapport aux hommes. A partir de ce constat très général, il est prévisible que les femmes vivent également de manière particulière l’expérience du cyclotourisme, surtout car cette activité les amène à se confronter avec l’espace public et à se positionner par rapport à un nombre important de limitations et d’interdits sociaux.
Par rapport aux modèles de comportement imposés par une société patriarcale, le cas d’une femme qui voyage à vélo en solitaire dans le monde cumule les éléments disruptifs : le franchissement des frontières de l’οἶκος, l’usage d’un moyen de transport traditionnellement considéré comme ‘subversif’, l’affranchissement de la tutelle d’un homme, l’usage non contraint de l’espace public.
Le choix de limiter l’étude aux femmes qui ont voyagé en solo a pour but de dégager le champ de l’enquête d’une série de facteurs potentiellement pollueurs du cadre. Travailler sur une cohorte de femmes qui auraient voyagé en groupe, en couple, ou en famille, risquerait de brouiller l’objectif principal de l’étude ; même un voyage entre femmes implique une dynamique de groupe qui a un impact sur les comportements de l’individu en ce qui concerne l’organisation, la solution de problèmes, le dépassement des peurs. D’une certaine manière, le voyage en solo constitue le non plus ultra de la rupture, et permet d’épurer et distinguer les attitudes individuelles.
Mais il sera nécessaire d’analyser prudemment des comportements que l’on pourrait attribuer aussi bien au fait que l’expérience concerne une femme ou que la personne interrogée voyage seule ; les deux facteurs pourraient d’ailleurs s’additionner dans l’explication du comportement. Certains comportements seront caractéristiques du voyageur solitaire, quel que soit son sexe, certains pas. Choisi pour réduire les bruits de fond, il faudra donc veiller à ce que le critère du voyage en solitaire ne devienne pas un biais critique.
A la définition de l’objet de cette étude concourent en fait différents éléments qui, en mesures variables, installent entre eux un dialogue polyphonique. Si les deux critères ‘femme’ et ‘vélo’ définissent le cœur de cible de l’enquête, le facteur ‘en solitaire’ est également important. Et d’autres éléments entrent dans ce jeu délicat, et peuvent déterminer des patterns comportementaux pour lesquels la catégorie du genre est indifférente, ou doit être interprétée dans son interaction avec d’autres facteurs, à leur tour potentiellement genrés, comme l’âge, la nationalité, l’expérience de voyage, le phénotype, la nationalité, la religion, la classe sociale, le niveau d’instruction.
Méthodologie et grille d’entretien
La légitimité de cette étude dépend de la pertinence du choix de se concentrer sur les femmes, sans comparaison avec les hommes, et en partant du principe qu’à cause notamment de leur genre, femmes et hommes sont façonnés différemment par la société, agissent et conçoivent leur action dans le monde de manière différente.
Si, sans une comparaison pertinente entre l’expérience des hommes et des femmes, sans une étude comparative sur un groupe d’hommes et un groupe de femmes, il n’est pas possible de déceler ce qui différencie le cyclotourisme au masculin et au féminin, en focalisant l’enquête sur un panel exclusivement féminin on peut cependant décrire une série de faits objectifs et surtout le ressenti de l’expérience féminine du voyage à vélo.
Certes, se concentrer uniquement sur les femmes comporte d’une part le risque de tomber dans un biais critique important, qui empêche d’apprécier la réelle spécificité de la catégorie sélectionnée ; mais d’autre part cela évite le biais de la norme masculine implicite. Ce risque a été mis en exergue dans les études sur les évènements sportifs qui considèrent les femmes uniquement comme une variable par rapport à l’expérience masculine, tacitement considérée comme la norme. Parmi les rares recherches menées sur la spécificité féminine d’une pratique proche du cyclotourisme, l’étude de Simone Fullagar et Adele Pavlidis sur l’expérience des participantes au Cycle Queensland a justement choisi cet a priori, car la grille semi-directive mise au point par les deux chercheuses australiennes a pour cible uniquement les femmes qui ont pris part à cet événement cyclo-sportif non compétitif.
Sur le sujet de ce mémoire, une enquête qualitative fondée sur des entretiens semi-directifs permet d’effectuer, sur un panel limité, un sondage approfondi d’une série d’éléments motivationnels, comportementaux et intersectionnels intrinsèques à la pratique en général et éventuellement caractéristiques de l’expérience des femmes.
La grille d’entretien a été conçue pour enquêter sur différents aspects de la pratique.
Organisée en quatre parties reprenant grosso modo les étapes de la conception et de la réalisation d’un voyage à vélo (approche à la pratique, préparation du voyage, comportement au cours du voyage, retour de voyage), la série de questions vise à raviver l’expérience vécue tout en suscitant des réflexions sur les questions clés de l’enquête. Des questions introductives et de mise en contexte sont intercalées à des sollicitations plus explicites, notamment sur les motivations personnelles et sur la perception d’éventuelles spécificités de l’expérience du voyage liées au genre. Un questionnaire final permet de recueillir des données quantitatives utiles à la contextualisation du panel.
De l’appel à témoignage au choix du panel. Variété d’âges, de nationalités, d’expériences de voyage
Pour obtenir un échantillon assez varié et, en même temps, grossièrement présélectionné, j’ai choisi de publier des appels à témoignages dans des groupes de discussion Facebook réunissant des membres qui, à la fois ou alternativement, sont a) des femmes, b) voyagent à vélo et/ou c) voyagent en solo. Ce choix de m’adresser à des groupes Facebook présentait également l’avantage de pouvoir atteindre facilement un public très large, même en période de confinement à cause de la pandémie de Covid-19, et d’assurer une approche décontractée et empathique, car j’ai lancé l’appel depuis mon compte personnel, où les répondantes pouvaient trouver un aperçu de mes activités, essentiellement sportives et de loisirs. Dans l’appel, d’ailleurs, tout en présentant clairement mon enquête dans le cadre de mes études de Master, je n’ai volontairement pas caché ma passion pour le cyclotourisme.
Pour sélectionner les groupes dans lesquels j’allais lancer mon appel, j’ai pris en compte des groupes que j’avais déjà fréquentés par le passé, et d’autres groupes que j’ai repérés lors d’une recherche ad hoc. J’ai ainsi pu lister une dizaine de groupes Facebook répondant aux critères sus mentionnés (toutes les données concernant le nombre de membres dans chaque groupe sont mises à jour au 6 avril 2020) :
– Solo Female Travelers : uniquement des femmes en solo, mais pas uniquement à vélo, anglophone, public international, 55.406 membres
– Solo Male and Female Touring Cyclists, à vélo et en solo, mais des deux sexes, anglophone, public international, 11.540 membres
– Bicycle Touring & Bikepacking : pas uniquement des femmes, pas uniquement en solo, anglophone, public international, 48.027 membres
– The Solo Female Traveler Network : des femmes, mais pas uniquement à vélo, anglophone, public international, 387.043 membres
– Long Distance Cyclists : pas uniquement des femmes, pas uniquement en solo
– Cicloviajeros, el punto de encuentro de cicloviajeros y cicloviajeras en español : pas uniquement des femmes, pas uniquement en solo, hispanophone, 11.196 membres
En fonction de leur activité, de leur public cible, et de leur langue de discussion, j’ai finalement choisi les quatre groupes suivants, qui me semblaient garantir la variété des témoignages, tout en me permettant de communiquer dans des langues que je maîtrise, ce qui
me paraissait nécessaire pour le type d’entretien que je m’étais proposée : 1) Bicycle Travelling Women. Comme le récite le mot d’introduction du groupe, « this group is about traveling by bicycle for women, to share, to discuss things which might not be as comfortable in mixed groups and to encourage starting bicycle travelers. The group is for all women so even if you are cycling with friends or with your partner you have a place here! We prefer to name our women ‘women’ instead of ‘ladies’ or ‘girls’ and ask that you respect this ». Il s’agit donc d’un groupe qui fait appel à des femmes, qui voyagent à vélo, mais pas forcément en solo. Le groupe est anglophone, le public international, et de tendance assez militante. J’ai essuyé des remarques car dans les échanges avec certaines répondantes, j’ai utilisé le mot ‘girls’, banni dans les règles du groupe (4813 membres).
2) I Cicloviaggiatori. Groupe de discussion italien et italophone, qui ne réunit pas uniquement des femmes, qui ne voyagent pas uniquement en solo (19.804 membres).
Bien que le cyclotourisme soit en pleine expansion en Italie, la communauté des cyclotouristes italiens et notamment des femmes cyclotouristes n’est sans doute pas assez remarquable pour justifier le choix d’un groupe spécifique dans la recherche.
Cependant, la connaissance préalable du milieu et de la langue, ainsi que l’intérêt d’obtenir des témoignages dans un pays européen, latin et fortement contrasté en ce qui concerne l’émancipation des femmes m’ont semblé des raisons valables pour inclure un groupe uniquement italophone dans la recherche, tout en ayant conscience de l’effet de loupe que ce choix peut induire.
3) Cyclo et campeur. Un peu comme I cicloviaggiatori il s’agit d’un groupe s’adressant à des cyclotouristes d’aventure (à savoir, qui organisent eux mêmes leurs voyages), mais pas uniquement aux femmes, et pas uniquement voyageant en solo. Le groupe est français et francophone. Relativement petit (2694 membres), il est cependant très actif.
Tout en n’ayant pas des données précises sur l’entité de la communauté des cyclotouristes français par rapport à la communauté italienne, les mêmes remarques et les mêmes précautions évoquées plus haut pour I cicloviaggiatori semblent valables pour ce groupe.
4) Soy cicloviajera, la primera comunidad de cicloviajeras de habla hispana. Le groupe réunit des femmes qui voyagent à vélo, mais pas uniquement en solo, et s’adresse à un public uniquement hispanophone (2535 membres), très international, et notamment bien développé dans les pays hispanophones d’Amérique Latine, un terreau très fertile où le développement du vélo et de toutes les activités annexes, des déplacements au quotidien aux voyages d’aventure, est un outil de lutte employé en toute conscience par les associations militantes, notamment en Argentine, où la bataille pour le droit à l’IVG battait son plein au moment de l’enquête. C’est dans ce groupe que j’ai eu le plus grand nombre de réponses de la part de femmes qui ont fait de leur voyage à vélo un outil de militantisme (visites dans des écoles, recensement des associations luttant pour l’émancipation des femmes, voyages entre femmes).
N’ayant pas vraiment une idée du succès que pourrait rencontrer mon appel, je l’ai publié d’abord dans ces quatre derniers groupes, en me réservant de l’élargir à d’autres groupes de la liste, au cas où l’échantillon ne serait pas satisfaisant. Mais en moins de 48 heures, l’appel a suscité dans ces quatre groupes une centaine de réponses, presque toutes contenant déjà des bouts de récit.
Les résultats des entretiens
Par rapport à la logique de la grille d’entretien, conçue pour imiter les étapes du voyage, une poignée de questions ont rapidement catalysé les réponses les plus intéressantes et ont mis en avant des points critiques dans l’expérience de voyage des personnes interrogées. Il s’agit des questions A1 et A2, B1 et B4, C2 et C3, et D1, dont les réponses décrivent des moments forts du parcours (au sens propre et figuré) des informatrices, évoquent des anecdotes significatives voire révélatrices, suggèrent des tendances fortes dans le panel.
Comme je l’ai anticipé, les convergences des éléments de réponse sont aussi frappantes que leur variété. Certaines questions ont suscité les mêmes réponses au mot près (et notamment la question sur les motivations du voyage : « liberté », « freedom », « libertà », « libertad »), tandis que d’autres (par exemple sur les réactions de l’entourage) offrent un éventail remarquable d’expériences, où l’on décèle cependant un fil rouge, une logique de fond audelà de la singularité de chaque témoignage.
Dans ce double mouvement de convergence centripète et de variété centrifuge, on reconnaît en effet un centre, ou plutôt deux centres qui structurent l’ensemble des témoignages et les expériences dont ils rendent compte. De cette pluralité de voix découle une harmonie polyphonique (non dépourvue de contre-chants), dont les motifs conducteurs sont construits autour de deux thèmes : d’un côté les peurs et les freins qui entravent le voyage ; et de l’autre côté les joies et les accélérateurs qui permettent de dépasser ces obstacles et d’attribuer au voyage (dans ses différentes phases : la préparation, le déroulement et ses conséquences) une fonction émancipatrice.
Pour esquisser ce portrait collectif, je présenterai les résultats des entretiens sous la forme d’une analyse thématique structurée autour de ces deux axes, qui décrivent un parcours principal linéaire, qui va de la confrontation aux peurs à leur dépassement, et aux conséquences de cette épreuve de ‘saut d’obstacle’ non seulement dans le cadre de l’expérience stricte du voyage à vélo, mais dans la vie quotidienne et dans la vision du monde des personnes interrogées. Mais la ligne principale de ce parcours est également agrémentée de détours et de voies à sens unique, voire sans issue, qui représentent la variété significative des récits recueillis.
Garder le contact
A la peur aussi puissante qu’irrationnelle de ce qui peut arriver dans des endroits lointains et inconnus, se relie une peur bien plus rationnelle et concrète, de rester sans nouvelles.
Justement Carolyn raconte que, comme pour confirmer les appréhensions de ses parents, au début de son voyage elle a eu un problème technique qui les a beaucoup effrayés. Pour les rassurer, elle s’était équipée d’une balise GPS qui leur communiquait sa position. Pendant cinq jours, elle a cru leur envoyer le signal, mais il n’en était rien, et ce jusqu’au moment où elle a pu consulter sa messagerie électronique, où elle a trouvé les messages de plus en plus préoccupés de ses parents. Dans le dernier, son père lui disait que, sans nouvelles de sa part avant la fin de la journée, il prendrait le premier vol des États-Unis et descendrait la Carretera Austral à sa recherche « He’d do anything for one of his daughters ». Elle a pu les prévenir juste à temps que tout allait bien (Carolyn, A1).
Lorsqu’elle reprend seule son voyage, Marina perçoit, pendant quelques semaines, la préoccupation de sa famille : «yo estoy un poco perdida con el Whatsapp”. En voyageant seule, cependant, elle arrête de pédaler plus tôt dans la journée par rapport aux habitudes prises à deux. Elle a donc plus de temps pour raconter ce qu’elle fait au cours de la journée, ce qui finit par rassurer ses proches. “Hasta a tal punto que luego… todo bien. Y eso permitió dejar de preocuparse totalmente”» (Marina, B4). Les angoisses de la famille de Gladis apparaissent dès les premiers jours de sa première escapade : à la maison tout le monde est inquiet, ils l’appellent toutes les demi-heures, même si elle n’est qu’à quelque dizaine de kilomètres de son lieu de résidence (Gladis, A1).
Helen sait que sa mère, qui pourtant ne laisse rien filtrer à voix haute, « worries a bit, but they just say: ‘Ok go, that’s fine, keep in touch’ » (B4); tandis que Francesca, à contre-courant sur ce point, se plaint presque, parce que ses trois enfants n’ont jamais montré aucune appréhension pour ses voyages, décidemment aventureux : « e dirò, non mi hanno mai cercata durante i viaggi, li devo cercare io » ; « non hanno mai avuto l’idea che posso stare in difficoltà, sono più loro, mi possono dire qualche loro difficoltà che io a loro. Non pensano mai che io abbia bisogno, mai, MAI » (B4). Elle semble souhaiter que quelqu’un à la maison se fasse enfin des soucis pour elle, et peut-être que le rapport de charge mentale entre la mère et le fils s’inverse une bonne fois en faveur du parent.
Ce n’est pas pour toi
Le troisième pilier des craintes de l’entourage se fonde sur la peur, ou plutôt le doute que la cyclotouriste ne soit pas à la hauteur du défi, qu’elle soit incapable de faire, de supporter, de résoudre. On lui rappelle en particulier sa présupposée faiblesse physique, notamment face aux montées.
Après avoir longtemps hésité sur la destination de son premier voyage, Manon se décide enfin à relier Rome à Stockholm, « et là il y a quelqu’un qui m’a dit ‘Oh-la-là, mais t’as les Alpes, tu vas en chier dans les Alpes’ » (B3) . Lors de son premier voyage en Camargue, Andrea dut faire face au même manque de confiance, presque à la défiance de la part de l’un de ses quatre frères (tous plus âgés qu’elle), qui lui avait affirmé : « ‘Ah, tu vas pas être capable de monter la première colline, là’ » (B4).
La faiblesse psychologique face à la solitude, aux dangers et aux imprévus est également évoquée, ainsi que quelque doute sur les capacités à résoudre les problèmes mécaniques.
Dans un seul cas, l’orientation sexuelle et/ou la position idéologique militante ont été évoquées comme des obstacles au voyage, notamment vers certaines destinations. Manon, qui au fil de l’entretien laisse filtrer le fait qu’elle est homosexuelle et revendique l’importance que son orientation sexuelle a eu sur sa prise de conscience féministe, raconte que « quand j’ai dit que j’allais faire le tour de la Méditerranée, il y a un de mes oncles qui a dit : ‘Tu es sûre que tu te sens d’être tout le temps dans des pays méditerranéens, ton féminisme, tu ne penses pas qu’à un moment donné il va être un peu dur pour toi ?’. Et du coup ça a mûri dans ma tête, ‘pourquoi je ferai pas plutôt du sud au nord de l’Europe’». Relancée sur cette remarque de l’oncle, elle précise que son projet initial prévoyait de parcourir la côté méditerranéenne d’Ouest en Est, jusqu’en Turquie, où elle avait déjà vécu. Mais l’observation l’avait fait réfléchir sur son statut de femme, et de femme homosexuelle notamment, et elle avait fini par changer de programme (Manon, B2).
Une autre peur qui ne fait surface qu’une seule fois dans les entretiens est mentionnée par Marina, à qui l’on adresse des objections sur le risque que le voyage à vélo l’éloigne d’une vie bien réglée : « ‘Como harás con tu trabajo, como vas a viajar ahora que especializarte en tu dominio’ ; y yo qué sé, podía tener casi treinta años, ‘sería mejor que estabilizarte con pareja, que pensar en casarte, con hipoteca’» (Marina, B1). A plusieurs reprises, au cours de l’entretien, Marina analyse avec acuité les différents implications de l’infraction aux règles sociales que son voyage comporte : son projet, qui l’amène à rencontrer et à donner de la visibilité à des associations et à des groupes féministes et indigènes dans presque toute l’Amérique du Sud, la rend une observatrice avisée et bien préparée pour reconnaître la portée explosive de son voyage, comme des projets militants qu’elle recense, y compris au niveau de la contestation des attendus de la société sur une femme qui devrait trouver un fiancé, se marier, contracter un prêt bancaire : rentrer dans les rangs, enfin, accepter les engagements, les contraintes. Le risque qu’elle fait courir à l’ordre établi par son exemple et son action se traduira d’abord en un danger pour elle-même, semblent la prévenir ses proches.
Les peurs ont-elles un sexe ?
Ce nœud de peurs, de doutes et d’obstacles indique que, dans l’opinion de beaucoup de personnes, le voyage à vélo en solo n’est pas fait pour les femmes, ou inversement. Si certaines de ces craintes procèdent directement de la catégorie ‘femme’, le voyage en solo agit comme un amplificateur de peurs, il est sans comparaison le cas de figure le plus terrifiant.
Mais même si elle voyagent à deux, les femmes sont moyennement dignes de confiance. C’est de nouveau le cas de Marina, qui apporte le témoignage le plus éloquent sur la question : «por una parte personas muy queridas que me apoyaban mucho, y personas como que me frenaban mucho. Y creo que también está muy ligado con el hecho de ser mujer, evidentemente ».
Parmi ceux qui les freinent, aussi bien des hommes que des femmes, certains de ses proches ne croient pas que voyager seules est une bonne idée : «que hacemos viajando en bicicleta, que sería mucho mejor que viajáramos pues acompañadas por alguna pareja, algún hombre, quitándonos todo tipo de autonomía» ; «tuvimos muchos comentarios con respeto a esta estructura de seguridad que la sociedad nos impone» ; « por una parte fueron personas que nos motivaron mucho, que nos apoyaron mucho, y por otra parte personas dudando totalmente de nuestras capacidades por el hecho de ser mujer ». « Alguna pareja, algún hombre » : pour garantir la sécurité des femmes, il faut la tutelle d’un homme. La nécessité de cette protection efface la possibilité de l’autonomie féminine. C’est sans doute un hasard qu’une autre hispanique, Flavia (mais on peut considérer que les deux sont imbues de la culture sud-américaine, au-delà de leur nationalité) raconte qu’en complément aux objections sur le choix de voyager seule, son entourage l’encourageait à voyager avec un homme : « siempre que no vas con un hombre ? » (B4) : un homme au hasard, à la limite, mais qui soit son ‘champion des dames’.
Presque au détour d’une phrase, c’est encore Marina qui reconnaît les dernières conséquences de la contrainte sociale qui pèse sur les femmes jusqu’à leur culpabilisation : « La pregunta que escuchamos todos los días, ‘no tienes miedo?’, y muchas veces culpabilizarnos, porque si nos va a pasar algo malo, es nuestra culpa » (Marina, C3).
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Table des matières
Introduction
Partie I. « La seule chaine qui libère est la chaine du vélo »
I.1. Un peu d’histoire : le vélo, cet outil d’émancipation féminine
I.2. La mécanique de la lutte: les ateliers associatifs
I.3. Le sport des femmes
Partie II. Une convergence de facteurs disruptifs : femme, vélo, solo
II.1. Les spécificités d’une pratique à la croisée des chemins
II.2. Status quaestionis et cadre critique
II.2. Méthodologie et grille d’entretien
II.3. De l’appel à témoignage au choix du panel
Variété d’âges, de nationalités, d’expériences de voyage
Partie III. Les résultats des entretiens
III.1. Même pas peur !
III.1.a. Les peurs de l’entourage
– La violence
– La peur de l’inconnu
– Garder le contact
– Ce n’est pas pour toi
– Les peurs ont-elles un sexe ?
– Trois stratégies de riposte
– Au-delà des peurs
– La contrainte de la peur
III.1.b. Les peurs des cyclistes
– La violence
– Les peurs au banc d’essai
– Stratégies pour déjouer, résoudre, éviter
– Choisir où aller
– Y aller par étapes
– Prudence, rationalisation
– Objets transitionnels
– Se faire remarquer, ne pas se faire remarquer, ne pas remarquer
– Le rôle des facilitateurs
III.2. Les avantages de la faiblesse
III.3. Les joies du voyage à vélo
III.4. Émancipation et éducation ; ou plutôt éducation et émancipation
III.5. Le voyage à vélo en solo comme rééducation
III.6. En frapper cent pour en éduquer une
III.7. Militantisme, anti-militantisme et d’autres sujets de réflexion
III.8. Une pratique post-touristique et transmoderne ?
III.8.1. A vélo on réfléchit mieux
III.8.2. En selle pour remettre en question la société
III.8.3. Le voyage à vélo comme outil d’épanouissement personnel
III.8.4. Prendre une autre route
Conclusions et perspectives
Bibliographie
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