Mettre le web social au service des marques

LES FONDEMENTS D’UNE NOUVELLE FORME DE COMMUNICATION DE MARQUE 

Le 10 novembre 2012, la marque française de grande distribution Monoprix publie sur sa page Facebook l’image d’un flacon de shampoing sur l’étiquette duquel est écrit « La communauté prend du volume », accompagnée de la phrase « 400 000 fans. Merci à tous. » Cette publication récolte 3 200 mentions « J’aime » (like), est partagée plus de cent fois par des utilisateurs de Facebook, et reçoit soixante commentaires dans les jours qui suivent. Le visuel a été élaboré selon toute vraisemblance par une agence conseil en communication, et la rédaction du texte a mobilisé des professionnels de la publicité, tels qu’un concepteurrédacteur et un graphiste. La mise en ligne quant à elle, ainsi que la réponse à un certain nombre de commentaires publiés par des internautes, est le fait du community manager de la marque. Mais que recouvre cette gratitude publiquement exprimée par une entreprise à l’égard de ses « fans » numériques agrégés en « communauté » ? Quels enjeux sont rattachés à la production et à la mise en visibilité de ce type de métriques ? De quelle forme de communauté est-il question sur les espaces de marque du « web 2.0 » ?

Cette thèse vise précisément à comprendre ce qu’est le travail d’animation de communautés de marque en ligne, ainsi qu’il est effectué en France depuis un peu moins d’une dizaine d’années par les acteurs qui en font profession en revendiquant un savoir-faire particulier en matière de prise de parole et de gestion des interactions en ligne. Elle entreprend de décrire l’activité de développement de relations entre les organisations et leurs publics au moyen des plateformes numériques du web dit « social » (ou « participatif »), couramment qualifiées de médias sociaux , dans un contexte marqué par le renforcement du discours sur le « virage numérique » que les entreprises, mais aussi les administrations – jusqu’au sommet du gouvernement – sont appelées à amorcer sous peine de perdre le contact avec leurs clients et usagers. Quelle est alors cette nouvelle forme d’intermédiation dont les community managers (abrégés CM par la suite) sont devenus les opérateurs ? Que performe-t elle dans les organisations à mesure qu’elle s’y déploie ? Est-elle susceptible de s’imposer durablement en tant que modalité de construction et de gestion du lien entre entreprises et marchés ?

En s’intéressant à ces questions, cette recherche souhaite proposer une analyse pragmatique de la domestication du web social par les entreprises, au moyen d’une étude rigoureuse des promesses du community management de marque et de leur mise en pratique. Pour ce faire, je m’attache à étudier le travail des individus dont la mission consiste à interagir sur et avec des collectifs d’internautes, mais aussi des usagers individuels d’Internet, pour le compte de diverses organisations. Je montrerai ainsi que le community management, théorisé pour partie par une doctrine très élaborée, n’existe cependant très largement qu’à travers sa pratique. L’activité des CM est en effet sujette à un certain nombre de tensions qui mettent à l’épreuve et permettent de reconsidérer les discours génériques sur l’usage du numérique par les organisations à des fins de contrôle du comportement des clientèles.

Internet, le terreau fertile d’un remodelage publicitaire 

L’engouement des annonceurs pour le web social procède de la rencontre de deux tendances opposées, qui s’articulent autour de la notion de communauté en ligne. D’un côté, la publicité et le marketing connaissent depuis les années 1980 une crise d’image qui se renforce avec Internet et se traduit par un rejet plus ou moins marqué des contenus publicitaires de la part des internautes. Ce rejet se mesure notamment par les taux de clics extrêmement bas sur les bannières publicitaires, et par les très nombreux échanges d’avis en ligne au sujet des produits consommés . D’un autre côté, les échanges d’informations et de contenus entre internautes sont associés aux valeurs de l’horizontalité, de l’authenticité et de la spontanéité, en opposition directe au discours vertical (top-down) et à sens unique des entreprises. C’est en quête d’une « nouvelle publicité », et plus largement d’une nouvelle forme de relation aux internautes, que les entreprises ont commencé à coloniser la Toile.

D’après le cabinet PricewaterhouseCoopers (PwC), les investissements publicitaires en ligne, freinés momentanément au tout début des années 2000 par l’éclatement de la bulle Internet, reprennent massivement dès 2002, et atteignent 10,5 milliards de dollars au niveau mondial en 2003. En France, au même moment, les annonceurs dépensent quelque 464 millions d’euros sur Internet, selon TNS Media Intelligence, soit 50 % de plus qu’en 2002. Dix ans plus tard, en 2014, le marché mondial de la publicité en ligne pèse 145 milliards de dollars en matière d’investissements, ce qui correspond à 26 % des dépenses publicitaires globales. Les investissements sur les médias sociaux atteignent quant à eux la somme de 17,7 milliards de dollars, soit 12% du total des dépenses en ligne . La tendance est relativement comparable en France, toutes proportions gardées. L’Observatoire de l’e-publicité, mené depuis 2008 par PwC pour le Syndicat des régies Internet (SRI), en partenariat avec l’Union des entreprises de conseil et achat média (Udecam), indique que le marché français de la publicité numérique pèse 3 milliards d’euros en 2014, Internet devenant cette année-là « le 2e média investi » par les annonceurs, derrière la télévision. Les dépenses en ligne des annonceurs français représentent désormais 25 % de la totalité des investissements média. Sur les médias sociaux, la publicité est également en pleine croissance, et atteint 7 % des dépenses numériques globales . C’est que la publicité s’est bel et bien transformée à mesure qu’elle a envahi le web. Le format vidéo, la publicité sur mobile et le native advertising, soit un message publicitaire intégré au contenu éditorial, ont particulièrement contribué à favoriser une forme d’acceptation des contenus de marque en ligne, manifestée par leur partage massif de la part des internautes, et par des temps de visionnage en hausse.

La mobilisation des outils du web social par les entreprises est intimement associée à ce renouveau des formats publicitaires. Sur Facebook, l’apparition des pages de marque est concomitante du développement d’un modèle publicitaire, fournissant aux annonceurs la possibilité de promouvoir financièrement leurs contenus pour en améliorer la visibilité et, partant, la diffusion par leurs « fans ». Le lancement des fan pages , fin 2007, est largement salué par la presse économique. L’hebdomadaire américain BusinessWeek y voit une « nouvelle ère pour la publicité » , tandis que The Wall Street Journal présente Facebook comme « l’ami du marketer » , auquel la plateforme offre de nouvelles possibilités de « cultiver des relations avec les clients», ainsi que des modalités innovantes d’achat d’espace à l’intention d’une audience ciblée. Twitter suit progressivement le même mouvement, en introduisant en 2010 les tweets « sponsorisés » (promoted tweets), permettant aux annonceurs de procéder à un achat de mots-clés, à l’image des AdWords de Google. L’entrée en Bourse de Facebook en mai 2012, sur une valorisation record de 104 milliards de dollars, qui s’accompagne d’un enrichissement conséquent des solutions publicitaires, cimente le caractère incontournable de la plateforme. Le fondateur et CEO du mastodonte du web social, Mark Zuckerberg, annonce fièrement au mois d’octobre 2012 le chiffre d’un milliard d’utilisateurs actifs de son service. Portée par l’essor de la publicité sur mobile, la plateforme devient en 2013 le deuxième support publicitaire en ligne, derrière Google mais devant Yahoo!, et occupe une place de choix parmi les géants de l’économie numérique regroupés sous l’acronyme GAFA (Google, Apple, Facebook, Amazon), dont la valorisation boursière dépasse en 2015 celle du CAC40 .

En matière de présence des entreprises sur le web social, le Global Social Media Check-Up mené par l’agence internationale Burson-Marsteller indique qu’en 2012, 82 % des plus grandes firmes du monde possèdent un compte Twitter, et 74 % une page Facebook (contre respectivement 65 % et 54 % en 2010). Dans le cas de la France, l’enquête de l’Institut national de la statistique et des études économiques (INSEE) sur les TIC et le commerce électronique révèle qu’en 2013, 65 % des entreprises d’au moins 10 personnes disposent d’un site Internet ou d’une page d’accueil web, et que 20 % d’entre elles possèdent un compte sur au moins un média social. Cet usage est deux fois plus fréquent (43 %) au sein des sociétés d’au moins 250 personnes. Les principales raisons invoquées à cette présence sont le développement de l’image de marque (84 %) et la prise en compte des avis des clients (58 %) . Enfin, le baromètre « Des médias sociaux au Social Business », publié en 2014 par l’agence de communication Idaos, basé sur les réponses de près de 200 dirigeants français de PME et de grandes entreprises, affirme que « les entreprises misent de plus en plus sur le marketing par les médias sociaux », tout en pointant du doigt un « fossé entre l’ambition et l’organisation [interne] » . De fait, si la notion de « Social Media Marketing » est sur toutes les lèvres depuis une demi douzaine d’années, sa mise en œuvre ne va pas sans bousculer les routines organisationnelles des entreprises. Les appels au dialogue avec les internautes organisés en « communautés », qui se diffusent en France dans la presse spécialisée du marketing à partir de 2008-2009, pointent par ailleurs du doigt une acception inédite de l’épithète communautaire.

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Table des matières

INTRODUCTION GENERALE
Les fondements d’une nouvelle forme de communication de marque
Internet, le terreau fertile d’un remodelage publicitaire
Des entreprises appelées à séduire les communautés
Les habits neufs de l’intermédiation marchande
L’ontologie de la communauté de marque écartelée entre deux discours
Une sociologie pragmatique du community management de marque
Explorer les médiations sociotechniques de l’activité
De la difficulté de saisir un objet en pleine course
Parcourir scènes et coulisses de l’animation communautaire
Organisation du texte
PREMIERE PARTIE. GENESE ET PROFESSIONNALISATION DU COMMUNITY MANAGEMENT DE MARQUE
CHAPITRE 1. PRENDRE EN MAIN UNE COMMUNAUTE DE MARQUE SUR FACEBOOK
1. Aux prises avec un travail de routinisation de l’animation communautaire
1.1. Pousser la porte de l’agence
1.2. Un contexte sociotechnique contraignant
2. L’indispensable sensibilisation du client aux « codes » du web social
2.1. Les balbutiements d’une présence numérique « sociale »
2.2. L’obstacle de l’incompréhension du client
2.3. (Ré)apprivoiser le client pour stabiliser le travail de l’agence
3. Les appuis matériels de l’animation d’une page de marque
3.1. Classifier les publications pour mieux les planifier
3.2. Le planning Excel, support central de la routinisation des tâches
3.3. Des outils de programmation au service de la planification de l’activité
4. L’enjeu de la typification de fractions d’audience
4.1. Séparer le bon fan de l’ivraie des opportunistes
4.2. Une qualification des publics fondée sur l’expérience
4.3. L’effort de valorisation des interactions positives
Conclusion du chapitre
CHAPITRE 2. DE L’IDEE DU COMMUNITY MANAGEMENT A LA FIGURE DU COMMUNITY MANAGER DE MARQUE
1. Quand la marque devient conversationnelle
1.1. Retrouver la sympathie et la confiance des consommateurs, un enjeu de communication
1.2. Personnalisation de la relation et expérience de marque, ressorts de la fidélisation
1.3. Les visages changeants de la communauté en ligne
2. « Engage or Die » : les entrepreneurs du community management de marque
2.1. Il faut être transparent et parler d’une voix humaine
2.2. … Pour tirer profit du phénomène participatif
2.3. « Conversations are marketing » : le mot d’ordre de l’engagement
3. Une figure professionnelle paradoxale
3.1. L’ébauche d’un cahier des charges du community manager
3.2. Le community manager à l’épreuve de l’organisation
3.3. Du lien social sous la loupe du marketing
Conclusion du chapitre
CHAPITRE 3. L’ESPACE DE PRATIQUES FLUCTUANT DU COMMUNITY MANAGEMENT EN FRANCE
1. Du schéma des relations publiques à la logique de la relation client « communautaire »
1.1. Ambivalence d’un community management « Made in France »
1.2. La « prise de pouvoir » des consommateurs connectés, ou l’impératif du dialogue
1.3. La prééminence de la figure de l’animateur de comptes de marque
2. Un marketing « plus humain » ?
2.1. Extension du domaine du marketing conversationnel
2.2. « Socialiser la relation client » ou « vendre sans en avoir l’air » ?
Conclusion du chapitre
CHAPITRE 4. VERS UN ESPACE PROFESSIONNEL DE L’ANIMATION COMMUNAUTAIRE DE MARQUE
1. L’animation communautaire, une professionnalité sans profession ?
1.1. D’une « génération » de community managers à l’autre
1.2. Du forum aux espaces de marque, les métamorphoses de la dynamique communautaire en ligne
1.3. Diplômer les community managers, un axe de professionnalisation contesté
2. Le community management au sein du marché polarisé du social media marketing
2.1. L’« orientation contenu », ou la nécessité de revoir la mise en scène de l’offre
2.2. L’indispensable spécialisation des agences
2.3. Au-delà des agences
2.4. Quel espace des carrières pour les community managers ?
2.5. L’animation de comptes de marques, un segment professionnel en quête de stabilité technique
Conclusion du chapitre
Conclusion de la première partie
DEUXIEME PARTIE. FAIRE DU COMMUNITY MANAGEMENT, DE LA PRESCRIPTION AUX USAGES
CHAPITRE 5. LE COMMUNITY MANAGER AUX PRISES AVEC UNE « COMMUNAUTE » DE FANS
1. Vous avez dit « communauté » ?
1.1. De l’absence de conversation publique entre les fans
1.2. Une « communauté » performée par les métriques de la plateforme
1.3. Opportunisme et « slacktivisme », ou l’inconstance des fans de marque
2. Des stratégies éditoriales destinées à maximiser l’engagement des fans
2.1. Jouer sur l’émotion : les ficelles du secteur automobile
2.2. Dévoiler les coulisses de l’organisation
2.3. Une actualité médiatique retravaillée aux couleurs de la marque
2.4. Les mascottes aux commandes de la page
2.5. De la mise à distance des prescriptions comme affirmation de professionnalité
3. Entre communauté dormante et audience active
3.1. Payer pour exister : la nouvelle donne de la « chute du reach »
3.2. D’une plateforme communautaire à un canal de diffusion promotionnelle : Facebook comme média
Conclusion du chapitre
CHAPITRE 6. LE COMMUNITY MANAGER DEPOSSEDE DE LA COMMUNAUTE ?
La relation client sous le régime de la visibilité et de l’urgence
1. Quand le client s’impose et proteste
1.1. La numérisation du service client à l’aune de son humanisation
1.2. Transparence et sens du dialogue : un apprentissage par la communication de crise
1.3. Adaptation et spécialisation des canaux numériques
2. Calmer le râleur : quelques principes de l’adaptation à l’expressivité
2.1. Cadrage et modération de l’échange
2.2. Satisfaire le râleur pour en faire un ambassadeur : une question d’énonciation
2.3. Les écueils de la standardisation des échanges et du trop-plein de familiarité
3. Un territoire professionnel contesté
3.1. L’essor des webconseillers : une nouvelle division du travail relationnel
3.2. Le rôle d’intermédiation menacé du community manager
3.3. Une nouvelle forme de communauté par la mise au travail des clients connectés
Conclusion du chapitre
CHAPITRE 7. LA COMMUNICATION « SOCIALE » AVALEE PAR LE MARCHE
1. « Les médias sociaux ne sont pas un canal de vente »
1.1. C’est pour mieux te servir, mon client
1.2. Le fan, un client en puissance ?
1.3. L’impératif de l’inscription des fans dans une base de données
1.4. Le défi contemporain du CRM « total »
2. « Le Social CRM, c’est le direct marketing 2.0 »
2.1. La construction algorithmique d’une rhétorique publicitaire innovante
2.2. Centres d’intérêt et comportements : la fabrication d’un nouvel usage des données « sociales »
2.3. Qu’importe le fan, pourvu qu’on ait le prospect : le retour en force du discours marchand
2.4. Et le community management, dans tout ça ?
2.5. Des « animateurs de communautés » privés de leurs principales prises
Conclusion du chapitre
Conclusion de la deuxième partie
TROISIEME PARTIE. LE COMMUNITY MANAGEMENT FACE A SES PRESCRIPTEURS
CHAPITRE 8. DE L’EVANGELISATION DES PRESCRIPTEURS A LA « DIGITALISATION » DES ORGANISATIONS
1. Des acteurs à la recherche de prises sur les organisations
1.1. Évaluer les prescripteurs de l’activité : une typification en termes de maturité
1.2. Un « devoir » professionnel unanimement partagé
1.3. Internaliser pour mieux piloter : le passage chez l’annonceur comme promotion ?
1.4. Un transfert de connaissance au service du partage des représentations
2. Produire des comptes rendus qui permettent de (se) rendre compte
2.1. L’incommensurabilité de l’activité des fans, ou l’épineuse question du retour sur investissement
2.2. Bricoler avec les métriques du web social : l’exemple du taux d’engagement
2.3. Dé-financiariser le retour sur investissement de la communication « sociale » ?
2.4. Chiffrer (l’activité) n’est pas déchiffrer (sa valeur)
3. Le community manager sur le chantier de la « digitalisation » des entreprises
3.1. La « socialisation » de la « culture d’entreprise », ou la distribution de la compétence communicationnelle
3.2. Une injonction à communiquer élargie à l’ensemble de l’organisation
3.3. … au prix d’une dilution du community management ?
Conclusion du chapitre
CHAPITRE 9. L’ESPRIT DU COMMUNITY MANAGEMENT, OU L’EFFORT DE CONSTITUTION D’UNE DEONTOLOGIE PROFESSIONNELLE
1. Défense et illustration de la dynamique communautaire
1.1. « Ce n’est pas la taille qui compte ! » : les prémices d’une déontologie professionnelle
1.2. Engagez-les, qu’ils disaient
1.3. En quête d’audience gratuite, ou comment sauvegarder la promesse du Social Media Marketing
2. Bonnes et mauvaises pratiques, une frontière ténue
2.1. L’enjeu de l’authenticité de la parole de marque
2.2. Le prix de l’engagement, ou comment attirer sans racoler
3. Au cœur du microcosme du community management
3.1. De la crise d’image à la crise d’identité
3.2. La menace de l’épuisement professionnel
Conclusion du chapitre
Conclusion de la troisième partie
CONCLUSION GENERALE

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