Migrations environnementales
CONCEPTS MOBILISÉS
CHANGEMENTS ENVIRONNEMENTAUX
On peut définir le changement climatique comme « une variation de l’état du climat que l’on peut déceler (…) par des modifications de la moyenne et/ou de la variabilité de ses propriétés et qui persiste pendant une longue période, généralement pendant des décennies ou plus. Il se rapporte à tout changement du climat dans le temps, qu’il soit dû à la variabilité naturelle ou à l’activité humaine » (GIEC 2007 : 30, in MICHEL-GUILLOU 2014 : 651). Cependant, je privilégierai dans ce travail l’utilisation du terme changements environnementaux. L’idée étant de comprendre le rapport entretenu par la population avec les modifications de son environnement et ce, sans faire l’évaluation des éléments climatiques qui sont liés à l’activité humaine ou à des variations naturelles. Cette considération s’appuie sur le fait que je n’ai, d’une part, pas l’expertise me permettant de définir ce qui est lié à l’un ou l’autre et, d’autre part, ce n’est pas l’optique de ce mémoire. Ainsi, le terme plus général me permettra de considérer le regard porté sur des phénomènes recoupant les effets des humains sur le climat aussi bien que les aléas environnementaux. Je mobiliserai cependant d’autres termes, pour parfois alléger la lecture, mais en les surlignant en italique dans le texte, indiquant ainsi leur caractère plus courant.
De plus, bien que l’attestation des changements environnementaux soit établie dans la communauté scientifique, il s’agit d’un concept qui est sujet à débat au sein de la société, de par son caractère peu perceptible et sa nature de pronostic. Les individus et groupes sociaux portent un regard sur la construction sociale du concept qui varie, dans le sens commun, en fonction de différents critères d’appartenance. La considération du changement climatique en tant que construction sociale induit une notion de croyance en ce que ce concept véhicule. Dans ce cadre, « la dimension spatiale est particulièrement importante dans l’évaluation des problèmes environnementaux » (ibid. : 653). Cet aspect dénote tout l’intérêt d’étudier la façon dont une population, dans un contexte spatial précis, perçoit et se représente le phénomène à la lumière de sa réalité sociale, économique ou encore politique.
PERCEPTIONS ET REPRÉSENTATIONS
Mon intérêt se porte sur la manière dont les individus interprètent leur espace et, dans ce cas ses modifications, pour comprendre quel rôle joue cette dimension dans l’étude des migrations en lien avec l’environnement. Ces interprétations découlent des perceptions et représentations à ce sujet et il est donc central de définir clairement ces concepts et leur utilisation pour aborder mon propos. Dans ce travail, les deux termes seront mobilisés sans faire état d’une distinction prononcée car, comme nous le verrons plus loin, ils sont considérés comme interconnectés et trouvent tout deux fonction, dans le propos de ce mémoire, pour pouvoir rendre compte de l’interprétation locale de la réalité de Nungwi.
La perception est, selon le dictionnaire de la géographie et de l’espace des sociétés, une « activité à la fois sensorielle et cognitive par laquelle l’individu constitue sa représentation intérieure (son image mentale) du monde de son expérience » (LÉVY, LUSSAULT 2003 : 701).
Dupré (2006) nous explique que la perception est une vision partielle du monde réel, du fait des possibilités limitées de l’individu qui ne peut pas le voir dans son entièreté et sa complexité, dans laquelle interviennent le milieu culturel, économique et social du percevant. La perception est donc une vision et une représentation du réel créée par les individus en fonction de leur milieu, de leur espace géographique, mais également culturel et social, ainsi que par leur conscience individuelle. Les messages issus de ce processus agissent sur les actions qui à leur tour, ont des effets sur le monde réel (BAILLY 1977, in DUPRÉ 2006 : 54). La perception est décrite comme la « fonction par laquelle l’esprit se représente des objets en leur présence [alors que la] représentation permet d’évoquer des objets même si ceux-ci ne sont pas directement perceptibles » (AURAY ET AL. 1994 : 13-14, in ibid. : 55). La perception est la manière de voir quelque chose, la représentation est la manière de la concevoir, même en son absence. Et il faut considérer que ces processus, souvent appréhendés de manière individuelle,sont également fondamentalement sociaux. « A social representation is defined as a system of values, ideas, and practices regarding a given social object, as well as the elaboration of that object by a group for the purpose of communicating and behaving. Accordingly, it provides a given group with a shared social “reality” and “common consciousness” vis-à-vis a particular social object » (JASPAL ET AL. 2014 : 111). Ces éléments permettent aux individus de conceptualiser le réel avec des clés de lecture qui sont propres à leurs situations afin de donner du sens à leur réalité. Bien qu’ayant un caractère fortement psycho-social, cette approche n’est pas inconnue à la discipline géographique.
Géographie des représentations
« La géographie des représentations s’interroge sur le « world in the head », c’est-à-dire aux processus qui sous-tendent les comportements humains avec comme postulats principaux (Bailly, Raffestin, Reymond, 1980) : que la connaissance humaine est acquise à travers l’expérience temporelle, spatiale et sociale ; que les représentations et l’imaginaire renvoient à la genèse des connaissances ; qu’il existe une relation directe et indirecte entre ces représentations et les actions humaines. » (BAILLY 1985 : 198) Bailly mobilise le terme représentations plutôt que perceptions pour souligner l’importance de considérer le rôle de l’imaginaire et de la conceptualisation (ibid. 197). Ainsi, la notion d’imagination doit ici être comprise dans sa dimension géographique car les imaginaires participent à la construction des représentations, de l’espace, de la société et des concepts qui
y sont attachés. Cette approche permet de considérer que l’espace réel, physique, est investi de sens à travers un processus qui vient lier perceptions et représentations et qui construit, de ce fait, un rapport au monde et ses phénomènes qui est variable en fonction des individus et groupes sociaux. « Ainsi, s’éclairent les vision hétérogènes et sélectives de l’espace géographique, les positions que nous jugeons rationnelles ou irrationnelles, en tout cas divergentes, exprimées par des individus différents à propos d’un même phénomène » (DI MÉO 1990 : 163). La mobilisation des notions d’ « espace perçu » ou « espace représenté » permettent alors de saisir une partie de ce qui agit sur ce que l’on peut appeler l’ « espace vécu » (ibid.). C’est-à-dire que le rapport entretenu à l’espace par les perceptions et représentations que l’on s’en fait va ensuite avoir un impact sur la manière dont on va vivre cet espace, la manière plus concrète de l’appréhender.
Considérer cela induit qu’une compréhension du contexte local est centrale pour saisir ces dimensions en se concentrant sur un lieu particulier et sa population. Un lieu doit être compris en considérant les médiateurs qui y jouent un rôle ; « le sujet imagine l’espace à travers un processus de médiation : la représentation est sous-tendue par les grands médiateurs de nos sociétés et l’étude de l’imagerie facilite ainsi l’explication de l’implicite » (BAILLY 1985 : 200).
C’est ici que les dimensions culturelles et symboliques, politiques, historiques, économiques doivent être considérées pour saisir comment est vécu un espace spécifique, et comment sont appréhendés, par la population, ses changements environnementaux et leur conceptualisation.
Représentations et changements environnementaux
La question qui se pose plus particulièrement dans ce travail est, au-delà d’un rapport entretenu directement avec l’espace d’un lieu, celle d’un rapport entretenu, autour d’un lieu, à un concept qui agit sur l’espace et son quotidien. J’aborde donc la notion d’espace vécu en considérant que les représentations des individus influencent le rapport entretenu aux changements environnementaux qui ont lieu à Nungwi et permet d’explorer comment est vécu l’espace dans cette optique. C’est alors la représentation d’un élément conceptuel tel que le changement climatique qui est intéressante mais également la perception des changements environnementaux à l’œuvre dans une région définie, les deux étant intrinsèquement liés.
« Lorsqu’on parle de représentation du changement climatique, on considère les individus pris dans un contexte socioculturel donné (Guillemot, 2014). […] C’est une forme de connaissance socialement élaborée et partagée ayant une visée performative permettant la construction d’une réalité commune à l’ensemble social » (BONNEMAINS 2016 : 4). La réalité commune ainsi construite vient ensuite jouer un rôle sur la perception de l’espace, la façon dont on se représente les dynamiques à l’œuvre, les phénomènes environnementaux et leurs effets, et la façon dont on va concevoir l’agir dans un tel contexte. Tout l’intérêt est alors de se demander comment l’espace vécu à Nungwi, autour de ces représentations, peut susciter ou non une forme de migration comme manière de réagir aux effets des changements environnementaux.
CAPACITÉ D’ADAPTATION
La réaction, ou plutôt l’ajustement naturel ou social à ces changements environnementaux afin d’en réduire les répercussions et ce qu’on appelle l’adaptation (ZHANG, BAKAR 2017 : 112- 113). Que l’on considère la migration comme un succès ou un échec de cette dernière, il est intéressant de faire un détour théorique autour de la notion de capacité d’adaptation. Elle peut être définie comme « the “preconditions necessary to enable adaptation, including… the ability to mobilize these elements”. [It contends] that adaptive capacity must be activated or translated into action through social or biophysical triggers » (NELSON, ADGER, BROWN, in MORTREUX, BARNETT 2017 : 4). L’approche de Mortreux et Barnett tend à s’éloigner de la conception selon laquelle posséder certaines ressources induirait nécessairement certaines formes d’adaptation en appuyant que plusieurs éléments permettent d’expliquer de quelle manière la capacité est traduite et mobilisée en action. Les scientifiques soulignent l’importance des facteurs psycho-sociaux dans la capacité d’adaptation et, de ce fait, la nécessité de ne pas s’appuyer sur des modèles globaux mais sur une approche contextualisée (ibid.). De ce fait, ce qui m’intéresse n’est pas d’étudier de manière approfondie le potentiel d’adaptation de Nungwi mais d’explorer la prise en compte de certains facteurs psycho-sociaux et institutionnels pour considérer la manière dont une population répond aux modifications de son environnement et à ses effets. C’est également autour de la question des limites à l’adaptation que cette approche est intéressante. « Social limits arise through psycho-social processes related to what we perceive, know and value » (EVANS ET AL. 2016 : 3). Cette approche sert ainsi d’appui à la nécessité de s’intéresser aux perceptions et représentations des changements environnementaux pour pouvoir comprendre une partie des réponses que les gens mettent en place.
MIGRATIONS ENVIRONNEMENTALES
De nombreuses études se sont intéressées au lien entre mouvements migratoires et changements environnementaux et à leur rôle en tant que moyen d’adaptation car elle permettrait, par la circulation des personnes, des capitaux ou encore des savoirs, de développer la capacité d’action du lieu d’origine (la base de données CLIMIG, lien en bibliographie, rassemble différents travaux sur ces questions). De manière générale, cette littérature fait état de la complexité et de l’hétérogénéité de ce qu’on appelle les migrations « climatiques » ou « environnementales ». Dans un premier temps, parce que l’influence du climat est difficilement mesurable dans la considération globale des migrations. « There is truly no such thing as a climate or environmental migrant in the narrow sense of a migrant exclusively moving for environmental reasons. Except in extreme cases, population displacements are always the result of a multicausal relationship between environmental, political, economic, social, and cultural dimensions » (PIGUET 2010 : 517). Dans un deuxième temps, parce que, quand il y a migration en partie liée aux changements environnementaux, divers critères comme la distance (migrations internes ou internationales, par exemple), le temps (migration définitive ou temporaire) ou l’intentionnalité (migration volontaire ou forcée) doivent être considérés pour pouvoir étudier le phénomène. « Human mobility can take many different forms, both in space and time and with respect to the motivations involved. Mobilit can comprise temporal scales from hours to years, involve the crossing of spatial boundaries from residential to international » (GÖSSLING, SCHULTZ 2005 : 43). On peut donc mobiliser la définition très large de l’Organisation Mondiale pour les Migrations (OIM) pour comprendre ce que peuvent signifier les migrations environnementales ; « Les personnes ou groupes de personnes qui, essentiellement pour des raisons liées à un changement environnemental soudain ou progressif influant négativement sur leur vie ou leurs conditions de vie, sont contraintes de quitter leur foyer habituel ou le quittent de leur propre initiative, temporairement ou définitivement, et qui, de ce fait, se déplacent à l’intérieur de leur pays ou en sortent » (IONESCO, MOKHNACHEVA, GEMENNE 2016 : 13).
Considérant cela, une compréhension locale et contextualisée d’un tel phénomène est nécessaire, chaque cas devant être analysé en regard de ses spécificités. Cette nécessité découle également du fait que « environmental trends and changes can stimulate both migration and non-migration » (KELMAN ET AL. 2019 : 286). N’oublions pas que toute pression environnementale n’induit pas forcément le mouvement, et ce, que cette immobilité soit volontaire ou forcée. Cet élément doit être considéré, notamment dans un contexte insulaire, représenté comme étant le principal pôle d’émigration concernant le changement climatique. Kelman et al., dans ce registre, nous rappellent que les changements environnementaux à considérer varient en fonction des îles ; que la migration (émigration comme immigration, interne comme externe) fait souvent partie des dynamiques des populations insulaires et rend de ce fait difficile d’identifier le facteur environnemental dans la décision de migrer ; et que les personnes qui y vivent ont des ressources, des capacités et font des choix qui s’appuient sur leurs perspectives, perceptions et intérêts (ibid. : 287).
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Table des matières
Remerciements
Résumé
Liste des tables et figures
PREMIÈRE PARTIE
INTRODUCTION ET PROBLÉMATIQUE
Introduction
Questions de recherche
DEUXIÈME PARTIE
CONTEXTE THÉORIQUE
Concepts mobilisés
Changements environnementaux
Perceptions et représentations
Géographie des représentations
Représentations et changements environnementaux
Capacité d’adaptation
Migrations environnementales
Perceptions, représentations et migrations environnementales
TROISIÈME PARTIE
MÉTHODOLOGIE
Outils méthodologiques
L’entretien
L’observation
Carnet de terrain
Méthode d’analyse
Terrain et récolte de données
Échantillonnage
Présentation des données
Réflexions éthiques et positionnement
Consentement éclairé et anonymat
Position de chercheuse
Limites méthodologiques
QUATRIÈME PARTIE
PRÉSENTATION DU CONTEXTE : ZANZIBAR
Géographie
Géologie
Climat
Histoire
Empire commercial et sultanat omanais
Période coloniale britannique
Indépendance et Union
Politique
Migration
Nungwi
Labayka
Changements environnementaux
Montée des eaux et salinisation
L’eau douce
Variations des pluies et saisonnalité
Augmentation des températures
Réchauffement des eaux
Augmentation de la force des vents
Densité et déforestation
Effets socio-économiques
Tourisme
Projets d’adaptation
Conclusion intermédiaire
CINQUIÈME PARTIE
REPRÉSENTATIONS DES CHANGEMENTS ENVIRONNEMENTAUX ET MIGRATIONS
Discours et représentations des changements environnementaux
Dissociation entre connaissances générales et expérience personnelle
Dissociation des effets physiques et socio-économiques
Assimilation des changements climatiques et de l’activité humaine
Perception du risque, de l’avenir et des moyens d’adaptation
Conclusion intermédiaire
Nungwi : le contexte local comme élément explicatif
Sensibilisation : le rôle de Labayka
Intangibilité conceptuelle
Transmission des informations
Rapport au gouvernement
Division politique
Vision du développement
Enjeux du tourisme
Caractéristiques sociales
Facteurs culturels, religieux et identitaires
Pauvreté
Rapport à l’environnement
Critères socio-démographiques et activités économiques
Attachement au lieu
Conclusion intermédiaire
Capacité d’adaptation et migrations
Comprendre la capacité d’adaptation locale
Représentations de la mobilité
Migrations environnementales à Nungwi
Conclusion intermédiaire
SIXIÈME PARTIE
CONCLUSION
Synthèse et remarques conclusives
Ouvertures
Bibliographie
Liens internet
Annexes
1. Grille d’entretien pour expert·e·s et gouvernement
2. Grille d’entretien pour la population
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