« Ville durable », « technologies vertes », « nouvelle écologie », « smart city » : tels sont, entre autres, les termes habituellement employés pour qualifier le phénomène de mondialisation des systèmes de vélos en libre-service (VLS). Appréciés pour leur caractère respectueux de l’environnement, ces systèmes sont devenus incontournables pour les villes désireuses de s’inscrire dans ce que l’on nomme la « culture verte » et l’ère de la « nouvelle mobilité ». Ils s’étendent aujourd’hui dans plus de 110 villes dans le monde entier (Vienne, Berlin, Bruxelles, Séville, Dublin, Barcelone, Paris, Rome, Rio de Janeiro, etc.). Buenos Aires et Londres ont été les dernières métropoles à mettre en place un programme de ce type, et des projets dans la même veine sont attendus dans des villes comme New York et Sydney. Les multinationales JCDecaux et Clear Channel, expertes en mobilier urbain, dominent le marché du VLS dans le monde, ayant professionnalisé l’exploitation de ce type de systèmes. Ces technologies reposent sur le principe de stations fixes réparties dans divers lieux de la ville, dans lesquelles les usagers peuvent prendre ou laisser les vélos grâce à une carte d’abonnement « intelligente », rechargeable et/ou liée à leur compte en banque. Ces technologies permettent ainsi de rendre l’usage du vélo moins privé, plus partagé, et plus accessible collectivement.
La mondialisation de ces systèmes s’explique, dans une large mesure, par le relatif consensus qui existe quant aux effets positifs qui y sont associés, et à leur contribution à la construction d’un environnement urbain plus propre (Commission européenne, 1999 ; Pressicaud, 2009 ; Mitchell et Casalegno, 2008 ; Dennis et Urry, 2009 ; Amar, 2010). Ceci repose sur l’argumentaire selon lequel, au-delà des bénéfices pour la santé (réduction des maladies liées à l’obésité), pour l’environnement (diminution des émissions de CO2 et de la pollution acoustique), pour la planification urbaine (réduction de la congestion et extension urbaine, moindres coûts de maintenance des voies publiques) et pour le tourisme (attractivité pour les visiteurs de la ville), l’expansion du concept de vélos publics apparaît comme une alternative à la culture « automobilisée », fondée sur l’usage de combustibles fossiles et l’extension du tissu urbain (Dennis et Urry, 2009) .
Parmi les expérimentations de VLS dans le monde, le système Vélib’, inauguré dans la ville de Paris en 2007, constitue le programme de vélos publics le plus important existant, avec 1 800 stations et plus de 20 600 vélos. Cette infrastructure de transport a été présentée par ses promoteurs comme l’une des mesures urbaines les plus importantes de ces dernières années à Paris, créée pour encourager une mobilité plus écologique et venant en complément des transports en commun.
Controverse et infrastructures de mobilité
S’agissant de l’analyse d’une technologie urbaine, notre travail participe d’un champ de recherche visant à analyser les infrastructures urbaines. Ce champ est aujourd’hui majoritairement structuré par deux approches distinctes. Tout d’abord, un ensemble de travaux porte sur l’exploration des aspects politiques des infrastructures et organisations urbaines (Harvey, 1989 ; Aibar et Bijker, 1997 ; Graham et Marvin, 2003 ; Coutard, Hanley et Zimmerman, 2005). Afin de dépasser l’idée selon laquelle le développement d’infrastructures urbaines est autonome et indépendant des influences extérieures, ces perspectives tentent de mettre en évidence les propriétés politiques inhérentes à ces technologies. Un exemple assez représentatif de ce courant serait le travail de Graham et Marvin (2003), qui défend la thèse selon laquelle les infrastructures urbaines modernes sont de plus en plus étroitement liées à des critères politiques « néolibéraux » relatifs à la manière de gérer et gouverner la ville. Ainsi, les villes deviennent des lieux privilégiés de la « gestion capitaliste », incorporant toujours plus d’acteurs privés dans la prise de décisions urbaines et multipliant les partenariats public-privé (Harvey, 1989). Nous pouvons par exemple citer les travaux d’Aibar et Bijker (1997) sur le rôle des normes et des valeurs politiques dans la conception et la construction du Plan Cerdà pour le district de l’Ensanche à Barcelone. Certains auteurs ont même parlé d’une dynamique de « néo-libéralisation de l’espace urbain » (Peck et Tickell, 2002), en référence aux connexions entre les processus de néolibéralisation et les transformations urbaines. Ils abordent la manière avec laquelle la « doctrine néolibérale » est opérationnalisée concrètement à travers différentes formes de projets urbains fondés sur la suprématie du marché dérégulé (p. 388).
Parmi les études des infrastructures urbaines, un second ensemble de travaux porte sur le mobility turn, notion qui regroupe des recherches diverses, partageant la thèse de l’entrée dans une ère de mobilité généralisée. S’attachant à dépasser les analyses statiques (Urry, 2000), ces travaux s’intéressent à la compréhension du type de réalités émanant de l’interaction avec les nouvelles infrastructures urbaines. L’ouvrage de compilation de Sheller et Urry, Mobile Technologies of the City (2006), présente un exemple de ce type d’approches. Prenant le cas de technologies de différentes villes (Hong-Kong, Vienne, Paris, etc.), les auteurs signalent que leur intérêt est d’étudier empiriquement le concept de liquid modernity de Zygmunt Baumman, en observant la manière dont les technologies mobiles s’imbriquent dans la vie quotidienne des individus (Sheller and Urry, 2006:3). Il est possible également de situer dans cette perspective le travail de Georges Amar (2010), qui définit le paradigme de mobilité en tant qu’il est fondé sur la « personne mobile, multimodale et communicante, co-conceptrice et coproductrice de sa propre mobilité » (Amar, 2010:17). L’auteur se réfère au dispositif Vélib’ en tant qu’exemple de technologie conçue dans ce nouveau paradigme. Dans cette même ligne, certains chercheurs voient dans l’expansion de ce type d’infrastructures de VLS l’opérationnalisation de la volonté de transiter vers un « post-car system », en constituant des alternatives de mobilité qui supposent des émissions de carbone faibles, une redéfinition de la vie urbaine et des formes différentes d’habiter et de partager le déplacement dans la ville (Dennis et Urry, 2009). Ces services « intelligents », qui comprennent également les systèmes de car-sharing, ne produiraient pas seulement une transition vers des environnements urbains plus écologiques, mais aussi une transition, au plan économique, partant de services urbains fondés sur la propriété ou la possession, vers des services centrés sur l’accès. Il s’agit d’un accès géré par des entreprises spécialisées, en charge de la location, la régulation, la maintenance et le recyclage des technologies (p. 97). Les auteurs qualifient ces dispositifs de VLS d’expérimentations d’innovation disruptive, car ils constituent des projets dont on ne connaît pas avec certitude les résultats qu’ils peuvent produire à long terme (p. 94). Les disrputive innovations représentent des expériences qui s’inscrivent dans ce que Dennis et Urry appellent la « post-automobility culture », qui nécessite non seulement des « nouvelles technologies », mais aussi de larges formes d’innovation, incluant des acteurs capables d’expérimenter avec des nouveaux modèles commerciaux, de nouvelles formes d’organisation et des nouvelles conceptions de l’environnement et de la ville (p. 107).
Mais plutôt que d’adopter l’une des deux approches mentionnées ci-dessus comme modèle explicatif pour comprendre le programme de vélos en libre-service, nous essaierons de montrer que ces deux démarches (notamment le mobility turn) se reflètent, indirectement, dans la manière dont le débat associé au projet s’est déroulé. À la manière de certains travaux (Callon, 1999 ; Mondada, 2000, Law and Urry, 2011), nous souhaitons observer, à travers le récit de l’histoire du Vélib’, la façon dont s’imbrique ou se performe le discours académique sur les infrastructures urbaines et l’histoire du système. Ces auteurs s’accordent effectivement à signaler la manière dont les faits scientifiques, les discours et les théories, non seulement circulent dans le monde académique, mais aussi agissent sur le monde qu’ils décrivent, assemblant des réalités plus ou moins durables. Ce point nous semble central pour notre exploration pragmatiste du récit des origines du programme : nous ne considérerons donc pas l’expérimentation de VLS et l’espace parisien comme des catégories stables, mais bien comme le résultat d’une action compositionnelle pour laquelle se définissent différents types d’objets, associations, représentations et agents.
Nous mettrons donc en évidence le travail effectué par les écologistes (et leurs sympathisants militants du vélo) pour politiser la nouvelle technologie de transport et les catégories qui lui sont associées, face à une autre forme de politique défendue par les promoteurs du service. Via la restitution des justifications (Boltanski et Thévenot, 1991) et opérations matérielles qui ont permis de donner vie à la technologie de VLS, nous montrerons que la genèse du Vélib’ a été marquée par la confrontation politique et morale entre différentes propositions sur le caractère durable et écologique du nouveau système. L’hypothèse ici esquissée serait que la stabilisation du projet – et sa « grandeur écologique » (Lafaye et Thévenot, 1997) – est le résultat d’un travail de ses promoteurs pour faire de la nouvelle technologie un objet incontournable et nécessaire au développement durable de Paris, parvenant à neutraliser et internaliser les critiques émises par les opposants au projet.
S’appuyant sur une méthodologie d’étude des controverses (Callon, 1981a ; Barthe, 2010 ; Remy, 2010 ; Lemieux, 2007 ; Yaneva, 2012), nous chercherons dans ce chapitre à situer les origines du Vélib’, à travers l’examen de certaines de phases de définition matérielle et politique du projet. En particulier, nous analyserons les controverses liées aux différentes propositions « écologiques » qui sont nées au moment de la conception du projet, principalement entre les membres du parti des Verts (qui ont formulé un certain nombre de critiques qu’on qualifiera d’« éco-critiques ») et les promoteurs du service. En effet, les travaux s’inscrivant dans le champ de la sociologie des sciences et des techniques ont démontré que les instances de controverses sont particulièrement propices à l’analyse de la manière dont certaines options technologiques (Callon, 1981 ; Akrich, 1987 ; Pinch et Bijker, 1987) scientifiques (Latour 2001) ou d’infrastructure (Graber, 2009) l’emportent sur d’autres. Cette méthodologie d’étude des controverses nous semble ainsi pertinente pour décrire le processus de « flexibilité interprétative » qu’a suscité l’artefact de transport, et les éléments mis en jeu pour établir une vision « publique » de l’écologie.
Premiers pas de l’élaboration du projet Vélib’
L’effet Vélo’v sur Paris
Le projet d’installation d’un système de vélos publics à Paris apparaît fin 2005, après la constatation du grand succès remporté par l’expérience lyonnais, le premier système de VLS à grande échelle en France, baptisé Vélo’v. Mis en place en 2005 par l’entreprise JCDecaux, sous la modalité contractuelle d’un couplage vélos en libre-service/gestion de parts publicitaires, le dispositif avait remporté une extraordinaire adhésion en un an de fonctionnement, avec plus de 4 millions de locations et plus 60 000 abonnés. Lyon passait ainsi du statut de ville peu reconnue pour l’usage du vélo, à celui de ville enviée par tout le monde pour son nouveau système de vélo urbain, signe de modernité et icône du ‘développement durable’. Dans un reportage du quotidien Libération, un journaliste soutenait la nouvelle technologie de transport aurait eu « un succès phénoménal auquel ni les élus, ni Jean-Claude Decaux ne s’attendaient » (Geraud, 2007) .
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Table des matières
Introduction générale
Prélude à la problématique : le Vélib’, de l’objet de transport à l’objet de musée
Problématique
Des « études de laboratoire » à la « ville comme laboratoire »
Approche
Méthode et matériaux empiriques
Cinq « couches »
Chapitre I Mettre l’ecologie en mouvement. Les controverses aux origines du projet Vélib’.
1.1. Introduction
1.2. Controverse et infrastructures de mobilité
1.2. Premiers pas de l’élaboration du projet Vélib’
1.2.1. L’effet Vélo’v sur Paris.
1.2.2. La Mission vélos en libre‐service à Paris
1.3. De quoi Vélib’ est‐il le nom ?
1.3.1. Un marché expérimental pour Paris : « vélos contre publicité »
1.3.2. L’écologie comme instrument de privatisation de l’espace public
1.3.3. Le vélo comme promoteur du marché publicitaire
1.3.4. Vélib’ : un aménagement cyclable ?
1.4. La neutralisation des éco‐critiques
1.5. Deux conceptions de l’écologie mises à l’épreuve
Conclusion du Chapitre I : L’inscription des discours urbains dans la ville, ou penser
l’écologie urbaine en termes d’assemblage
Chapitre II Faire circuler des vélos et des personnes
2.1. Introduction.
2.2. Politique et pratique de la maintenance
2.2.1. La maintenance du Vélib’ : « c’est le prestataire qui s’en occupe »
2.2.2. L’opération véhicule : comment gérer plus vite la maintenance ?
2.3. L’enquête sur les « pannes naturelles »
2.3.1. Qui sont les porte‐paroles des anomalies et comment les déterminer ?
2.3.2. Comment « rendre visible » l’invisibilité des pannes ?
2.3.3. Les agents en tant qu’explorateurs
2.3.4. Les agents de maintenance en tant qu’« oreilles des stations et des vélos »
2.3.5. Maintenir les usagers
2.4. L’enquête sur les pannes « sociales »
2.4.1. Observer et comprendre le comportement du vandalisme
2.4.2. La notion de non‐utilisateur
2.4.3. Les conséquences d’une grève pour le Vélib’
2.4.4. Les petits actes de transgression et les émotions publiques
2.4.5. Quand la nuit s’empare du Vélib’
Conclusion du Chapitre II : L’écologie urbaine comme lieu d’exploration
Chapitre III La dégradation du Vélib’ : la configuration d’un problème public
3.1. Introduction
3.1.1. Expliquer l’inattendu, mettre au jour des chaînes causales du vandalisme
3.1.2. Les objets du vandalisme
3.2. Préparer et tester l’espace Vélib’
3.2.1. Technologie de démonstration
3.2.2. Détour par l’histoire des « points d’attache »
3.2.3. Déplacement de responsabilité
3.3. Débordements
3.3.1. En quoi consiste la lame ?
3.3.2. Quand la lame d’accroche n’accroche pas.
3.3.3. Qu’est‐ce que la sécurité du Vélib’ ?
3.4. Explorer, représenter et reconfigurer le vandalisme
3.4.1. Le Vélib’ comme l’un des petits bijoux du mobilier urbain de Paris
3.4.2. Qu’est‐ce qu’un bon vélo ?
3.4.3. Les objets qui résistent
3.4.4. Renégocier et renforcer les composants
3.4.5. Coproduire
3.5. Les différents modes d’existence de la lame
3.5.1. « Je l’avais rendu mon vélo ! »
3.5.2. Mettre fin à l’existence de l’idée de vandalisme
3.5.3. Constitution et résistance des lames
5.5.4. La coexistence des lames
5.5.5. Savoir/action située de la lame
Conclusion du Chapitre III : La matérialité du vandalisme
Chapitre IV Régulation et gouvernance de l’écologie urbaine du Vélib
Conclusion générale
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