La consommation de produits laitiers frais, et particulièrement des laits fermentés, représente une part de marché en constante augmentation en France et dans le monde. Dans cette filière très dynamique, le haut degré de concurrence conduit les industriels à de constants renouvellements et optimisations des formules nécessitant bien souvent une connaissance approfondie de ces systèmes. A l’exemple du secteur des yaourts sans matière grasse, la formulation de produits présentant des propriétés organoleptiques séduisantes pour les consommateurs reste un défi pour les industriels. Afin de développer des textures mieux adaptées ou de prévenir certains défauts de qualité, il est d’usage d’intégrer des agents épaississants et gélifiants au sein des produits laitiers. A l’exception de la gélatine, tous ces additifs alimentaires sont des polysaccharides : galactomannanes, carraghénanes, xanthane, pectines, amidons…
Présentes dans la majorité des aliments, les protéines peuvent participer de manière directe à la structuration des produits, aboutissant dans le cas des yaourts à un réseau gélifié qui se forme suite à la précipitation des micelles de caséines par acidification. Dans certaines formulations, la mise en place de la structure requiert également l’utilisation de polysaccharides qui sont alors en mélange avec les protéines de lait. Néanmoins, la thermodynamique des solutions de polymères prévoit que ces mélanges sont incompatibles, ce qui conduit généralement à une séparation de phases, la miscibilité étant l’exception. Dans cette situation, deux possibilités s’offrent alors au formulateur : maîtriser l’évolution de la texture et la stabilité du produit pendant son temps de conservation avant consommation, ou exploiter cette immiscibilité, entre autres, pour créer des nouvelles textures. C’est vers ce second axe de développement que ce travail de recherche s’est orienté.
FORMATION DES GELS LAITIERS ACIDES
Le lait
Composition et principales caractéristiques
D’un point de vue physico-chimique, le lait est une suspension colloïdale dans laquelle deux types de particules sont dispersés : les globules de matière grasse et les micelles de caséines. La phase dispersante, composée essentiellement de sels minéraux, de lactose, de protéines sériques et de vitamines hydrosolubles, constitue le lactosérum . Les caractéristiques de la matière grasse ne seront pas détaillées puisque du lait écrémé a été utilisé dans cette étude. Le pH du lait est d’environ 6,7 à 20°C et la force ionique d’environ 0,1 M.
Composition protéique
Les protéines du lait sont subdivisées en deux grandes catégories :
− les caséines, regroupées sous la forme de micelles de caséines, un ensemble supramoléculaire comprenant ces différents types de protéines ;
− les protéines sériques, qui ne précipitent pas à pH 4,6 lors d’une acidification du lait ou après ajout de chymosine.
Caséines et micelles de caséines
Caractéristiques physico-chimiques et composition
Les caséines constituent environ 80% des protéines du lait, avec quatre fractions principales : les caséines αs1, αs2, β et κ selon un rapport massique moyen de 3 / 0,8 / 3 / 1. Ces fractions de caséines sont associées à des minéraux, en particulier sous forme de phosphate de calcium. Bien qu’à des degrés différents, toutes les caséines contiennent du phosphore intégré aux chaînes peptidiques sous forme de groupements phosphoséryl ainsi qu’une proportion importante de groupements hydrophobes. Elles se distinguent par leur nombre de groupements phosphorylés, par leur caractère hydrophobe ou encore par la présence ou non de résidus cystéine et de groupements glycosylés .
Par ailleurs, la répartition des charges et des groupements hydrophobes le long des chaînes peptidiques des différentes fractions n’est pas uniforme . De ce point de vue, la caséine κ présente un caractère amphiphile particulièrement marqué avec une partie C-terminale très hydrophile et une partie N-terminale hydrophobe. D’autre part, la fraction κ possède une région étendue d’acides aminés (entre les résidus 20 et 115) qui, à l’exception d’un seul, sont exclusivement chargés positivement. Cet excès de charge positive demeure même à des pH alcalins (Snoeren et al., 1975).
Dans le lait, environ 95% des caséines sont structurées en un édifice supramoléculaire sphérique et volumineux, la micelle, dont la taille varie de 20 à 600 nm, avec un diamètre moyen voisin de 180 nm (Cayot & Lorient, 1998). Outre les caséines, les micelles de caséines sont composées d’eau et de minéraux notamment. Le potentiel zêta des micelles de caséines est de l’ordre de -20 mV à pH 6,7 et leur point isoélectrique est d’environ 4,6 (Dalgleish, 2011).
Organisation des micelles de caséines
L’organisation des différentes caséines au sein de la micelle s’explique par leur sensibilité au calcium et le positionnement de leurs groupements hydrophobes. Etant très sensibles à la présence de calcium, les caséines αs1, αs2 et β se situent à l’intérieur de la micelle. En revanche, l’insensibilité au calcium de la caséine κ lui permet de se positionner en périphérie et ainsi d’aider à la stabilisation des autres caséines par la formation d’une structure « chevelue » (Holt & Horne, 1996). Même si à ce jour, la structure micellaire des caséines n’est pas complètement élucidée, de nombreux modèles de micelles de caséines se sont succédé (Figure 3a-d) (le modèle noyau-enveloppe (Payens, 1966), le modèle à structure interne (Ribadeau Dumas & Garnier, 1970), le modèle submicellaire (Schmidt, 1982 ; Walstra & Jenness, 1984 ; Ono & Obata, 1989) et le modèle à structure ouverte (Holt & Horne, 1996). Un grand nombre d’interactions contribue au maintien de l’édifice micellaire. Néanmoins, le phosphate de calcium joue un rôle déterminant dans la formation de la micelle, c’est sur ce point que varient les hypothèses.
Le modèle submicellaire est basé sur l’idée que les caséines forment un ensemble de submicelles maintenues notamment par des ponts phosphocalciques (Schmidt, 1982 ; Walstra, 1999) (Figure 3a). Néanmoins, une étude de diffraction de neutrons (Holt et al., 2003) a remis en question la structure submicellaire de la micelle de caséines. Ainsi, la micelle de caséines serait un assemblage protéique poreux et sa croissance se ferait autour de granules de phosphate de calcium (Holt & Horne, 1996) .
Plus récemment, McMahon & Oommen (2008) ont proposé un modèle dans lequel des agrégats de caséines ainsi que des agrégats de caséines/phosphate de calcium contribueraient à l’intégrité micellaire (Figure 3c). Les caséines formeraient des chaînes linéaires et branchées de 2 à 5 unités protéiques imbriquées dans les nanoclusters de phosphate de calcium via des interactions hydrophobes, électrostatiques et des ponts phosphocalciques. La combinaison d’une structure en réseau imbriqué et des multiples interactions mises en jeu résulterait en une supramolécule colloïdale ouverte, en éponge. Dalgleish (2011) a repris ce modèle et défini également l’intérieur de la micelle de caséines comme un système bicontinu de canaux d’eau et d’agrégats de caséines/phosphate de calcium (Figure 3d). Ces agrégats de caséines αs/phosphate de calcium seraient stabilisés au sein de la micelle de caséines par des interactions avec la caséine β, hautement amphiphile et mobile. Cette structure ouverte contribuerait à l’hydratation de la micelle de caséines. Les différents modèles proposés s’accordent toutefois sur la localisation de la caséine κ en périphérie de la micelle et son rôle clé dans la stabilisation des micelles de caséines. Bien que la structure réelle de la micelle de caséines reste complexe, les modèles les plus récents contribuent à décrire de plus en plus fidèlement cet édifice supramoléculaire et ainsi à expliquer la réactivité des micelles de caséines entre elles mais également vis-à-vis des autres macromolécules des milieux dans lesquels elles sont mises en œuvre.
Stabilité des micelles de caséines
La stabilité des micelles de caséines résulte d’un équilibre entre les forces répulsives, de nature électrostatique ou stérique, et les forces attractives dues aux interactions hydrophobes, électrostatiques ou de Van der Waals. Dans le lait, différents aspects confèrent à la micelle de caséines une stabilité remarquable :
− sa charge nette négative due à la localisation en surface de la partie hydrophile de la caséine κ. Elle crée des répulsions électrostatiques entre les micelles de caséines ;
− les répulsions stériques dues aux excroissances de caséine κ très hydrophiles s’étendant à partir de la surface de la micelle, sur une épaisseur de 6 à 12 nm ;
− le haut degré d’hydratation des micelles, entre 3 et 4 kg d’eau pour 1 kg de protéines (Dalgleish, 2011), qui forme une couche protectrice vis-à-vis des autres particules en suspension.
Les micelles de caséines peuvent devenir un édifice instable en fonction des conditions du milieu, ce qui peut mener à leur agrégation. Cette instabilité vis-à-vis de l’agrégation dépend à la fois de l’environnement (force ionique, pH) et de la composition micellaire (caséines, phosphate et calcium). Par ailleurs, l’action d’enzymes protéolytiques, telles que la présure, ou encore le traitement thermique modifient la réactivité des micelles vis-à-vis de leur agrégation.
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Table des matières
INTRODUCTION
CHAPITRE 1 : ETUDE BIBLIOGRAPHIQUE
I. FORMATION DES GELS LAITIERS ACIDES
I.1. LE LAIT
I.1.1. Composition et principales caractéristiques
I.1.2. Composition protéique
I.2. LE PROCESSUS DE GELIFICATION ACIDE : DU LAIT AU GEL
I.3. FACTEURS INFLUENÇANT LES PROPRIETES DES GELS ACIDES BRASSES
I.3.1. Traitement thermique
I.3.2. Méthode d’acidification
I.3.3. Température et vitesse d’acidification
I.3.4. Traitement mécanique
II. STABILITE DES MELANGES DE BIOPOLYMERES
II.1. LES PHENOMENES DE SEPARATION DE PHASES
II.1.1. Interactions polymères / polymères
II.1.2. Interactions polymères / particules colloïdales : les phénomènes de floculation
II.2. LES PHENOMENES DE SEPARATION DE PHASES DANS LES MELANGES LAIT / POLYSACCHARIDES
II.2.1. Séparation de phases de mélanges protéines de lait / polysaccharides neutres
II.2.2. Séparation de phases de mélanges protéines de lait / polysaccharides chargés
III. GELIFICATION EN PRESENCE D’UNE SEPARATION DE PHASES
III.1. EFFET DE LA GELIFICATION D’AU MOINS UNE DES DEUX PHASES
III.1.1. Propriétés des gels en présence d’une séparation de phases
III.1.2. Effet de la gélification sur la séparation de phases
III.1.3. Gélification sous cisaillement de systèmes en présence d’une séparation de phases
III.2. GELIFICATION DE MELANGES PROTEINES DE LAIT / POLYSACCHARIDES EN PRESENCE D’UNE SEPARATION DE PHASES
III.2.1. Propriétés des gels acides en présence d’une séparation de phases
III.2.2. Effet de la gélification sur la séparation de phases de mélanges protéines de lait / polysaccharides
CHAPITRE 2 : MATERIELS ET METHODES
I. FABRICATION DES GELS LAITIERS ENRICHIS EN POLYSACCHARIDES
I.1. LES MATIERES PREMIERES
I.1.1. Le lait
I.1.2. Les polysaccharides
I.1.3. Les agents acidifiants
I.2. PREPARATION DES MELANGES LAIT / POLYSACCHARIDES
I.2.1. Reconstitution du lait
I.2.2. Traitement thermique du lait
I.2.3. Solubilisation des polysaccharides
I.3. FABRICATION DES GELS ACIDES
I.3.1. Acidification
I.3.2. Brassage des gels fermes acides
II. CARACTERISATION DES MELANGES ET DES GELS ACIDES ENRICHIS EN POLYSACCHARIDES PAR DES METHODES INSTRUMENTALES
II.1. COMPORTEMENT DE SEPARATION DE PHASES DANS LES MELANGES LAIT / POLYSACCHARIDES EN MILIEUX NEUTRES ET ACIDIFIES
II.2. MESURE DU PH
II.3. MESURES RHEOLOGIQUES
II.3.1. Propriétés d’écoulement
II.3.2. Détermination de la viscosité intrinsèque des polysaccharides
II.3.3. Mesure des propriétés viscoélastiques en régime dynamique
II.4. OBSERVATION DES SYSTEMES PAR MICROSCOPIE
II.4.1. Microscopie optique et à épifluorescence
II.4.2. Microscopie confocale à balayage laser
II.5. AUTRES CARACTERISATIONS
II.5.1. Mesure du potentiel zêta de solutions de polysaccharides
II.5.2. Etude des interactions protéines de lait / polysaccharides par une méthode spectrophotométrique
II.5.3. Détermination de la teneur en matière sèche des micro-gels
II.5.4. Détermination de la concentration en protéines des micro-gels
III. CARACTERISATION SENSORIELLE ET INSTRUMENTALE DES YAOURTS ENRICHIS EN MICRO-GELS
III.1. PREPARATION DES YAOURTS ENRICHIS EN MICRO-GELS
III.1.1. Milieu de dispersion
III.1.2. Micro-gels
III.2. ANALYSE SENSORIELLE DES YAOURTS ENRICHIS EN MICRO-GELS
III.3. CARACTERISATION INSTRUMENTALE DES YAOURTS ENRICHIS EN MICRO-GELS
III.3.1. Détermination de la distribution granulométrique
III.3.2. Propriétés rhéologiques
III.3.3. Observation microscopique
III.4. ANALYSES STATISTIQUES
CHAPITRE 3 : MELANGES LAIT / GUAR AVANT ET APRES GELIFICATION
I. PROPRIETES DES MELANGES LAIT / GUAR AVANT ET APRES GELIFICATION
I.1. PROPRIETES DES MELANGES LAIT / GUAR AVANT GELIFICATION
I.1.1. Propriétés des mélanges lait / guar avant séparation de phases
I.1.2. Suivi de la séparation de phases des mélanges lait / guar
I.1.3. Propriétés des mélanges lait / guar à l’équilibre
I.2. PROPRIETES DES GELS ACIDES ENRICHIS EN GUAR
I.2.1. Comportement macroscopique des gels fermes acides avant brassage
I.2.2. Microstructure des gels acides brassés
I.2.3. Propriétés viscoélastiques des gels acides brassés
II. EFFET DE LA GELIFICATION AU REGARD DE LA CINETIQUE DE SEPARATION DE PHASES
II.1. EFFET DE LA CINETIQUE DE GELIFICATION SUR LES PROPRIETES DES GELS ACIDES BRASSES
II.1.1. Effet de la concentration en GDL sur la cinétique de gélification
II.1.2. Effet de la cinétique de gélification sur les propriétés des gels à 0,3% de guar
II.1.3. Effet de la cinétique de gélification sur les propriétés des gels à 0-0,5% de guar
II.2. EFFET DE LA CINETIQUE DE SEPARATION DE PHASES SUR LES PROPRIETES DES GELS ACIDES BRASSES
III. CONCLUSION
CONCLUSION