La mortalité liée au cancer est principalement associée à la progression de la maladie et à la formation de métastases secondaires, compétence acquise par les cellules cancéreuses au cours du développement tumoral parmi les dix grandes altérations impliquées dans la progression de la maladie (Hanahan, 2011 ; Lambert, 2017) (Figure 1). Les mécanismes responsables de la formation des métastases depuis l’invasion des cellules à partir de la tumeur primaire, la dissémination métastatique, jusqu’à la colonisation des organes secondaires sont multiples et complexes (Chambers, 2002). Des cellules tumorales circulantes (CTC) ont été retrouvées associées à la dissémination métastatique dans les systèmes circulatoires (Parkinson, 2012 ; Massagué et Obenauf, 2016 ; Castro-Giner, 2020). Ces cellules disséminées, peuvent être retrouvées dans la circulation sous différentes formes, notamment sous forme de clusters qui présentent un intérêt clinique majeur en raison de leur potentiel métastatique élevé (Aceto, 2014 ; Hong, 2016) et de leur valeur prédictive et pronostic de l’évolution du cancer (Jansson, 2016 ; Wang, 2017). Ainsi, la compréhension des mécanismes impliqués dans la formation de ces clusters de cellules circulantes peut contribuer à l’identification de nouvelles voies thérapeutiques.
Métastases, clusters de CTC et agrégation cellulaire
La formation de métastases, un processus multi-étapes
La formation de métastases est un processus dynamique comportant plusieurs étapes aboutissant à la formation de nouvelles lésions malignes (Figure 2). Elle est tout d’abord initiée par l’invasion des cellules à partir de la tumeur primaire qui peuvent se détacher sous forme individuelle, après avoir effectué un changement phénotypique appelé transition épithéliomésenchymateuse (EMT), ou via la migration de groupes de cellules formant des unités cohésives. Ces deux modes de détachement des cellules seront détaillés dans la partie suivante. L’invasion locale se traduit alors par l’entrée des cellules cancéreuses dans le stroma tumoral environnant puis dans le parenchyme sain adjacent. Pour envahir le stroma, les cellules tumorales doivent dans un premier temps franchir la lame basale, une matrice extra-cellulaire (MEC) spécialisée qui joue un rôle primordial dans l’organisation des tissus épithéliaux. La dégradation de cette membrane permet la libération de molécules impliquées dans la modulation de signaux de transduction au sein des cellules cancéreuses conduisant à l’altération de la polarité cellulaire, de la prolifération, de leur capacité d’invasion et de leur survie (Bissell, 2011 ; Valastyan, 2011).
Suite à leur invasion dans le tissu environnant la tumeur primaire, les cellules tumorales rejoignent la circulation par intravasation à travers les parois de l’endothélium des vaisseaux. Cependant, des travaux récents ont montré que l’intravasation intratumorale n’était pas forcément précédée de l’invasion locale et qu’elle pouvait avoir lieu en parallèle ou de manière indépendante à l’invasion du stroma adjacent par les cellules tumorales (Deryugina, 2017). Par ailleurs, pour une grande majorité des tumeurs solides, la nécessité d’approvisionnement en nutriments et en oxygène conduit au développement de nouveaux vaisseaux. Ce phénomène appelé néo-angiogenèse, permet aux cellules cancéreuses ayant quitté la masse tumorale d’entrer plus facilement dans la lumière des vaisseaux sanguins ou lymphatiques (Chambers, 2002). À l’inverse des vaisseaux présents dans les tissus normaux, cette néovasculature, dont la formation est induite par les cellules cancéreuses, est composée de cellules endothéliales adjacentes dont les interactions sont plus faibles, permettant ainsi de faciliter le passage des cellules malignes (Carmeliet, 2011).
D’autres changements moléculaires promeuvent également la capacité des cellules tumorales à passer entre les péricytes et les cellules endothéliales formant les vaisseaux, comme la sécrétion de la cytokine TGFb et d’EGF (Giampieri, 2009 ; Wyckoff, 2007). Néanmoins, toutes les tumeurs solides ne nécessitent pas la formation de nouveaux vaisseaux pour que les cellules qui s’en échappent effectuent l’intravasation et certaines d’entre elles sont dîtes nonangiogéniques (Donnem, 2018).
Les cellules cancéreuses étant parvenues à rejoindre la lumière des vaisseaux peuvent se disséminer par les circulations artérielle et veineuse où elles circulent sous forme de cellules tumorales circulantes (CTC) identifiées dans la plupart des cancers épithéliaux incluant les cancers de la tête et du cou (Nichols, 2012), pulmonaires (O’Flaherty, 2012), gastro-intestinaux (Takeuchi, 2010) et mammaires (Swaby, 2011). Les cellules tumorales circulantes sont retrouvées sous forme de cellules individuelles ou associées au sein de clusters ou microemboles pouvant intégrer des éléments non tumoraux (Hong, 2016). Des technologies récentes ont été développées pour faciliter leur détection dans la circulation sanguine des patients (Pantel, 2008 ; Stott, 2010) permettant ainsi de mieux définir leur origine et leur potentiel métastatique. Dans les parties suivantes, nous détaillerons plus spécifiquement les caractéristiques biologiques et cliniques des clusters de CTC.
Le passage des cellules cancéreuses circulantes vers un site anatomique distinct comporte plusieurs obstacles. Tout d’abord, il existe des contraintes physiques associées à la survie dans les systèmes circulatoires qui incluent le faible attachement à un substrat, la présence du flux hydrodynamique et les contraintes de cisaillement (Headley, 2016). Les cellules cancéreuses sont également plus vulnérables aux attaques du système immunitaire, notamment par celles des Natural Killer (NK) qui conduisent à leur élimination rapide. Néanmoins, certaines interactions entre les CTC et d’autres types cellulaires présents dans la circulation, tels que les plaquettes, les polynucléaires neutrophiles, les macrophages et les cellules endothéliales, contribuent à faciliter leur transit et leur extravasation vers des organes distants grâce à une migration trans-endothéliale (TEM) (Lambert, 2017). Dans certains cas, la TEM n’est pas requise et les cellules cancéreuses prolifèrent au sein des vaisseaux sanguins conduisant à la croissance de colonies intraluminales qui finissent par rompre les parois endothéliales leur permettant un accès direct au parenchyme tissulaire (Al-Mehdi, 2000). Un autre mécanisme a récemment été décrit, dans lequel les cellules tumorales réalisent une extravasion et génèrent ensuite des métastases via l’induction d’une nécrose des cellules endothéliales (Strilic, 2016). De manière générale, la colonisation métastatique n’est pas seulement guidée par la dynamique du flux circulatoire et intervient de manière spécifique à certains organes (Fidler et Nicolson, 1976). Cette spécificité peut s’attribuer à la fois aux propriétés des cellules cancéreuses, dont la taille peut s’avérer être un critère limitant pour progresser dans certains capillaires de faible diamètre, ainsi qu’aux facteurs présents dans le microenvironnement de l’organe colonisé (Fidler, 2003 ; Allen et Jones, 2011).
Pour former des métastases, les cellules cancéreuses extravasées doivent survivre dans un nouveau microenvironnement différent du premier site de formation de la tumeur primaire. Ces différences incluent les cellules stromales, les constituants de la MEC, la disponibilité des facteurs de croissance et des cytokines, et l’architecture du tissu lui-même (Valastyan, 2011). Ainsi, alors qu’un nombre important de cellules issues de la tumeur primaire accède à la circulation, seule une très faible proportion donne lieu à la formation de métastases. La principale cause de ce phénomène est attribuée à l’apoptose des cellules tumorales à leur arrivée au niveau de l’organe secondaire (Luzzi, 1998 ; Chambers, 2000 ; Wong, 2001). Pour pallier ce phénomène, les cellules cancéreuses peuvent établir des niches pré-métastatiques induites en premier lieu par la sécrétion de facteurs systémiques à partir de la tumeur primaire, induisant ainsi une surexpression de fibronectine de manière organe-spécifique. Cela est permis grâce à la mobilisation de progéniteurs cellulaires hématopoïétiques à partir de la moelle osseuse vers les futurs sites de formation des métastases qui modifient ensuite le microenvironnement local en sécrétant des facteurs permettant de stimuler plusieurs intégrines ainsi que la libération de molécules présentes dans la MEC et responsables de la chimio-attraction des cellules cancéreuses (Psaila, 2009 ; Peinado, 2017). Ces prédispositions permettent de convertir des microenvironnements distants en des sites plus propices à l’installation future des cellules cancéreuses disséminées.
Au sein de ces niches métastatiques, les cellules tumorales disséminées peuvent s’établir pendant plusieurs mois, années ou même décennies dans un état de dormance. Ce statut spécifique est un état latent dans lequel les cellules deviennent quiescentes et réversiblement arrêtées en phase G0 du cycle cellulaire (Sosa, 2014). Souvent identifiées comme étant résistantes aux stratégies thérapeutiques du fait qu’elles ne soient pas en cycle de division actif, ces cellules seraient très souvent responsables de la récurrence de la maladie (Yeh, 2015). Après être sorties de cet état quiescent, les cellules tumorales doivent à leur tour interagir avec les composants de la MEC pour survivre, proliférer et former des métastases macroscopiques irriguées par de nouvelles ramifications des vaisseaux sanguins (Chambers, 2002 ; Shibue, 2011). Pour cela, les cellules cancéreuses peuvent acquérir ou exprimer des marqueurs présents sur les cellules résidentes non malignes. Ce mimétisme pourrait être une adaptation spécifique des cellules cancéreuses requise pour leur survie dans les organes secondaires. En plus de ces propriétés intrinsèques aux cellules cancéreuses, elles sont capables de subvertir les cellules stromales résidentes pour initier des programmes de remodelage du tissu afin de faciliter leur colonisation (Weilbaecher, 2011). Ainsi, le stroma local, comprenant la MEC, les cellules non malignes et les molécules de signalisation produites, constitue une part intégrante et vitale des niches secondaires. En plus des aberrations génétiques portées par les cellules cancéreuses, ces paramètres déterminent la croissance, la morphologie et le caractère agressif des cellules tumorales disséminées (Sleeman, 2012). Ainsi, la progression du cancer vers la formation des métastases n’est pas seulement dépendante des cellules tumorales, mais elle est également influencée par leurs interactions avec les types cellulaires non malins, la structure biochimique et biomécanique de la MEC et la disponibilité des facteurs de croissance. Ces mécanismes évoluent au cours de la progression tumorale en fonction du microenvironnement local et distant par lequel les cellules tumorales transitent ou s’établissent (Cox, 2011 ; Chitty, 2018).
Modulation de l’adhérence cellulaire au cours du processus métastatique
Plusieurs phénomènes biologiques sont responsables de la formation des métastases, parmi lesquels on retrouve la modulation de l’adhérence cellule-cellule et cellule-matrice qui joue un rôle prédominant dans les étapes précoces et tardives du processus métastatique. Le détachement des cellules de la tumeur primaire est la conséquence d’une diminution de la force de cohésion entre les cellules. A l’inverse, l’augmentation des forces d’interaction entre les cellules cancéreuses métastatiques leur permet de se rassembler, de survivre dans les systèmes circulatoires, de former des agrégats multicellulaires et d’interagir avec les cellules endothéliales pour réaliser l’étape d’extravasation (Glinsky, 1998).
La transition épithélio-mésenchymateuse, un processus clé
La première étape du processus métastatique a été initialement décrite par le détachement de cellules individuelles de la tumeur primaire, identifié au cours de la tumorigenèse de différents cancers incluant ceux de la prostate, du poumon, du foie, du pancréas ou du sein (Hugo, 2007). Pour initier ce mécanisme, les cellules épithéliales tumorales acquièrent différentes caractéristiques telles que la perte de leur polarité apicale, le remodelage des jonctions intercellulaires et des interactions avec la matrice extracellulaire (MEC) ainsi que le remodelage du cytosquelette, qui ensemble, participent à la transition d’un phénotype épithélial statique vers un phénotype mésenchymateux mobile détaché de la masse tumorale et de la matrice environnante permettant ainsi l’évasion des cellules malignes (Micalizzi, 2010).
Ce phénomène conservé appelé la transition épithélio-mésenchymateuse (EMT), s’effectue progressivement de manière plastique et dynamique entre différents états intermédiaires. En effet, l’action de l’EMT conduit à l’acquisition de certains traits mésenchymateux tout en conservant certaines caractéristiques des cellules épithéliales telles que la présence de jonctions intercellulaires. Ces états d’équilibre entre les deux phénotypes conduisent à l’apparition de cellules aux phénotypes mixtes dites métastables (Lee, 2006 ; Nieto, 2016) (Figure 3). La flexibilité de ces cellules leur permet à la fois d’induire et de reverser ce processus par la transition inverse, mésenchymateuse-épithéliale (MET), associée à la perte de leur capacité à migrer, le retour d’une polarisation apico-basale et l’expression de complexes jonctionnels caractéristiques des tissus épithéliaux (Thiery, 2009). La plasticité des phénomènes d’EMT et de TEM permettent ensemble d’assurer la dissémination métastatique des cellules cancéreuses. Ces transitions phénotypiques interviennent en réponse à une multitude de facteurs de signalisation qui induisent l’expression de facteurs de transcription spécifiques tels que Snail, Slug et Twist (Moyret-Lalle, 2014; Skrypek, 2017, Stemmler, 2019) responsables de l’augmentation de l’expression des marqueurs mésenchymateux, tels que la vimentine et la N-cadhérine, et de la diminution de l’expression des marqueurs épithéliaux comme la E-cadhérine et la cytokératine (Kalluri, 2009 ; Ribatti, 2020). Ces facteurs peuvent être induits par des facteurs de croissance tels que l’EGF, le FGF et le TGF-b (Huber, 2005) et également par des cytokines inflammatoires présentes dans le stroma tumoral comme les interleukines 6 et 8 ou le TNF-a (Fernando, 2011). Les interactions des cellules cancéreuses avec les éléments présents dans leur microenvironnement leur permettent ainsi d’activer différentes voies de signalisation impliquées à la fois dans la croissance de la tumeur primaire mais aussi dans l’invasion des cellules. Plusieurs signaux provenant du stroma tumoral permettent d’initier l’induction de l’EMT via l’expression des facteurs de transcription incluant les interactions hétérotypiques entre les cellules cancéreuses voisines et leursinteractions avec les cellules stromales associées aux tumeurs (Ribatti, 2020). En effet, la présence de fibroblastes associés aux tumeurs (CAF : cancer associated fibroblasts) permet d’induire l’EMT notamment par la sécrétion de métalloprotéinases et de TGF-b (Giannoni, 2010 ; Yu, 2014). Il en est de même pour les macrophages associés aux tumeurs (TAM : tumor associated macrophages) qui peuvent également contribuer à l’activation de l’EMT dans les cellules cancéreuses, par exemple via la sécrétion de TGF-b (Bonde, 2012). D’autre part, un microenvironnement hypoxique contribue également à la sécrétion de facteurs inducteurs de l’EMT tels que HIF-1a, qui induit l’activation de voies de signalisation dans les cellules mésenchymateuses (Jiang, 2007).
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Table des matières
Introduction
Partie 1 : Métastases, clusters de CTC et agrégation cellulaire
I. La formation de métastases, un processus multi-étapes
II. Modulation de l’adhérence cellulaire au cours du processus métastatique
1- La transition épithélio-mésenchymateuse, un processus clé
2- La migration cellulaire collective, un mécanisme d’invasion alternatif
3- Les clusters de CTC : origine, composition, utilisation diagnostic et pronostic
a) Marqueurs de pronostic et de diagnostic
b) Technique de capture
c) Origine de formation et potentiel métastatique
d) Composition cellulaire des clusters de CTC
III. La modulation de l’agrégation cellulaire tumorale
1- Méthodes d’étude de l’agrégation cellulaire tumorale
a) Etude de l’agrégation cellulaire in vitro
b) Modèles in vivo de la formation de clusters
2- Mise en évidence des régulateurs de l’agrégation
a) Les facteurs solubles
b) Les récepteurs de surface
c) La tension du cytosquelette
d) Les protéines jonctionnelles
Partie 2 : Progression du cycle cellulaire et agrégation des cellules
I. Présentation générale du cycle cellulaire et de ses mécanismes de régulation
II. Engagement dans le cycle cellulaire au point de restriction
1- Passage du point de restriction
2- Ciblage pharmacologique du point de restriction
III. Déroulement de la mitose
1- Description des différentes étapes de la mitose
2- Le ciblage pharmacologique du fuseau mitotique
IV. Progression du cycle cellulaire et adhérence cellulaire
1- Implication des cadhérines dans la progression du cycle cellulaire
a) Au cours de la progression en G1
b) Au cours de la mitose
2- Les jonctions communicantes et la progression du cycle cellulaire
3- Les jonctions serrées et la prolifération des cellules épithéliales
a) Régulation de la progression en G1
b) Régulation de l’entrée en mitose
4- Modulation de l’adhérence cellulaire au cours de l’arrondissement des cellules en mitose
Résultats
Conclusion