Rôle des memristors dans le contexte des réseaux de neurones artificiels
Dans les réseaux de neurones matériels basés sur la technologie CMOS, le comportement d’une synapse peut être émulé avec une grande précision mais en utilisant des circuits relativement complexes. Nous pouvons citer Mahowald et Douglas (Institut Californien de Technologie – Caltech) qui ont été parmi les précurseurs16 mais aussi les travaux du groupe de K. Boahen (Université de Stanford) qui a développé plusieurs circuits de ce type utilisant notamment huit transistors et un condensateur par synapse.17 Le consortium du projet FACETS a, quant à lui, développé un neurone matériel dont le comportement est très proche de celui d’un neurone humain. Basé sur la technologie CMOS, ce neurone utilise un nombre d’éléments très important. Emuler les synapses en utilisant des memristors18–22 permettrait de réduire fortement leur taille. En contrepartie, la fidélité au modèle biologique peut s’en trouver amoindrie. Le fait que les memristors soient, pour la plupart, des dipôles nanométriques constitue un atout majeur. Il deviendrait possible de remplacer, au sein des ANNs, une synapse faite de plusieurs transistors par un seul memristor. Le gain de place qui en résulterait est colossal, que ce soit pour le nombre de composants ou pour la gestion des connexions. Les memristors étant des composants à deux terminaux, ils peuvent être agencés de manière à réduire au minimum l’encombrement. Cette structure est appelée crossbar. Elle consiste en un ensemble d’électrodes parallèles qui croisent perpendiculairement un autre ensemble d’électrodes, le composé memristif étant aux intersections. Cette structure présente en plus l’avantage de pouvoir être fabriquée en trois dimensions (Figure 1-2a). Cependant, les fuites ou « sneak paths » sont à l’heure actuelle un problème majeur. Ces fuites viennent de la possibilité pour un courant parasite (Isneak sur la Figure 1-2b) de s’ajouter au courant désiré (Iread).23 Plusieurs solutions ont été proposées pour résoudre ce problème comme l’ajout d’une diode24 ou d’un transistor25 en série mais aussi la lecture à haute fréquence26. Les deux premières solutions ont pour inconvénient d’augmenter la place prise par chacun des éléments alors que la dernière ne traite pas le problème des fuites lors de l’écriture et de l’effacement. La meilleure solution matérielle serait d’obtenir un memristor ayant la propriété intrinsèque d’une diode de très bonne qualité afin de ne pas augmenter l’encombrement. De plus, des solutions existent en adaptant l’architecture du circuit. Citons notamment celle développée par le groupe de J-O. Klein où la réalisation des opérations de lecture, d’écriture et d’effacement en parallèle annule tout risque de fuites par ces « sneak paths ». C’est cette solution qui sera utilisée dans le circuit développé dans le projet MOOREA. Le crossbar présente un autre avantage pour l’intégration dans un ANN. Avec des memristors comme synapses, le poids synaptique est remplacé par la conductance du dispositif. Le signal en sortie d’une ligne réalise donc automatiquement la somme des signaux d’entrée pondérés par les poids synaptiques. Cela permet de limiter la complexité de fabrication des neurones et donc l’espace occupé.
Les différentes applications potentielles des memristors
Les memristors pourraient être de bons candidats pour servir de synapses dans les ANNs mais pas seulement. Ils pourraient être utilisés pour d’autres applications. Citons d’abord leur utilisation en tant que mémoires digitales (utilisées uniquement dans deux états 1 et 0)41–43 qui concentre une large part des recherches actuelles. D’autres propositions portent sur leur implémentation dans des portes logiques44–46 ou au sein de FPGA.47–50 Enfin, de manière plus marginale à ce stade, les memristors peuvent être utilisés pour des applications utilisant les effets stochastiques.51,52 Yang, Strukov et Stewart ont proposé un résumé de la majeure partie des applications possibles des memristors pour l’électronique53 et ont dressé un graphe représentant qualitativement le cahier des charges associé. Comme nous pouvons le voir sur la Figure 1-9, ils choisissent dix paramètres qu’ils considèrent comme essentiels. Ils estiment ensuite les besoins des différentes applications pour ces paramètres et comparent avec les meilleurs résultats obtenus. Il est important de noter que la courbe des résultats démontrés est issue de différents memristors n’impliquant donc pas nécessairement qu’un memristor regroupe aujourd’hui toutes ces performances. Nous remarquons que les besoins changent selon les applications. Par exemple, les applications mémoires nécessitent une très grande reproductibilité ainsi qu’une très grande densité. Au contraire, ces critères sont beaucoup plus souples pour des applications neuromorphiques. Par contre, le nombre d’états différents disponibles doit être très important. Cette figure montre que l’utilisation de memristors pour des applications neuromorphiques et des applications de logique ne présente pas de points bloquants, même si toutes les performances requises ne sont pas nécessairement réunies sur une même technologie à l’heure actuelle. Au contraire, la densité d’intégration ou encore le problème de l’énergie requise à la commutation sont selon les auteurs des points bloquants pour la mise sur le marché d’applications mémoires.
Les memristors à base de matériaux organiques
L’électronique organique est un domaine dont le niveau de maturité technologique progresse rapidement. A ce jour, ce sont principalement les diodes électroluminescentes organiques (OLEDs) pour l’affichage (et dans une moindre mesure pour l’éclairage) qui atteignent le marché. Les transistors organiques en films minces (OTFTs) et les cellules photovoltaïques organiques (OPVs) sont encore principalement au stade de développement. Les mémoires organiques sont moins matures encore et représentent un point bloquant sérieux pour le développement de circuits tout-organiques performants. Le très grand intérêt suscité par l’utilisation de matériaux organiques en électronique est lié à plusieurs facteurs. Les chercheurs y voient en premier lieu un énorme potentiel en termes de réduction des coûts de fabrication via l’utilisation de techniques telles que l’impression ou, de façon plus générale, des procédés à basse température. Avec l’essor des smartphones et autres ordinateurs ultra-mobiles, la possibilité d’implémenter ces dispositifs organiques sur des substrats flexibles devient un atout majeur. L’un des points forts de la voie organique réside également dans l’extrême diversité apportée par la chimie qui permet d’envisager de nombreuses combinaisons de fonctionnalités et un possible ajustement des propriétés électroniques au niveau de la synthèse des molécules. Enfin, l’organique est également envisagé comme une option à long terme pour diminuer la taille des circuits (notamment des mémoires) puisque de nombreux groupes évaluent ces effets mémoires jusqu’à l’échelle de la molécule individuelle. A ce stade, le niveau de maturité de l’électronique moléculaire ne permet pas d’envisager d’applications à moyen terme et ce domaine reste donc au niveau fondamental. Les mémoires à molécules uniques ne sont encore ni assez robustes ni assez reproductibles pour envisager la réalisation de démonstrateurs de circuits à apprentissage. C’est pourquoi dans la suite de ce manuscrit, nous limiterons volontairement les références au domaine de l’électronique mono-moléculaire, sauf lorsque cela permet d’éclairer un mécanisme de transport ou de commutation. Le lecteur spécifiquement intéressé par les mémoires à molécules individuelles peut se reporter par exemple à la revue de S-J. van der Molen et P. Lilijeroth.107 En 2007, Scott et Bozano91 ont essayé de résumer l’évolution du domaine des mémoires organiques. Pour cela, ils classent l’ensemble des résultats selon la structure de la caractéristique courant-tension (I-V) des dispositifs (Figure 1-23). L’avantage de ce classement est qu’il permet de regrouper des dispositifs différents afin de pouvoir comparer plus facilement les résultats et les mécanismes. Ils classent ces mécanismes en utilisant les variations des paramètres principaux régulant la conduction : le nombre de charges mobiles (N), leur mobilité (µ) ainsi que le champ électrique moyen (E). Ce classement met notamment en évidence les catégories suivantes :
– ils remarquent d’abord qu’une large majorité des dispositifs semblent avoir un mécanisme de conduction localisé. Pour les mécanismes de type filaments métalliques, la commutation à l’état ON implique l’augmentation de N et de µ.108–110
– un phénomène de transfert de charge (CT) entre un élément donneur et un élément accepteur peut également entrainer un changement de conductivité du matériau organique (ce qui implique une augmentation de N). Par exemple, cet effet se produit dans les dispositifs à base de nanoparticules incluses dans un polymère dopé111,112 et dans de très nombreux composés présentant des couples donneur-accepteur comme nous le verrons par la suite.
– une augmentation de charges mobiles N se produit également pour les mémoires utilisant le phénomène de limitation de courant par des charges d’espaces (SCLC) grâce au piégeage-dépiégeage de charges113 ou encore dans les mémoires à changement conformationnel.
– le mécanisme de dopage électrochimique d’un polymère permettant le passage d’un état isolant vers un état conducteur (variation à la fois de µ et de N) est aussi souvent évoqué.
– enfin, il existe des mécanismes, comme le blocage de Coulomb, où la commutation entre différents états de conduction est liée à une variation du champ électrique E au sein du dispositif.
Malgré la quantité importante de littérature traitant des mémoires organiques, les articles n’apportent généralement que très peu d’éléments permettant de conclure sur les mécanismes de conduction et de commutation. Beaucoup de travail reste donc à faire pour les élucider précisément. Dans la suite de ce document, nous étudions les principales familles de mémoires organiques qui se détachent à l’heure actuelle en vue d’applications mémoires :
– celles basées sur la création de filaments conducteurs, notamment de carbone, dans une matrice organique (effet thermique).
– celles basées sur des transferts de charge (CT) via des couples donneur accepteur (effet électronique).
Les mémoires organiques utilisant le phénomène de SCLC et les mémoires organiques à effet électrochimique basées sur la dissolution d’ions métalliques issues des électrodes possèdent des caractéristiques peu dépendantes du matériau organique utilisé. Elles peuvent donc être traitées de la même manière que les mémoires décrites plus tôt (voir respectivement les parties III.a)3 et III.a).1 ci-dessus).
Dispositifs à base de films de complexes métalliques
Comme indiqué au chapitre 1, de nombreuses réalisations de mémoires organiques basées sur des films organiques d’une centaine de nanomètres d’épaisseur ont été rapportées dans la littérature depuis le début des années 2000. Concernant les films à base de complexes organométalliques, les premiers à démontrer un temps de rétention assez long avec un rapport ION/IOFF grand sont Pradhan et Das (IACS de Jadavpur) en 2008.5 Pour cela, environ 80 nm de complexe de Ru (Bis(2,2′-bipyridyl) (triazolopyridyl)ruthénium(II)) sont déposés par évaporation sur une lame d’ITO (oxyde d’indium-étain) et connectés par une couche d’aluminium. Le rapport ION/IOFF obtenu dépasse et il n’y a qu’une très faible diminution du courant dans l’état ON au bout de 5000 secondes (Figure 2-3a). Comme dans le cas des SAMs, le mécanisme responsable de cet effet est attribué à un changement de l’état redox du complexe de Ru. Cependant, le faible nombre de cycles de lecture-écriture-effacement testés (moins de 100 cycles) ainsi que la longueur des impulsions nécessaires à l’écriture et à l’effacement (15 secondes) rendent cette mémoire impossible à utiliser dans des applications industrielles. En 2012, le groupe de Goswami (également de l’IACS de Jadavpur) améliore cette endurance en présentant 100 cycles de R/W/R/E avec un film de complexes de Rhodium de 100 nm d’épaisseur. Même si actuellement, aucune solution n’a été trouvée pour obtenir de telles mémoires réunissant tous les critères nécessaires à l’utilisation pour des applications à grande échelle, ces recherches montrent l’intérêt des complexes organométalliques redox dans ce contexte. La voie utilisant des SAMs permet d’étudier des systèmes bien définis et pour lesquels les molécules sont liées aux électrodes inférieures. Toutefois les performances restent faibles. La voie utilisant des films épais (~ 100 nm) semble plus performante, notamment en termes de rapport ION/IOFF. Notre stratégie vise donc à combiner les avantages de ces deux voies en utilisant des films minces et robustes de complexes organométalliques (notamment de type tris(bipyridine) de fer) électro-greffés via des fonctions diazonium.
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Table des matières
Introduction
Chapitre 1 : Electronique neuromorphique et memristors
I. Intérêt des memristors pour l’électronique neuromorphique
a) Contexte et principe de fonctionnement des réseaux de neurones artificiels
b) Rôle des memristors dans le contexte des réseaux de neurones artificiels
II. Les memristors: contexte et applications potentielles
a) Origines et cadre théorique des memristors
b) Les différentes applications potentielles des memristors
III. Historique et description physique de différents types de memristors
a) Les memristors de type métal-isolant-métal (MIM)
b) Les memristors à base de matériaux à changement de phase
c) Les memristors à base de matériaux organiques
IV. Le circuit mixte du projet MOOREA
a) L’algorithme d’apprentissage
b) Critères nécessaires à une intégration efficace du memristor
Références
Chapitre 2 : Une proposition de memristor organique
I. Mémoires à base de complexes métalliques : état de l’art
a) Dispositif à base de SAMs ou de molécules uniques
b) Dispositifs à base de films de complexes métalliques
II. Mémoires à base de films electrogreffés de Fe2+tris(bipyridine)
a) Synthèse de la molécule active
b) Méthode de fabrication et propriétés des films
III. Les méthodes de fabrication des dispositifs
a) Les méthodes de reprise de contact sur une couche organique : état de l’art
b) La jonction horizontale
c) La jonction crossbar intégrant un nanotube de carbone comme électrode
d) Du dispositif individuel aux matrices
Références
Chapitre 3 : Etude du memristor et de ses performances
I. Mode de fonctionnement des memristors
II. Endurance, variabilité intra-dispositif et temps de rétention
a) Endurance et variabilité
b) Différences entre dispositifs à nanotubes et dispositifs horizontaux
c) Temps de rétention
III. Etats de conductivité intermédiaires
a) Caractéristiques des états intermédiaires atteints par limitation externe du courant
b) Caractéristiques des états intermédiaires atteints par des rampes de tension
c) Caractéristiques des états intermédiaires atteints par des impulsions de tension
d) Caractéristiques des états intermédiaires atteints par des séries d’impulsions de tension
IV. Endurance, variabilité intra-dispositif et temps de rétention en mode impulsionnel
a) Endurance et rétention
b) Vitesse de programmation
c) Maximisation du rapport ION/IOFF
Références
Chapitre 4 : Etude des phénomènes physiques du memristor
I. Conduction électrique dans les matériaux désordonnés
a) La conduction par effet tunnel
b) Limitation du courant par des charges d’espace (SCLC : Space Charged Limited Current)
c) Transport par sauts au plus proche voisin thermiquement assisté (HNN : hopping to nearest neighbour)
d) Transport par sauts à distance variable (VRH : variable range hopping)
e) La conduction dans les polymères conducteurs π-conjugués
f) La conduction dans les systèmes à valences mixtes
g) Transport dans un réseau de percolation
II. Caractérisation des propriétés physiques du memristor
a) Les régimes de conduction
b) Evolution de la tension d’écriture
c) Influence de la géométrie du dispositif sur le comportement memristif
d) L’étape de forming
III. Proposition de mécanismes de commutation
a) Mécanismes à exclure
b) Conduction par filaments carbone
c) Commutation par transfert de charge intramoléculaire
Références
Chapitre 5 : Vers l’implémentation de memristors organiques dans un circuit neuromorphique
I. Fabrication et caractérisation d’assemblées de memristors
a) Fabrication
b) Caractérisation et optimisation des paramètres des memristors
II. Exemple d’utilisation des memristors organiques pour l’apprentissage non supervisé
a) Règle d’apprentissage de type STDP
b) Démonstration de la fonction réflexe conditionnel (de type « chien de Pavlov »)
Références
Conclusion et perspectives
I. Bilan
II. Perspectives
a) Evolution de la couche active
b) Evolution des structures de fabrication des memristors
c) Le démonstrateur développé dans le cadre du projet MOOREA
Conférences et publications
Annexe
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