Méthodologie d’enquête et contextualisation du fait musulman

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Géographie et religions : d’un rapport ambigu à l’engouement actuel

Les liens entre l’espace et le religieux n’ont pas été traités d’emblée par la géographie et c’est ce que montrent Patrick Garcia et Michel Lussault dans le Dictionnaire de la Géographie et de l’espace des sociétés. Dans l’article « Espace et religion »21, on apprend que la religion a été dans la géographie classique » (1880-1950) un objet marginal. Les analyses se limitaient à une géographie religieuse qui consistait à étudier les inscriptions spatiales de la religion dans une approche déterministe des rapports nature/culture. Les auteurs prouvaient, par cet exemple, l’adaptation des sociétés au milieu et aux lois topographiques selon l’hypothèse du « possibilisme »22. La géographie vidalienne, éminemment matérialiste, n’abordait pas la religion comme fait social, elle ne pouvait donc pas participer à expliquer l’espace humain puisque celui-ci ne relevait du social que de manière anecdotique selon cette école de pensée. Paul Vidal de la Blache a donné selon Fabien Venon « un rôle éminent à la géographie dans la démystification du monde »23. S’il n’exclue pas le fait religieux de la géographie, il lui permet de promouvoir les valeurs de la République quant à la liberté religieuse. Dans une approche positiviste, la religion est un point de repère qui situe la société étudiée dans la marche du progrès ; et d’un point de vue géographique, le degré de complexité de la religion permet à Vidal de la Blache d’évaluer à quel point les sociétés prennent possession de leur milieu. Les auteurs P. Garcia et M. Lussault, expliquent la distance entre la géographie et le religieux par la lecture qu’en a fait Manfred Büttner24 dans son histoire de la géographie : ne pas aborder le religieux serait le corollaire de la formation de la discipline géographique moderne qui aurait trouvé sa nature scientifique dans le rejet du discours religieux. Le champ disciplinaire géographique de la fin du XIXème se trouve donc marqué par la propre histoire de la discipline – et de l’histoire des sciences en général – qui a relégué le religieux en principe négatif de ses propres définition et statut. La modernité cloisonnait les secteurs, et la science se définissait en faux par rapport au religieux.
Les années 1920 ont établi un tournant dans la manière de concevoir les rapports Homme/ Nature suite à l’approche culturelle de Carl O. Sauer. Avec son ouvrage The Morphology of landscape, le père fondateur de l’école de géographie culturelle américaine a inversé la logique déterministe des sociétés face leur environnement en proposant la notion de paysage culturel préalablement définie. Cette approche considérait dès lors le paysage comme une production culturelle et la religion comme un signe d’appartenance à une culture. La religion apparaissait donc comme une des manières d’informer le paysage. Dans cette perspective, l’accent était porté sur la dimension visible et matérielle du fait religieux, trait qui a trouvé une postérité abondante dans de nombreuses études. A la même époque, la sociologie de Max Weber, tout comme l’histoire, apportent une autre dimension : l’étude sociologique et symbolique de la religion montre ses répercutions sur les structures économiques et sociales. Sociologues et historiens étudient les grandes religions monothéistes, en particulier le christianisme occidental, par des dispositifs de production de la croyance, des rites et des pratiques. Le phénomène religieux sert dès lors de facteur explicatif dans bon nombre d’analyses sociales et politiques : la position du clergé lors de la Révolution française dans la structuration de la vie politique française est, par exemple, analysée par A. Siegfried (1949, 1964) ou encore le rôle de l’éthique protestante dans le développement du capitalisme dans l’Ethique protestante et l’esprit du capitalisme25 (1910-1920). L’objet religion est étudié par la sociologie dans le postulat d’une réduction de l’emprise de cette forme de production de sens et de liens sociaux face la progression de la rationalité moderne. Le désenchantement du monde est abordé en premier lieu par Max Weber (Entzauberung der Welt) qu’il décrit comme le déclin de la magie et des religions en tant que visions du monde productrices de sens. Il ajoute au constat de la montée de l’athéisme et de l’agnosticisme la crise de sens que produit ce déclin, ce que résume Catherine Colliot-Thélène par : « Le désenchantement du monde [dans l’esprit de Weber], ce n’est pas seulement la négation de l’interférence du surnaturel dans l’ici-bas, mais aussi : la vacance du sens26 ». Bien plus tard Marcel Gauchet, se saisit du thème de la sécularisation en étayant la notion de « désenchantement » (Gauchet, 1994 cité par P. Garcia).
La géographie des années 1950 ne bénéficie pas d’emblée des apports de la sociologie et de l’histoire, elle reste cantonnée à l’approche du religieux par le paysage dans l’objectif de cerner les caractéristiques durables et originales d’un espace. Deux ouvrages représentent le nouveau tournant des années 1950, autant pionniers qu’héritiers de la géographie classique, Géographie et religions de P. Deffontaines (1948 PUF) et Le monde islamique : essai de géographie religieuse de X. de Planhol (1957 PUF) reprennent à leur compte la recherche d’invariabilité et de durabilité dans le paysage et le déterminisme qui adjoint les sociétés à s’adapter à leur milieu. Pour autant, certains des chapitres abordent la question de la religion en ville et les auteurs se risquent à prendre de la distance quant à la relation déterministe des sociétés à leur milieu dans le cadre plus anthropisé et artificialisé de la ville. Cette décennie accueille un changement de paradigme en géographie notamment sous l’ampleur grandissante de cet objet géographique qu’est la ville : tout en gardant son héritage, la géographie passe d’une science exclusivement naturelle à une science sociale. Le fait religieux est alors abordé dans ses manifestations socio-spatiales.
Les nouvelles géographies des années 1960 ont abordé le religieux, mais en France, si la géographie du religieux est devenue un champ d’étude, elle n’a pas fait l’objet d’un groupement de chercheurs ou d’une véritable branche disciplinaire. Comme le note F. Dejean dans son intervention, il en est tout autrement en Allemagne où est apparue une véritable géographie des religions dont il existe une section « Arbeitskreis Religionsgeographie » au sein de la société de Géographie ; et aux Etats-Unis, où il existe au sein de l’Association des géographes américains une section « Geographies of religion and belief systems ». Les auteurs P. Garcia et M. Lussault notent que dans le monde anglo-saxon, les faits religieux ont participé de la géographie culturelle alors qu’en France ils ont été principalement inclus dans la géographie sociale. Selon F. Dejean, cette répartition traduisait le souci d’engagement politique présent chez l’une et chez l’autre dans les années 1970. Trois traits peuvent se distinguer dans cette approche sociale : une homogénéité et une unité dans les problématiques et méthodes employées, la constitution d’un groupe social composé de croyants et les lieux de pratiques comme pôles des espaces religieux , et une analyse des rapports entre l’adhésion religieuse particulière et l’insertion sociale globale dans le contexte d’une sortie des cadres sociaux traditionnels. Ces spécificités de l’approche sociale de la géographie du religieux n’ont pourtant pas cerné les nouvelles expressions du religieux et du sacré comme elles l’ont été par la géographie culturelle anglo-saxonne. Dans les années 1960-1970, cette dernière s’attachait à étudier la distribution de faits religieux dans le découpage des aires et régions culturelles : la dénomination des lieux a servi à préciser une géographie des cultures et leur espace d’extension dans l’héritage direct de la géographie culturelle de Carl O. Sauer et sa définition du paysage culturel. C’est dans la humanistic geography que des chercheurs se sont penchés sur la dimension spatiale de l’expérience religieuse : ont alors fleuri des études sur les liens entre la cosmologie et les visions du monde, sur les représentations de l’espace et des paysages ainsi que sur la conception de la nature et du milieu se trouvant au cœur de différentes cultures. En 1979, David Harvey avec son article « Monument and Myth27 » creuse, quant à lui, la dimension politique des bâtiments religieux notamment par l’analyse du Sacré-Cœur de Montmartre comme symbole de domination et instrument de pouvoir symptomatiques d’un retour de l’Eglise catholique, à la fois dans l’élaboration d’un projet de cohésion nationale après la défaite contre la Prusse mais aussi dans la reprise en main politique de l’ultraconservatisme catholique et des idéaux de restauration monarchiste après la période de la Commune de 1871.
La géographie culturelle française des années 1980 a bénéficié des apports des cultural studies dont Paul Claval s’est fait le passeur. Dans le n°2 de la revue Géographie et Cultures, Paul Claval signe un texte sur « Le thème de la religion dans les études géographiques » et consacre un développement sur les apports de la sociologie des religions à la géographie : Michel de Certeau (1974) s’est concentré sur les bricolages peu soucieux de l’orthodoxie et [qui ouvre la voie à] l’affirmation d’une société d’individus »28 et Danièle Hervieu-Léger a renchéri en 1999 avec le phénomène de recomposition du religieux sous forme groupale et/ou individuelle dans une distanciation grandissante avec l’institution héritée. Les champs d’étude des disciplines peuvent aussi se recouper comme le montre l’article de la sociologue Danièle Hervieu-Léger « Space and Religion : new approach to religious spaciality in Modernity »29.
Le tournant culturel des sciences sociales (1990-2000) a mis à jour de nouveaux champs d’étude Selon F. Dejean deux thèmes apparaissent : dans l’héritage de Foucault, les liens entre culture et pouvoir caractérisés par des relations de domination et de luttes (cultural wars), et l’étude de thèmes chers aux cultural studies comme l’identité, la communauté, les rapports local/global, etc. D’après l’article .
Dictionnaire de la géographie qui lui est dédié, depuis une vingtaine d’années, la géographie culturelle renouvelle ses thèmes de recherche notamment du fait du contexte de fortes migrations internationales, de multiples situations de multiculturalisme en métropoles où « le fait religieux devient un marqueur d’identité de plus en plus flagrant dans l’espace (à travers des lieux et des pratiques d’espaces publics et d’espaces privés, mais aussi à travers d’activités sociales, politiques et économiques explicitement référées à des appartenances religieuses) et revendiqué explicitement par des groupes ». La notion de visibilité, de revendication et de droit à la différence qu’impliquent les sociétés libérales et individualistes (au sens sociologique) font alors émerger de nouvelles approches. Frédéric Dejean les résume en quatre orientations actuelles : la relation entre mutations urbaines et mutations des pratiques religieuses, les spiritual mappings et territorial spirits comme moyen d’étudier les représentations spatiales et les imaginaires spatiaux, le statut du religieux dans l’espace public et finalement l’articulation entre l’identité religieuse locale et l’appartenance à des réseaux transnationaux. L’étude de ces nouveaux thèmes ne fait que refléter les évolutions actuelles du fait religieux qu’il est possible de caractériser à grands traits.

Religion et postmodernité : le fait religieux aujourd’hui

Etudier un phénomène qui a trait au religieux, ici le phénomène de lieux de culte musulmans dans l’espace urbain francilien, s’inscrit dans la situation globale du religieux dans les sociétés contemporaines postmodernes et aux caractéristiques propres de ces sociétés dans leur manière de produire du sens. Il est possible de faire appel au sociologue des religions J-P. Willaime et à la retranscription de sa conférence30 «Les reconfigurations de la religion et de sa critique dans l’hypermodernité contemporaine » pour saisir les recompositions du religieux dans le contexte actuel. Selon lui, la question du devenir des religions a été dominée par le concept de sécularisation-transfert qui signifie que « la sécularisation constitue un transfert de propriété ou de tutelle du religieux au séculier ». Ceci revient à considérer que plus de modernité revient à moins de religieux ; en conséquence, les sociologues parlent d’individualisation-privatisation du religieux et d’une perte d’influence de ce domaine sur le reste de la société. Ceci est valable pour les sociétés industrielles des Trente Glorieuses ; or pour l’auteur la société actuelle connait « une sécularisation de la sécularisation qui est caractéristique de […] l’ultramodernité : une ultramodernité qui associe hypersécularisation et un certain retour du religieux ». En s’inspirant des travaux d’Anthony Giddens et d’Ulrich Beck, il définit ce dernier concept comme le mouvement plus l’incertitude (quand la modernité correspondait au mouvement plus la certitude), il précise :
L’âge ultramoderne de la modernité, c’est le temps d’une modernité désenchantée et problématisée, d’une modernité qui subit le contrecoup de la réflexivité systématique et désacralisante qu’elle a enclenchée : celle-ci n’épargne rien, pas même les enchantements que la modernité a pu produire dans sa phase conquérante. L’ultramodernité, c’est donc la désabsolutisation de tous les idéaux séculiers qui, dans un rapport critique au religieux, s’étaient érigés en nouvelles certitudes et avaient été de forts vecteurs de mobilisations sociales. Par rapport à la sécularisation comme transfert de sacralisation du religieux à d’autres sphères d’activités (économique, politique, morale) qui correspond particulièrement à la phase de la modernité sécularisatrice, l’ultramodernité apparaît comme une modernité sécularisée où la sécularisation s’applique aux forces sécularisatrices elles-mêmes : les démythologisateurs sont démythologisés. »
Le contexte postmoderne a pris acte des limites de la modernité en tant que source de nouvelles productions de sens fixe comme ont pu les figurer les « progrès » scientifiques, économiques, politiques, moraux, éducatifs. On se trouve dès lors dans une période d’incertitude qui ébranle la validité des supposées vérités passées et laisse le champ ouvert à d’autres manières d’envisager le sens parmi lesquelles se trouve le religieux. Ainsi face au désenchantement décrit par Max Weber et Marcel Gauchet, on trouve désormais des ouvrages sur « le réenchantement du monde »31. Parmi les voies que prend la production de sens, le religieux apparaît bien plus complexe que ce qu’il avait pu paraître auparavant du fait de la pluralisation des religions en coprésence et de la distinction des sphères d’actions et de pratiques selon les contextes juridiques nationaux quant à la place du religieux au sein de la société en question. L’auteur J-P. Willaime analyse cette ultramodernité selon trois aspects : le religieux dans la dialectique individualisation et mondialisation, les religions comme sous-cultures identitaires, et l’ultramodernité comme renouvellement du religieux. En premier lieu, les individus sont de plus en plus à même de choisir leur religion d’appartenance dans un horizon religieux agrandi par la mondialisation : « Les espaces politiques et sociaux sont de moins en moins assignables à une religion donnée. » Son espace devient tant profane que sacré : le religieux se disperse par les symboles, les figures et les textes qu’il contient du fait des appropriations qu’en font les individus et les différentes sphères collectives (médias, arts, publicité…). En second lieu, les religions peuvent par ailleurs constituer des sous-cultures permettant aux individus de s’orienter dans des sociétés moins certaines de leurs fondements et de leur devenir. L’individu s’inscrit dans un groupe de référence structurant. Ce groupe peut faire naître des tensions au sein d’une société sécularisée et pluraliste en tant qu’il oppose les référents d’appartenance séculiers aux religieux. Il peut prendre des formes contre-culturelles s’il s’oppose à la culture dominante de la société et si les militants en font un objet de contestation – qui plus est transnational s’il s’appuie sur l’existence de réseaux internationaux. Finalement, J-P. Willaime aborde le thème du réaménagement de la place du religieux dans les sociétés modernes et de la manière d’être religieux : les frontières entre croyants et incroyants se brouillent, la distance s’effectue vis-à-vis des institutions religieuses, et les sociabilités religieuses sont plus souples, affinitaires et communautaires qu’auparavant. En plus de ces trois bouleversements ultramodernes du religieux, l’auteur caractérise ce qui dérange le plus les sociétés ultramodernes : qu’un individu fasse le choix de s’intégrer dans une communauté normative forte. La religion est alors assimilée à une dépendance vis-à-vis d’une transcendance, quand, à l’opposé, la liberté ultramoderne reviendrait prétendument à l’absence de lien social contraignant. C’est notamment le cas dans l’islam où les personnes musulmanes sont parfois présentées comme étant victimes de leur convictions religieuses, par exemple dans les polémiques autour du voile. Ceci est un exemple archétypal du conflit entre la vision d’une modernité émancipatrice et d’une religion rétrograde que l’auteur nomme des heurts de sensibilité et des confrontations de systèmes de sens.

Le modèle de l’Etat-Nation et les principes républicains français

Le principe de diversité culturelle est pris dans un contexte sociopolitique qui définit et gère cette notion de culture. C’est ainsi qu’interviennent autant le modèle républicain que le modèle de l’Etat-Nation, revenant à faire coïncider une structuration politique (un Etat) et un territoire avec un groupe humain – lequel serait réuni par « un principe spirituel 45», selon Ernest Renan. Pour N. Garabaghi46, la nation se construit par un dépassement des identités particulières, c’est-à-dire familiales, villageoises, claniques et tribales, afin que ce nouvel échelon qu’est la nation devienne une nouvelle identité collective de référence. La contrepartie de cette allégeance revient à ce que cet Etat-Nation soit un « espace de solidarité matérielle », c’est-à-dire qu’il assure, pour citer Jürgen Habermas, « les conditions de vies sociales, technologiques et écologiques permettant à tous, dans les conditions de l’égalité des chances, de tirer profit des droits civiques également répartis »47. L’auteure note que si l’Etat-Nation n’assure pas ces conditions, ce principe spirituel ne constitue plus le ciment d’une société, et ses membres concurrencent ce modèle par d’autres références qui prennent la forme de conflits culturels ou d’affirmations identitaires de certaines communautés culturelles minoritaires et/ou dominées. La nation n’a pour ainsi dire rien de naturel, et les étapes de sa création ont toujours été synonymes de soumission des particularismes et de la diversité culturelle des populations au principe non évident de nation et d’homogénéité culturelle. Le mouvement de création de la nation48 dans le cas français est multiséculaire bien qu’il y ait eu une accélération notable sous la IIIème République. Dans la modernité, elle est en partie liée au modèle républicain. Historiquement, la nation française s’est fondée sur une domination politique et culturelle du territoire dont les outils linguistiques, éducatifs mais aussi administratifs ont eu pour effet d’affaiblir les particularismes régionaux afin d’imposer un cadre institutionnel référent, la République, et un groupe d’appartenance, la nation. Les administrations, l’école (les manuels d’histoire et de géographie sont particulièrement significatifs à ce sujet) et l’armée en sont des canaux normatifs archétypaux qui prennent place au sein d’une politique globale d’assimilation. Ce rapport historique entre l’Etat et sa population s’est reproduit dans le rapport que l’Etat (et la société) a entretenu avec les immigrés au cours du XXème siècle. L’impératif de l’intégration passe par l’assimilation de la culture nationale et des principes républicains participant ainsi à ce que Gérard Noiriel a nommé le « creuset français »49. Le modèle républicain ne conçoit l’existence d’aucun groupe intermédiaire entre l’Etat et l’individu. Il établit que les citoyens sont égaux devant la loi quelle que soit leur origine ethnique, culturelle ou religieuse. Ces différences appartiennent à la sphère privée et sont exclues du domaine public, c’est pourquoi l’Etat français s’est logiquement désengagé en 1905 des affaires de l’Eglise en adoptant la laïcité. Le modèle républicain est ainsi un modèle « universaliste » moderne d’émancipation de l’individu quand le multiculturalisme est un modèle « différentialiste » issu de la postmodernité50. La France ne reconnait ainsi pas l’existence de minorités ou de communautés et ne donne aucune sorte de droits spécifiques à l’une d’entre elles. Le multiculturalisme politique est associé dans les mentalités françaises au communautarisme et à la segmentation du corps social.
N. Garabaghi souligne que la culture peut être définie soit comme un héritage, auquel cas elle s’incarne dans la nation, soit comme un projet incarnée par la société civile. Or si dans un contexte de situation multiculturelle, l’unicité de la culture et son héritage apparaissent comme un mythe et si l’Etat en crise n’est plus en mesure d’assumer ses fonctions de régulation, on touche aux limites d’un modèle d’Etat-Nation fondé sur l’assimilation des différents traits culturels particuliers en une culture dominante. Il semblerait que la reconnaissance des cultures minoritaires puisse contribuer à renégocier les fondements du vivre ensemble d’une société en recomposition référentielle.

La « votation » suisse contre les minarets

Le 29 novembre 2009, la Suisse a mis en place une « votation »54, c’est-à-dire un scrutin populaire où les citoyens sont appelés à voter sur un ou plusieurs sujets qu’ils se situent au niveau fédéral, cantonal ou communal. Seize personnalités politiques lancent le 1er mai 2007 une initiative populaire pour ajouter un alinéa à la constitution fédérale précisant que « la construction de minarets est interdite ». La « votation » est acceptée à la double majorité : à la fois du peuple (57,7%) et des cantons (19,5 cantons sur 23). Lorsque la polémique éclate 4 ans auparavant, Frédéric Dejean lors du Café géo sur « L’Islam en Europe : invisible, visible, trop visible ? » fait remarquer qu’il n’y avait que deux minarets en Suisse, et que la votation porte sur l’inquiétude de leur multiplication, elle serait une sorte de loi de précaution. L’objet ciblé est le minaret car il apparait comme éminemment symbolique, ne servant plus à l’appel à la prière. Marquer gratuitement » le paysage urbain suisse est dès lors vécu comme le signe d’une islamisation de la société qui selon JF Mayer, spécialiste des religions, cité par F. Dejean « mettrait en péril la paix religieuse dans le pays ». Ces peurs se retrouvent sur l’affiche promouvant l’interdiction des minarets où la présence d’une femme en burqa renseigne sur les amalgames que concentre cette votation. Les minarets, ayant la forme de missiles, ne sont qu’une synecdoque des peurs d’islamisation de la société suisse au-delà de son paysage.

Les débats français actuels autour de l’islam

La « votation » suisse a traversé les frontières : en 2009, toute la classe politique française s’est positionnée sur le sujet dans la poursuite des polémiques qui avaient accompagné la création du ministère de l’Immigration, de l’Intégration et de l’Identité nationale en 2007. Les réactions françaises de craintes vis-à-vis des manifestations visibles de l’islam se sont surtout concentrées autour des voiles islamiques, de la viande halal et des lieux de culte.

Un climat de défiance vis-à-vis de l’islam

Dans l’actualité, il est fréquent de rencontrer des articles sur l’islam et les peurs qu’il suscite, les unes du Point sur « L’Islam sans gêne » (31/10/2012), « Le spectre islamiste » à propos des Révolutions arabes (février 2011) sont particulièrement éloquentes. C’est aussi le cas de l’Express avec « La peur de l’islam », « L’islam contre l’occident » et « Islam, les vérités qui dérangent », « Les convertis d’Allah » de Valeurs actuelles et l’hebdomadaire Marianne avec « Pourquoi l’islam fait peur ». Un sondage réalisé par le cabinet Tilder et l’Institut Montaigne55 diffusé sur la chaîne parlementaire LCP le 16 avril 2013, donne les évaluations récentes des représentations de l’islam de la part des interrogés. Bien sûr, la validité d’un sondage connaît certaines limites mais elle peut néanmoins être significative. Il apparait que trois Français sur quatre (73%) ont une image négative de l’islam quand le bouddhisme suscite à 83% une image positive, le protestantisme 76%, le catholicisme 69% et le judaïsme 64%. Vis-à-vis des principes et des lois de la République, 36% pensent l’islam compatible quand un tiers (33%) affirme ne pas bien connaître cette religion. Concernant les pratiques des fidèles, si 77% jugent le pèlerinage à la Mecque compatible avec la vie en société française, seuls 36% estiment la réalisation des cinq prières par jour compatible et 10% par rapport au voile dans l’espace public. Selon les analyses de ces sondages, on peut lire que l’islam est perçu comme une religion de conquête, intolérante et incompatible aux valeurs de la société française. Selon le sondage Ipsos réalisé pour Le Monde en janvier 2013, 8 Français sur 10 jugent que cette religion cherche à imposer son mode de fonctionnement aux autres »56. En dix ans, l’image de l’islam s’est fortement dégradée par rapport aux résultats des sondages antérieurs ; les raisons avancées relèvent tant des fantasmes que d’une visibilité accrue qui renforce les craintes par le simple fait d’être désignable dans l’espace public tant physique que communicationnel. Si certaines des demandes sont prises en compte par les pouvoirs publics, comme l’islam dans l’armée, les prisons, les hôpitaux, l’islamophobie, d’autres sont rejetées.
Le port du voile fait polémique depuis les années 1990, mais on peut retenir les dernières controverses en date avec la loi de 2004 sur les signes religieux dans les écoles publiques57. La loi cible les signes religieux ostensibles comme le voile islamique, la kippa, les grandes croix mais tolère les symboles discrets. Les débats opposaient les tenants de la laïcité et des principes républicains aux « libéraux » qui avançaient l’argument de la défense des libertés individuelles. Les premiers y voyaient là un signe de communautarisation voire d’islamisation de la société française quand les musulmans pour la tolérance du voile craignaient de se voir assimilés de force, en devant faire disparaître tout signe de leur référence religieuse ou identitaire. Les manifestations contre la loi ont participé à renforcer un islam français en construction et en autonomisation vis-à-vis des pays d’origine des musulmans de France.
Dans un autre contexte, l’ « affaire de la burqa » ou du « voile intégral » est un nouvel exemple de polémique autour de l’islam et de ses signes dans l’espace public français. Elle pose plus expressément la question de la place des femmes au sein de certaines lectures de l’islam. De manière factuelle, en juin 2008 le Conseil d’Etat refuse l’acquisition de la nationalité française à une femme marocaine mariée à un Français estimant que sa pratique radicale de la religion s’oppose aux principes républicains français notamment vis-à-vis de l’égalité des sexes. Au printemps 2009, une controverse éclate par rapport au nombre de femmes portant la burqa allant de 400 à 1900 selon le ministère de l’Intérieur. En juin, 58 députés demandent à ce que se constitue une « commission d’enquête sur le port de la burqa ou du niqab sur le territoire national » dans laquelle on peut lire : « La mission a établi un état des lieux du phénomène du port du voile intégral. Elle a estimé unanimement que cette pratique portait atteinte à nos valeurs fondamentales telles qu’elles s’expriment dans notre devise – liberté, égalité, fraternité – et lançait un véritable défi à notre République. » La loi du 20 octobre 2010 interdisant le port du voile intégral est finalement votée et rentre en vigueur le 11 avril 2011. La grille de lecture de ces deux affaires est la même, les lois et commissions portent un accent commun sur la mise en péril des fondements républicains envers lesquels un groupe en particulier manifeste des réticences et trouble un ordre institué. Concernant les hommes, les polémiques sont plus rares, même si l’on en rencontre quelques fois dans la presse autour de la barbe. C’est le cas en 2011 de Kamel Bendjebbour, fonctionnaire à la mairie de Tremblay-en-France (93), qui s’est vu convoqué par un adjoint du maire sous prétexte que « [sa] barbe est taillée de telle sorte qu’elle n’apparaît pas comme une barbe normale… [Son] aspect physique fait qu’ [il] n’ [est] pas dans la neutralité »58. La sanction portée par le conseil de discipline envisageait une révocation avant que le maire réagisse à la disproportion de l’affaire et demande l’annulation du conseil de discipline.

Polémique sur la viande halal et les piscines aux créneaux réservés

En pleine campagne présidentielle de 2012, le thème de la viande halal a fait polémique suscitant tant des réactions de la part des politiques qu’auprès de l’opinion publique. Lancées par Marine Le Pen, les accusations portaient sur les abattages rituels, halal comme casher, dont serait dissimulée la particularité aux consommateurs faute de traçabilité. Le débat s’est ensuite étendu à la demande de viande halal dans les cantines scolaires touchant cette fois ci au principe de laïcité. Dans cette période pré-électorale, les amalgames allaient bon train notamment de la part du ministre de l’Intérieur d’alors, Claude Guéant, qui affirmait que le droit de vote des étrangers pourrait conduire à rendre la nourriture halal obligatoire dans les cantines. Intégrer des différences entre les individus au sein des établissements publics est un thème que l’on retrouve avec la polémique sur les créneaux de piscine réservés aux femmes dans une piscine municipale lilloise. Si ces créneaux étaient destinés à toutes les femmes, de fait ce sont surtout des musulmanes qui s’y sont rendu. Cette entreprise a rapidement été taxée de manquements aux principes républicains. Dans le cas des lieux de culte, on se trouve dans une toute autre logique car il n’est pas question de traitement différencié au sein d’un équipement public mais bel et bien d’un bâtiment répondant au besoin de lieu de culte d’une population fidèle. Là aussi, les projets suscitent des réactions plus ou moins violentes provenant en majorité de groupes identitaires au contraire des autres cas qui suscitent davantage de réactions dans les sphères politico-médiatiques.

Les lieux de culte, les craintes de l’ « islam dans le dur »59, les contreparties de la visibilité

Le journal le Figaro, dans le contexte de polémique sur la votation suisse pour l’interdiction des minarets, a commandité l’Institut de sondage Ifop à demander l’avis des Français sur l’édification de mosquées60. Il est apparu que 41% sont opposés quand 19% sont favorables – 36% sont indifférents et 4% ne se prononcent pas. Plus précisément par rapport au minaret, 46% souhaiteraient l’interdire, 40% l’accepteraient et 14% ne se prononcent pas. Dans les analyses du sondage, l’âge est indifférent lors de la réponse mais les catégories socioprofessionnelles qui prédominent dans le refus de mosquée sont avant tout les ouvriers (65%) et les professions intermédiaires, les artisans et commerçants. Les crispations se notent en majorité dans le Nord-Est et le Sud-Est quand l’Ile-de-France apparaît plus sereine sur la question. Il est fréquent dans la presse de lire des encarts sur des protestations d’une population envers un projet de mosquée. C’est par exemple le cas dans un article de l’Express sur « la Peur de l’Islam »61, une association d’habitants se plaint de ne pas avoir été concertée lors de l’allocation d’un local de la mairie aux musulmans de la ville qui nécessitaient un lieu de prière. La revendication NIMBY (Not In My Back Yard qui décrit l’opposition des résidents à un projet local d’intérêt général dont ils considèrent qu’ils subiront des nuisances) est manifeste : « Nous ne sommes pas antimusulmans, mais nous ne voulons pas d’une mosquée juste en face de chez nous! clame Claude Medori, retraitée, présidente de Bien vivre à Garbejaïre. Il y aura forcément des nuisances sonores, des fêtes, des attroupements… » L’association a déposé une requête auprès du tribunal administratif pour faire annuler la décision municipale. Le Bloc identitaire62 bien présent dans la région a participé aux contestations, leur participation fait changer l’échelle des réticences vis-à-vis de l’islam. Ce dernier est un mouvement politique créé le 6 avril 2003 qui se classe à l’extrême-droite, il promeut le fédéralisme européen et se préoccupe de « la croissance de l’islam en Europe et le caractère désagrégateur du multiculturalisme ». Le sous-groupe « Génération identitaire », créé en 2012, se définit comme une « communauté de combat » qui a prétention à « rassembler les jeunes européens, garçons et filles ». Il s’est fait connaître en occupant le chantier d’une mosquée à Poitiers le 20 octobre 2012. Leurs banderoles se réclamaient de Charles Martel et de la Reconquista et demandaient un referendum sur la construction des mosquées ainsi que sur l’immigration.

Etat des lieux du nombre de musulmans en Ile-de-France et de leurs lieux de culte

Il est de mise de définir, nécessairement de manière approximative par pénurie de source, l’ampleur quantitative de la population musulmane. Une fois établie, il est possible de faire communiquer ces chiffres avec les lieux de culte disponibles.

Nombre de musulmans en France, sujet à débat

Dans l’article « De l’objet visible à la présence ostensible ? L’islam dans les banlieues », Hervé Vieillard-Baron soulève les difficultés méthodologiques de collecter et traiter les données concernant la religion. D’une part, la croyance et sa pratique ont des frontières mouvantes : l’auteur cite Alfred Dittgen, démographe à l’Ined, qui distingue quatre niveaux de religiosité (croyance, pratique, appartenance formelle et appartenance culturelle) ; d’autre part, dans les recensements légaux il est impossible de demander l’appartenance religieuse d’une personne, et ce depuis 1872, sous la IIIème République en raison de son caractère privé ; depuis la loi n°78-17 du 6 janvier 1978 relative à l’informatique, aux fichiers et aux libertés, l’interdiction de poser cette question relève du fait qu’elle fait partie des questions dites « sensibles ». L’Insee procède tout de même à l’étude de « L’état de la pratique religieuse » et l’Insee et l’Ined analysent.
La pratique religieuse influence-t-elle les comportements familiaux ? ». Les instituts demandent alors une dérogation à la Cnil (Commission nationale de l’informatique et des libertés) afin de pouvoir poser ses questions pour le besoin d’enquêtes sociologiques plus larges. D’autres données proviennent des instituts 40 de sondage (CSA, Ifop) qui mènent des enquêtes d’opinion auprès d’un panel cependant trop restreint pour fournir des données aussi représentatives que les données statistiques de l’Insee. Les associations religieuses peuvent aussi réaliser leurs propres enquêtes. Les difficultés auxquels sont confrontés les instituts de statistiques représentent les mêmes difficultés que les sciences sociales rencontrent face au traitement de données subjectives, mouvantes et labiles propres à l’étude des personnes et des groupes dans leurs conceptions et comportements spécifiques. Les données présentées ici doivent être comprises comme une représentation partielle et non exhaustive de la réalité, d’autant plus que cela touche aux convictions personnelles intimes de chaque personne interrogée. Les chiffres du tableau ci-dessous sont issus d’un croisement de données provenant à la fois d’un think tank américain Pew Research Center, de l’Insee et d’une fondation internationale de connaissance réciproque entre chrétiens et musulmans (Fondation Oasis). Les chiffres ont été rapportés à la même année de référence, l’année 2009, afin de permettre un croisement cohérent.

Du constat d’un manque de place aux prières de rues comme situation-limite

Le tableau 1, représentant la proportion de musulmans par pays en rapport avec le nombre de lieux de culte disponibles, propose aussi une comparaison avec différents pays européens70 : on remarque alors que la France se trouve être le deuxième pays après l’Allemagne quant au nombre de musulmans en valeur absolue, et le troisième pays en valeur relative. Le constat d’un manque de places est partagé par tous les pays représentés ici. Dans le rapport musulmans/lieux de culte, la France se trouve être le 8ème pays avec 1500 fidèles par lieu quand aux extrémités on trouve la Grèce en premier (avec 750 musulmans par lieu de culte) et la Suède en dernier avec 8000 musulmans par lieu de culte. Selon ce tableau de données croisées, il apparaît donc approximativement que 5,5% de la population française est de confession musulmane, si l’on rapporte le nombre de lieux de culte au nombre de musulmans, chaque lieu de culte devrait accueillir 1500 fidèles. Bien sûr, il faut apporter d’emblée une première nuance de taille qui est l’inadéquation entre le nombre de musulmans et de nombre de prieurs, c’est-à-dire des personnes effectuant le rituel de la prière au moins le vendredi, voire chaque jour de la semaine. Des personnes peuvent se dire musulmanes sans pratiquer les rites religieux et encore moins se rendre dans un lieu de prière pour les effectuer. Selon l’institut CSA, il y aurait 17% de prieurs parmi les musulmans potentiels. Mohammed Telhine dans son ouvrage L’islam et la France, une histoire de mosquées71 évalue le nombre de musulmans à 5 millions de personnes. Dans ces proportions, il y aurait 850 000 prieurs ; si l’on retient le chiffre du tableau de données croisées de 3,5 millions, il y aurait environ 595 000 prieurs. Dans tous les cas, lorsqu’on rapporte ce chiffre au nombre de lieux de culte il faudrait que ceux-ci puissent accueillir 1500 fidèles dans un cas et 255 de l’autre (voir tableau 2). La surface dévolue au culte disponible en 2006 et comptabilisée par M. Telhine dans son ouvrage (voir tableau 3) permet de mettre en exergue le besoin de places des fidèles voulant pratiquer un culte dans les conditions qu’ils requierent : il y aurait besoin de 355 123 à 600 943 m² de surface destinée au culte afin de satisfaire l’actuelle demande en la matière.

Méthodologie et choix de critères typologiques

La méthodologie suivie a comporté plusieurs étapes qui se sont chevauchées ou succédé. En début de recherche, j’ai contacté le ministère de l’Intérieur, la section des cultes, afin de connaître le nombre de lieux de culte musulmans en Ile-de-France et d’en avoir une liste si celle-ci existait. On m’a répondu : « Il y a en France métropolitaine 2132 lieux de culte musulmans et 318 en outre-mer. On en recense 459 en Ile-de-France », j’ai alors réitéré la demande d’une liste détaillée que l’on m’a envoyée par la suite. Il se trouvait que les chiffres étaient de 2009, or le phénomène de construction est justement explosif depuis ces cinq dernières années, il fallait donc mettre à jour la liste. Une seule mise à jour aurait simplement dressé le panorama général de l’offre de lieux de culte, mais l’angle de la recherche questionne la visibilité de ces bâtiments en tant que celle-ci représente de manière plus prononcée la différence culturelle au sein d’une population qui historiquement s’est construite dans la négation des particularismes culturels. Il fallait donc aussi qualifier cette liste selon des critères de visibilité, d’apparence physique et bien entendu de situation. Le travail a donc consisté à dresser un fichier Excel de recensement de tous les lieux de culte musulmans ayant comme base la liste de 2009 du ministère de l’Intérieur.
J’ai ensuite formalisé quatre grands types de lieux de culte : la salle de prière, la mosquée non architecturée, la mosquée architecturée et la future mosquée architecturée (planifiée ou en construction). J’ai ensuite complété la liste que j’avais avec celle disponibles sur internet que proposent des sites de recensement de mosquées : trouvetamosquee.fr, lemuslim.com, guidemusulman.com/mosquee, mosquee.free.fr. J’ai ensuite procédé au classement de chaque lieu de culte dans une des quatre catégories de visibilité en cherchant des photos sur internet, en me rendant sur les sites particuliers des mosquées quand elles en ont un, en me fiant à la classification que certains sites proposaient (trouvetamosquée dissocie les mosquées des salles de prière) et en l’absence de renseignement, je me suis servie de Google Street View qui me permettait me visualiser les adresses par photo et de me rendre compte devant quel type de bâtiment je me trouvais. Dans l’absence de ces photos, j’ai souvent envoyé un mail aux municipalités pour qu’elles me spécifient le nombre et la nature de lieux de culte musulmans qu’elles avaient dans leur ville même si elles ne sont pas toujours les mieux placées pour le savoir. Effectivement, de nombreux lieux de culte (des salles de prière en particulier) se trouvent dans des appartements de particuliers et les informations se trouvent plutôt sur des sites de musulmans qu’auprès des municipalités. Au total, j’ai pu dénombrer 696 lieux de cultes musulmans en Ile-de-France. Ce nombre reste approximatif : les lieux de culte peuvent être mouvants, éphémères, non répertoriés ; certaines informations reposent sur le sérieux ou non des sites de recensement de mosquées et, au niveau de la répartition typologique, il existe des frontières bien floues entre des mosquées non architecturées (des pavillons par exemple) qui au fil des années se dotent de signes extérieurs caractéristiques des mosquées et des mosquées architecturées (construites ad hoc) qui ne marquent pas beaucoup de signes distinctifs. Les typologies sont forcées d’être ce qu’elles sont par nature, arbitraires et catégoriques. Il est à noter que la Charte du Culte musulman en France74 a établi une définition du terme mosquée et de ce qu’elle recouvre, elle doit rassembler quatre fonctions : une fonction religieuse (rite et transmission du dogme), une fonction culturelle (diffusion et visibilité de la culture musulmane), une fonction intellectuelle (enseignement du Coran et interprétation) et une fonction sociale (solidarité communautaire et œuvres caritatives). La salle de prière, quant à elle, ne prend en charge que la célébration de la prière dans une forme de sociabilité restreinte. Si l’on suit H. Vieillard-Baron dans les différents types de lieux de culte qui existent, il serait possible de pousser plus loin la typologie que je propose en distinguant les salles de prière, les foyers de travailleurs, les entrepôts transformés en mosquée, les mosquées-pavillons et les mosquées monumentales. Pour une double raison, je n’ai pas suivi ces distinctions : d’abord parce que je manquais d’informations pour classer les 696 lieux de culte selon ces traits distinctifs et puis parce qu’il me semble qu’il y a une logique assez similaire dans le fait d’avoir un lieu de culte usuel mais invisible qui fait qu’une mosquée dans un pavillon se rapproche d’une mosquée-entrepôt puisqu’elle n’est pas construite ad hoc et qu’elle ne possède pas une identité propre dans l’adéquation d’un lieu et de son usage, de sa nature et de sa fonction. Au contraire, les mosquées architecturées qu’elles soient réalisées, en cours ou en projet, sont des réalisations qui mettent en jeu la projection dans l’espace d’une intention et concrétisent la force d’action du groupe qui est à l’origine leur implantation et de leur apparition dans le paysage. Il a en effet obtenu une capacité réalisatrice d’informer le paysage par les caractéristiques qui lui sont propres et qu’il souhaite être rendues visibles. Pourtant, les injonctions du Président de la République N. Sarkozy lors de son second mandat, appelaient à la discrétion : Dans notre pays, où la civilisation chrétienne a laissé une trace aussi profonde, où les valeurs de la République sont partie intégrante de notre identité nationale, tout ce qui pourrait apparaître comme un défi lancé à cet héritage […] condamnerait à l’échec l’instauration d’un islam de France.75 »

Situation au sein des villes : le poids de la municipalité

Si la localisation à petite échelle n’apporte que les grands traits généraux de la répartition d’une population et spatialise un dynamisme nouveau dans la construction, la localisation au sein des villes où se situent les mosquées peut nous renseigner sur la conception des projets eux-mêmes ainsi que sur les acteurs engagés dedans. En effet, si les associations font appel à leur municipalité pour un bail emphytéotique89, elles seront dépendantes du foncier disponible dont est propriétaire la municipalité, et, parmi les possibilités, elles seront dépendantes d’une localisation assignée. Il est possible d’étudier des cas particuliers qui recouvrent différentes situations possibles.

Les mosquées centrales au sein des villes

La centralité relative : des mosquées centrales au sein des quartiers à forte présence musulmane, le cas d’Aulnay-sous-Bois (93).
Aulnay-sous-Bois est une ville de Seine-Saint-Denis de 82 000 habitants au nord-est de Paris, elle concentre une part importante de population musulmane que la carte 3 ci-dessous localise au nord de la ville, à proximité de zones industrielles. Ces quartiers concentrent aussi des grands ensembles dont la cité des 3000 et des Milles-Milles remarquées tant pour les émeutes de 2005 que pour des destructions de tours quelques années auparavant.

Dans des zones industrielles

D’autres mosquées se trouvent dans des zones industrielles bien souvent aux marges des villes. Les mosquées de Sartrouville et de Villeparisis sont dans ce cas, dans un quartier qui à la fois ne fait pas sens pour les fidèles et n’est pas des plus valorisants pour la pratique d’un culte. Le cas de Vigneux-sur-Seine montre pourtant un exemple de conversion urbaine : la mosquée se trouvait dans une zone industrielle qui peu à peu a été transformée en nouveau lotissement pavillonnaire. En changeant la fonction et la forme urbaine, d’autres représentations s’attachent à la mosquée qui s’y est implantée. Dans son article « Composantes spatiales, formes et processus géographiques des identités »91, Guy Di Méo définit le terme d’assignation qui désigne selon lui l’imposition par une décision autoritaire, de caractère politique, souvent extérieure au groupe, une position spatiale particulière. Si dans notre étude, on se trouve bel et bien, dans certains cas, en face d’implantations assignées, il s’agit de voir ce qu’il en devient une fois cette relégation territoriale posée.

Des mosquées, créatrices de centralité ?

Si les mosquées sont tributaires des terrains qu’on leur assigne lorsqu’elles passent par le biais des municipalités, il n’en demeure pas moins qu’elles peuvent aussi être actrices de leur centralité. Dans ces cas-là, elles reconfigurent les dynamiques locales à l’œuvre et jouent un rôle structurant dans le quartier voire dans la ville tant pour la pratique de l’espace des musulmans eux-mêmes que pour les non-musulmans qui peuvent bénéficier de leur attractivité.

La mosquée de Vigneux-sur-Seine : de la marge à la vie de quartier

Le cas de Vigneux-sur-Seine présente une autre configuration. La première demande a été formulée auprès de la municipalité mais après un refus, l’association s’est dirigée vers le secteur privé et a acquis un terrain dans une zone industrielle. Amine Naït-Daoud, lors de l’entretien, précise que ce projet a été « un peu mis au placard » en s’implantant dans cette partie de la ville qui bute contre la Seine. Aujourd’hui, tout un quartier résidentiel récent entoure la mosquée, la proximité de la gare et de la base de loisirs en a fait un quartier prisé au sein de la ville. L’extension urbaine a rattrapé l’ancienne zone industrielle, la mosquée est ainsi passée d’une situation excentrée à un quartier attractif bien qu’au niveau de l’urbanisme certains aménagements et équipements manquent encore. Le projet actuel de la mosquée est de construire un bâtiment pouvant accueillir des bureaux et quelques logements à louer afin d’être autonome financièrement. Ce projet ajoute du dynamisme ce nouveau quartier auquel la mosquée préexistante contribue déjà : On a des gens qui sont déjà venus nous voir en disant, c’est bien qu’il y ait la mosquée parce que ça vit. Sinon le quartier c’est un dortoir, comme il n’y a pas de circulation autre que les riverains, c’est un dortoir, ça serait tout noir, tout calme, presque flippant, alors que là, la mosquée est toujours allumée, toujours ouverte, il y a de la circulation, ça crée de la vie. Il y a une voisine qui vient se garer devant la mosquée, alors qu’elle a une place de parking dans sa résidence. Mais on lui a dit : Qu’est ce qui se passe ? », elle nous a dit : « Moi la mosquée me rassure, je me sens en sécurité avec la mosquée, s’il n’y avait pas la mosquée je déménagerais d’ici » et bon d’autres déménagent parce qu’il y a la mosquée, peut être parce qu’ils n’ont pas pris le temps de nous rencontrer. »
La citation s’appuie sur des observations puisqu’un samedi matin, jour de la rencontre, l’association
ou l’école privée Rhazès engendrent des activités dans ce quartier résidentiel en impasse. La mosquée et les activités qu’elle contient dans ce cas précis créent une centralité secondaire. Son existence participe à la vie de quartier et « fait » ville dans la mesure où elle fédère des habitants, musulmans ou non, autour du mouvement qu’elle suscite.

Une centralité dans l’espace vécu musulman : un rayonnement au delà de la commune

Dans tous les entretiens que l’on a menés, le rayonnement supposé d’une mosquée dépasse toujours les limites communales par rapport aux fidèles qu’elle attire. Raisonner en termes de commune ne tiendrait pas compte de la géographie réelle des pratiques du culte. Pour Aulnay sous- Bois, la mosquée attire des fidèles extérieurs à la ville pour la prière du vendredi, à Clamart, les fidèles du Plessis-Robinson, de Châtenet-Malabry et de Vélizy se rendront très certainement dans la  mosquée à venir, faute de place dans leur propre commune. Le vendredi, l’aire géographique s’agrandira aussi, selon le secrétaire général de l’AMC : « Il y aura des personnes de Montrouge, on a beaucoup de cadres qui travaillent du côté du Plessis, chez Peugeot… Donc je pense dans un rayon de 5km, le vendredi, il faudrait compter tout Issy-les-Moulineaux, les bords de Seine, Montrouge, Chatillon, jusqu’à Vélizy, Chaville, Plessis, Châtenet… parce qu’il y a vraiment peu peu peu de salles de prière, c’est des petits boui boui comme celle de Chatillon, Issy-les-Moulineaux ou Châtenet. » La mosquée de Vigneux draine quant à elle les fidèles de Draveil, Montgeron, Villeneuve-St-Georges, Yerres mêmes si ces villes ont commencé à élaborer leur propre projet. Amine Naït Daoud parle d’un phénomène qui évolue selon différents stades : quand une mosquée se construit, elle suscite un effet d’absorption des fidèles qui se trouvent aux alentours, après quoi elle sature et les fidèles se répartissent à nouveau selon les projets qui seront sortis afin de désengorger la première mosquée. Il peut cependant y avoir une organisation hiérarchique ou une répartition des rôles entre mosquées puisque dans le cas où un conférencier se déplace, la mosquée ayant la plus grande capacité d’accueil recevra l’invité et les fidèles de toutes les villes voisines convergeront vers le lieu le plus pratique pour l’événement. Cette géographie de la pratique du culte est amenée à être transformée par l’apparition et la réalisation de nouveaux projets qui vont redistribuer les fidèles au plus proche de chez eux, puisque le but formulé à plusieurs reprises n’est pas tant d’avoir de grandes mosquées que des mosquées à taille humaine dont l’ancrage est avant tout local. Les mosquées n’envisagent pas de grandir mais avant tout de se multiplier. Ceci est surtout valable pour des villes de petite ou moyenne taille. A l’inverse, à Aulnay-sous-Bois, l’exemple de Tremblay-en-France d’une mosquée neuve et déjà saturée, a servi à concevoir une mosquée de grande taille pour ne pas faire face à un débordement dès son inauguration. Les associations adaptent chacun de leur projet à leur démographie et aux estimations du nombre de fidèles potentiels.

Une différenciation : mosquée réticulaire et mosquée territoriale

L’implantation d’une mosquée ne suit jamais une seule et même logique en revanche les variables qui l’influencent semblent dépendre en grande partie du recours ou non à la municipalité, de la répartition démographique de la population musulmane, du coût du foncier à mettre en lien avec une proximité de Paris à petite échelle et une proximité de certains autres avantages (une gare, un tramway, un échangeur, une zone pavillonnaire nouvelle…) à plus grande échelle. La centralité d’une mosquée n’est qu’en partie tributaire de sa localisation : il existe un seuil au-delà duquel la situation excentrée dissuade les fidèles de s’y rendre, surtout lorsque l’environnement n’est pas des plus accueillants (une zone industrielle par exemple). Pour autant, en deçà du seuil il est dans la capacité d’une mosquée de mettre en place un effet de synergie dans lequel elle devient polarisante.
Si l’on devait caractériser deux types de fonctionnement de mosquées par rapport à deux types d’inscription spatiale : on peut imaginer qu’il y aurait les mosquées réticulaires (Vigneux, Bagnolet) et des mosquées territoriales (Clamart et Aulnay). Même si leur emprise locale suit la même logique de participation des populations riveraines, les fidèles proviennent d’origines communales différentes selon les types. Les échelles de centralité ne sont alors pas les mêmes : elle peut être interne à une ville, comme dans le cas d’Aulnay, ou étendue dans le cas où son aire d’influence dépasse les frontières communales. La notion d’espace vécu92 d’Armand Frémont peut être particulièrement pertinente pour qualifier le rôle des mosquées dans son rapport à l’espace : celle-ci désigne le réinvestissement de l’espace du quotidien par les perceptions et les pratiques des personnes qui y habitent. L’espace vécu est une harmonisation entre la société et son espace. Dans notre cas, les mosquées participent plus ou moins de cet espace vécu dans le sens où de nombreux projets se trouvent excentrés des populations qui formulent une demande de lieu de culte. Dans d’autres cas, elles y participent et permettent aux fidèles de vivre leur espace grâce aux attentes qu’ils expriment quant à celui-ci. Les mosquées peuvent ainsi participer à créer un « milieu » dans le sens où une population et son espace sont indissociables l’un de l’autre. La centralité peut désigner tant au sens étroit, « une position centrale d’un lieu ou d’une aire dans l’espace », que par extension, « la capacité polarisante de l’espace et de l’attractivité d’un lieu ou d’une aire qui concentre acteurs, fonctions et objets de société »93. La centralité peut dès lors être découplée de sa situation.
. Centralité symbolique : les fonctions et rôles de la mosquée, de la mosquée au centre multifonctionnel.
La centralité que l’on nomme ici symbolique désigne ce qui a trait, selon Jacques Lévy, à tout type de réalité impliquant une transaction et un marché y compris non monétaire. Tout ce qui peut circuler, se diffuser et s’échanger peut entrer en ligne de compte dans cette approche de la centralité. Dans un premier temps, il est possible d’établir les différentes étapes de constructions des projets et voir ce qu’ils recouvrent en termes d’activités afin de cerner en quoi ces lieux de culte peuvent devenir un centre dans les pratiques musulmanes de l’espace.

Le permis de construire et les autorisations municipales et sous-préfectorales

Après avoir réuni une somme assez importante, l’association doit monter un dossier auprès de la municipalité et de la sous-préfecture afin d’obtenir un permis de construire en adéquation avec le Plan local d’urbanisme. C’est certainement l’étape la plus difficile car il dépend presque exclusivement d’une seule personne, le/la maire qui lui-elle-même est pris(e) dans des considérations tant idéologiques que politiciennes et électoralistes. La Commission de réflexion juridique sur les relations des cultes avec les pouvoirs publics de 2006, connue sous le nom de Rapport Machelon, note la part de responsabilité qui revient aux maires dans la difficile accession des communautés religieuses à l’achat de terrain. On peut y lire : « Les maires, en effet, s’abritent très souvent derrière des règles d’urbanisme pour empêcher l’ouverture des lieux de culte. Les communes font ainsi usage de leur droit de préemption pour empêcher une association cultuelle d’acquérir un terrain ». Le droit de préemption est défini par l’article 210 du Code de l’urbanisme comme la possibilité pour une commune d’acquérir en priorité un bien foncier ou immobilier lorsque celui-ci est sur le point d’être vendu.
Dans le cas d’Aulnay-sous-Bois et selon Yacine Laoudi, le maire précédent ne voulait pas entendre parler d’une mosquée et refusait toute démarche d’attribution de terrain emphytéotique. Après l’élection du nouveau maire, les obstacles au projet ont disparu avec à la clé un terrain plus grand et mieux situé que celui auparavant convoité. Le rôle central du maire est souligné dans les études96 de Claire de Galembert mais il est aussi corroboré par M’Hammed Henniche qui dans l’Union des associations musulmanes du 93 organise des repas de discussion entre les associations et les maires de différentes villes afin de faire progresser le dialogue et la connaissance mutuelle. Le maire est la figure incontournable des projets, même si les associations choisissent la voie privée pour financer la mosquée et son terrain, il n’en reste pas moins l’étape du permis de construire et de l’adéquation au PLU. Le Plan local d’urbanisme peut desservir les projets au sens où ceux-ci définissent des zones (zone d’habitat, zone naturelle, etc.) dans lesquelles un édifice religieux peut ne pas trouver sa place. Une autre difficulté que rencontrent les mosquées et qui participe du montage de dossier revient au statut du bâtiment et aux autorisations. Les mosquées n’ont aucune existence juridique au sein des réglementations des Etablissements recevant du public (ERP), il faut donc insérer une mosquée dans une législation qui serait la plus proche de ce qu’elle propose. Yacine Laoudi présente les difficultés auxquelles l’association d’Aulnay a pu être confrontée : Après dans les ERP, il y a des catégories 1, 2, 3 et il y a une réglementation selon chacune, plus on monte plus c’est dur. Alors quand on dépasse les 1500 m², la réglementation elle est pfff… impossible. Si on fait 1500 personnes, ça fait 700 m² de construit, donc toutes les mosquées d’Ile-de-France devraient dépasser les 700m² au minimum, s’il est devait accueillir tout le monde à l’intérieur, sauf que du coup, elles se retrouvent toutes en catégorie 1, avec une réglementation incroyable. Déjà pour obtenir le permis c’est plus lent, il y a neuf commissions, pour que le maire puisse signer. Alors je ne vous dis pas ! Faut faire un ascenseur pour les handicapés, ce qu’il demande c’est fou, on leur a dit que tout ce qui ce faisait à l’étage ce faisait au rez-de-chaussée, alors les deux ou trois personnes handicapées elles ne sont pas obligées de monter, elles peuvent tout faire au rez-de-chaussée, pourquoi voulez-vous qu’elles montent. « Ah non, mais c’est des discriminations, si elles veulent monter, faut qu’elles montent ! » donc on a été obligé d’ajouter deux ascenseurs, 50 000 euros, et l’entretien tous les ans, à cause de ça. Il y a beaucoup de résistances, les normes, tout ça. C’est un parcours du combattant au niveau des normes et des travaux».
Les mosquées dans leur montée en visibilité paient en contrepartie les exigences législatives relatives aux bâtiments de surface importante destinés à accueillir des personnes en nombre. Les associations doivent se plier aux exigences administratives et faire les allers-retours nécessaires entre la conception du projet par l’architecte, les normes et leurs fonds. Les dernières étapes sont parfois longues mais moins contraignantes que les conceptions et autorisations de départ.

Une centralité par l’action sociale

Mise à part la partie culturelle, la mosquée propose des activités sociales en lien direct avec les populations environnantes. Les centres proposent un certain nombre de services parmi lesquels on peut trouver des cours d’alphabétisation, de l’aide aux devoirs ou une aide administrative pour orienter les personnes qui rencontrent des difficultés dans ces démarches. C’est par exemple le cas de la mosquée de Clamart qui proposera un accompagnement des jeunes en difficulté. Selon Bastien Duchesne : « Il faut qu’on ait un rôle social, éducatif, ça va beaucoup plus loin que du culte, on voit malheureusement, dans les quartiers sur les hauts de Clamart, beaucoup de jeunes, enfin beaucoup c’est relatif, mais quand même des jeunes qui arrêtent tôt les études, peut-être parce qu’ils sont mal orientés, ou dégoûtés, ou parce qu’on n’a pas assez parlé avec eux, peut-être que les parents les comprennent pas assez. Il y a clairement quelque chose à faire. Que ce soient des collégiens, des lycéens, les aider dans leurs études, essayer de les orienter. » Sur l’ensemble des bénévoles, de nombreux secteurs d’activité sont recouverts par les activités professionnelles de chacun, ainsi la mosquée constitue un centre dans lequel s’échangent des conseils et des discussions intergénérationnelles qui peuvent bénéficier aux plus jeunes.
Une autre fonction à laquelle les mosquées participent, plus ou moins selon les cas, revient à l’aide sociale voire humanitaire auprès des populations les plus nécessiteuses. La mosquée Nour de Sartrouville a mis en place une épicerie sociale101 qui distribue des paniers de nourriture aux personnes démunies. Les denrées sont récupérées auprès des grandes surfaces de Sartrouville, Flins-sur-Seine et Gennevilliers qui retirent de la consommation des produits périssables sous quelques jours. L’association se charge de les récupérer en camion frigorifique et les amène dans une chambre froide au sein de sa mosquée. Faire preuve de charité fait partie du rôle du musulman, la zakat est l’un des cinq piliers de l’islam. Autant les projets de mosquée sont issus de ces dons, autant les mosquées organisent aussi la forme que peut prendre cette charité : distributions de nourriture, maraudes auprès de SDF comme en organise l’association l’Umma’nité disposant du soutien logistique de la mosquée de Sucy-en-Brie (77) et dons sont des pratiques charitables courantes. D’autres projets envisagent des aides humanitaires internationales pour la Palestine ou pour des constructions de puits au Mali102 par exemple.
Par les multiples actions menées et la variété des champs recouverts par les nouvelles mosquées, les lieux de culte ne sont plus simplement l’endroit où pratiquer sa foi mais bel et bien des « centres plurifonctionnels »103 selon l’expression de J-P. Willaime, qui regroupent autant de fonctions que la religion peut elle-même contenir sous forme de dogmes.

La mosquée comme espace-temps de sociabilité

Dans l’approche symbolique d’une centralité, la mosquée donne l’occasion au groupe de fidèles de se réunir tant pour le partage du culte que pour échanger à propos de tous les autres domaines de la vie. L’espace de sociabilité n’est pas recouvert pas les fonctions à proprement dites de la mosquée mais il fait partie des rôles qu’on lui attribue. La spatialité arabo-musulmane a forgé le concept de houma (qui n’est pas la communauté de croyants oumma) qui définit l’espace de rayonnement de la mosquée. Nassima Dris note que cette notion de quartier, dans l’imaginaire collectif, est « l’espace communautaire idéal, un espace d’interconnaissance qui identifie le semblable »104. L’observation de la mosquée Essalam de Saint-Ouen un vendredi aux horaires de prière en a montré un exemple. Devant la mosquée, de nombreuses personnes aux abords de l’entrée discutent entre eux (voir la photo ci-dessous). A la fin de la prière, plusieurs personnes exposent sur le trottoir des objets qui ont trait au culte musulman (des chapelets musulmans (tasbih), des livres, des enregistrements du Coran, de l’huile de nigelle, etc.), d’autres exposent des foulards ou quelques objets n’ayant pas de rapport direct avec l’islam. Certains font la quête pour le futur projet de mosquée qui remplacera la mosquée actuelle et quelques hommes portent des gilets phosphorescents pour assurer la circulation, sécuriser les prières de rue et répondre à d’éventuels renseignements. Quand je suis passée devant un café-restaurant du quartier, celui-ci était en train d’ouvrir ses portes ; en revenant de la mosquée j’ai pu constater qu’il était rempli des fidèles qui venaient de sortir de la mosquée. Cela renseigne sur deux aspects : le café ouvre au moment même où se termine la prière du vendredi matin se fixant donc en partie sur les temporalités du culte et des affluences de fidèles. Les fidèles, une fois leur prière terminée, passent un moment entre eux, debout dans l’espace public ou au café, afin d’échanger et partager nouvelles, avis et discussions. Cela n’est pas sans rappeler certains usages du monde arabe concernant l’occupation de l’espace public comme la ville de Lyon en offre un exemple représentatif avec la place du Pont où se tiennent des chibanis, des anciens du Maghreb, qui font circuler des informations et des nouvelles par transmission orale. Ce phénomène instaure une dialectique entre un espace et une population qui par l’intermédiaire de leur usage et de leur appropriation réciproque font naître une dimension géographie particulière de congruence et d’assimilation de l’un à l’autre selon des temporalités propres.
Les associations à l’origine des projets de mosquées sont bien au fait de l’importance sociale que le lieu de culte revêt. Selon Yacine Laoudi d’Aulnay sous Bois, la mosquée est « un lieu de vie, oui c’est vrai qu’on n’a pas du tout la même notion du lieu de prière comme les chrétiens. La mosquée est un lieu de vie, on ne fait pas que la prière dedans. Les gens se marient dans une mosquée, ils font la fête dans les mosquées, tout se fait dedans ! » Dans cette configuration, les liens entre un quartier et un lieu de culte circulent facilement de l’un à l’autre puisque la temporalité de l’un influence les rythmes de sociabilité de l’autre et peut susciter une organisation, celle des commerces par exemple, calquée sur les pratiques du culte. Dans bien des cas, et la mosquée de Saint-Ouen en apporte la preuve, les mosquées aux heures de prière colorent le paysage du quartier où elles se trouvent. Les fidèles, s’ils le peuvent, portent des habits signifiants l’islam ou une culture d’origine (des qamis, djellabas, babouches, jilbabs, des chéchias, des calottes de laine, etc.) et portent à la main des tapis de prière ou des cartons pour ceux qui prévoient d’avance la saturation de la mosquée et la prière de rue. L’heure de la prière fait naître des mouvements de population convergente en un nombre tel que le phénomène est notable dans l’espace public. Ces flux de population participent à la création d’un paysage mouvant au caractère religieux bien visible dont la mosquée est à l’origine et le point d’arrivée. Son extension dans l’espace est bien supérieure à l’espace du bâtiment : les prières de rue la prolongent, les sociabilités l’étendent encore au-delà et les flux convergents créent toutes sortes de déplacements dans les transports publics selon l’aire d’influence et la capacité de la mosquée en question. Une dame de 70 ans rencontrée dans le tram un vendredi se déplaçait du quartier de l’hôpital Robert Debré dans le 19ème, à la limite du 20ème pour se rendre dans la mosquée rue des Poissonniers dans le 18ème où elle était toujours allée durant sa vie à Paris. Les logiques spatiales ne suivent ainsi pas toujours la loi de la proximité mais peuvent s’attacher à une dimension presque affective d’habitudes auxquelles on ne voudrait déroger. Les mosquées peuvent donc étendre leurs influences spatiales bien au-delà d’un périmètre restreint justement parce qu’elles n’offrent pas seulement un lieu où faire sa prière mais aussi tout un cadre de sociabilité. La communication et l’échange entre fidèles, qu’ils soient interprofessionnels ou intergénérationnels, permettent de constituer un groupe et de réunir une population autour d’un lieu fédérateur dont elle est elle-même bien souvent à l’origine. Il s’agit désormais d’analyser les fidèles en tant qu’acteurs des mosquées récemment construites ou des projets en cours.

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Table des matières

PARTIE I : PRESENTATION METHODOLOGIQUE DE L’OBJET D’ETUDE
Chapitre 1 : Positionnement dans le champ disciplinaire géographique
I. Géographie culturelle et approches de la culture
II. Géographie et religion, géographie des religions
III. Géographie des lieux de culte de religions minoritaires
Chapitre 2 : Le contexte français de la diversité culturelle : le cas de l’islam
I. L’approche des cultures dans le contexte idéologique et politique français
II. L’islam en France, entre polémiques institutionnelles et réactions identitaires : quel climat de réception des lieux de culte musulmans ?
Chapitre 3 : Méthodologie d’enquête et contextualisation du fait musulman
I. Typologie des lieux de culte musulmans en Ile-de-France : point de départ aux méthodes, terrain et problématisation de recherche
II. Problématisation, justification du terrain et méthodes de recherche
PARTIE II : ETUDE DU CAS FRANCILIEN DANS L’APPARITION DE MOSQUEES VISIBLES ET FORMATION D’UNE COMMUNAUTE DE PROJET MUSULMANE LOCALE
Chapitre 1 : Les nouvelles mosquées, centralités géographique et symbolique ?
I. Centralité géographique en question : la localisation multiscalaire, une cohérence entre population et territoire ?
II. Centralité symbolique : les fonctions et rôles de la mosquée, de la mosquée au centre multifonctionnel
Chapitre 2 : Des fidèles aux bénévoles : acteurs et mise en action des mosquées récentes, amorce ou consolidation d’une construction de l’oumma locale
I. Répartition et redistribution des rôles
II. La communauté locale de projet, contributions financières et partage de savoir faire : éléments d’observation extérieure et discours sur elle-même
PARTIE III : AMORCE D’UNE COMMUNAUTE DE CROYANTS ELARGIE : PRINCIPE DE RECONNAISSANCE ET FORMATION D’UN GROUPE – ACTEUR SOCIAL VISIBLE DANS L’ESPACE PUBLIC FRANÇAIS ?
Chapitre 1 : Détour heuristique outre-manche : les enseignements d’une comparaison londonienne
I. Le contexte idéologique du multiculturalisme en Grande Bretagne
II. Intégration des mosquées dans l’espace urbain londonien
Chapitre 2 : Diversité culturelle : visibilité et reconnaissance du groupe musulman dans l’espace public français
I. Dissemblances par rapport au cas français : temporalités et structuration multiscalaire des communautés musulmanes londoniennes et/ou britanniques
II. La diversité culturelle et le traitement de la « différence » : des concepts à contextualiser…
III. Reconnaissance et visibilité de la population musulmane dans l’espace public : visibilité différentielle et signification symbolique de l’apparition de mosquées architecturées
Chapitre 3 : Nouvelles communautés dans l’espace et au sein de la société : l’exemple d’une possible structuration des fidèles musulmans
I. Tentative et limites de l’extension des communautés locales de projet à une communauté élargie de musulmans : la question de la représentation dans l’espace public
II. Recompositions sociales et spatiales dialectiques par l’appréhension de la différence : interactions créatrices entre les groupes et la société dans la renégociation du pouvoir d’action et de représentation
Conclusion

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