La photographie ci-contre est devenue une icône de l’histoire de l’architecture du XXe siècle, peut-être plus que l’œuvre qu’elle représente, l’orphelinat d’Amsterdam, conçu par Aldo van Eyck entre 1955 et 1960. Publié à maintes reprises, ce cliché est comparable à celui de la Case Study n°22 de Pierre Koenig, réalisé par Julius Shulman en 1960 : il est indissociable de l’objet en question et tend à lui subtiliser sa célébrité.
Cette photographie en noir et blanc est prise d’avion. Le cadrage ne laisse rien voir du ciel ou du paysage et se concentre sur un bâtiment, dont on aperçoit essentiellement les toits. Sur la gauche, quelques indices aident à comprendre le site : de vastes terrains plats en friche, desservis par des rues rectilignes, récemment construites. Outre le mail clairsemé d’arbres dégarnis, pas un élément de végétation n’apparaît. Le terrain est neutralisé et dépouillé : noir texturé sur la parcelle de l’édifice, blanc laiteux pour la voirie. Les ombres portées, très étendues, se dessinent nettement sur le sol. Les rares voitures et personnes présentes semblent posées et figées, tout comme les quelques éléments de mobilier urbain ; on doute tout d’un coup d’avoir affaire à une reproduction en miniature, l’échelle est incertaine. Le bâtiment se résume à une vaste toiture composée d’une multitude de petites voûtes à base carrée, telle une nappe proliférante. Ce maillage est tantôt limité par des voûtes plus grandes, tantôt percé par des patios, ou des cours plus vastes. L’ensemble de la construction présente ainsi un contour fortement découpé, rigoureusement dessiné par cette répétition de modules. Un élément longitudinal atypique s’insère dans la trame pour marquer l’entrée. On se prend à retrouver de multiples références dans cette construction, et à imaginer des scénarios divers et variés pour les espaces intérieurs ; la force de cette image, c’est sa capacité à susciter des interprétations propres à chacun.
L’orphelinat d’Amsterdam est l’objet central de cette thèse. Or, faire la monographie d’une œuvre ne répond pas à un genre unique. On peut notamment citer les travaux de Tim Benton sur les villas de Le Corbusier , épluchant avec minutie les archives de l’architecte et interrogeant les habitants, pour construire une histoire complète de l’édifice dans son lieu et dans ses usages ; ceux de Richard Klein sur la villa Cavrois , poursuivant l’étude jusqu’à ses transformations successives ; ceux de Michael McDonough sur la villa Malaparte , étudiant le rôle de chacun des acteurs dans la production de l’œuvre ; ceux de Mario Bonilla, François Tomas et Daniel Vallat étudiant un bâtiment et sa série ; ou encore ceux de Sergio Ferro, Chérif Kebbal, Philippe Potié et Cyrille Simonnet établissant, sous l’angle des «Cultures constructives », les rapports entre la conception et la construction du couvent de la Tourette . « Réduit » à son image, l’orphelinat est, lui, inscrit dans l’histoire d’une manière singulière. Il a donc fallu construire une méthode de travail autour de la notion d’« édifice-événement », que développe Gérard Monnier depuis quelques années . Les publications tentant de préciser ce concept sont en cours , mais si l’on s’en tient à la définition limpide de l’événement par Pierre Nora – « Pour qu’il y ait événement, il faut qu’il soit connu. Le fait qu’il ait eu lieu ne le rend qu’historique » l’orphelinat d’Amsterdam, conçu par Aldo van Eyck (1918-1999) entre 1955 et 1960, est indiscutablement un édifice-événement ; sa notoriété dans l’histoire de l’architecture du XXe siècle ne fait aucun doute . S’attaquer frontalement à l’orphelinat d’Amsterdam, une des œuvres majeures de l’histoire de l’architecture de l’après seconde guerre mondiale, c’est se confronter alors à deux vastes problèmes. Le premier d’entre eux tient à la notoriété même de l’œuvre et de son concepteur, et le second, qui lui est consubstantiel, est la difficulté de proposer une approche renouvelée du bâtiment, tant est riche la littérature sur le sujet. François Loyer, lors des séminaires de DEA (Diplôme d’Études Approfondies) précédant ce travail de thèse, opposait deux types de sujets de thèse. Le premier, traditionnellement choisi par le directeur de thèse, se restreint à un linéaire d’archives sur un sujet opaque pour ne pas dire improbable, à charge du chercheur de l’élargir et de l’inscrire dans le cours de l’Histoire. Le deuxième, plutôt choisi par le doctorant luimême, revient à soulever une ambitieuse et non moins indémontrable question, à la charge de ce dernier de restreindre la problématique pour en définir les contours possibles. Que l’on se rassure, si ce travail entre parfaitement dans la deuxième catégorie pour les raisons précitées, cela est plus probablement dû à la grande naïveté de l’auteur, qui, sorti d’une formation initiale d’architecte, portait au monde universitaire et à la recherche scientifique, des considérations bien lointaines. Au-delà de son intérêt architectural et historique évident, plusieurs raisons m’ont cependant conduit à choisir l’orphelinat d’Amsterdam comme objet central de la thèse.
Premièrement, cette œuvre n’est pas, pour ma génération d’architectes – autant que je peux la représenter et me la représenterune référence majeure. J’ai découvert ce bâtiment en 2001, au cours d’une conférence de l’architecte Nicolas Michelin ; ce dernier a surtout exprimé l’importance de cette œuvre pour sa génération. J’ai donc intuitivement postulé pour une « réception » différente au cours des années qui ont suivi sa construction, et j’ai espéré, avec succès, un retour sur le devant de la scène historique et théorique de la production architecturale de ces années-là. C’est probablement pour cette raison, avec toutes ses dimensions inavouables, que le choix s’est d’emblée porté sur ce bâtiment. L’orphelinat semblait à la fois exemplaire de la génération de van Eyck, formateur auprès de jeunes architectes des années soixante et soixante-dix, aujourd’hui aux commandes de la profession, et avoir eu un impact direct dans la production architecturale qui l’a immédiatement suivi. Un seul exemple, et non des moindres, venait étayer cette hypothèse : le projet de l’hôpital de Venise de Le Corbusier, dessiné vers 1965 (cf. Planche. 0.04-b). Cette œuvre, l’une des dernières du monstre sacré de l’architecture du XXe siècle, ressemble étrangement à l’orphelinat terminé cinq ans plus tôt. Le jeu de comparaisons ne s’arrête pas là puisqu’il concerne directement les deux architectes. Aldo van Eyck était un des membres majeurs du Team 10 , un groupe informel de jeunes architectes, créé à partir de 1954 pour contester les CIAM (Congrès Internationaux des Architectes Modernes), fondés par Le Corbusier en 1928. Ce « groupe 10 » s’est constitué pour organiser le 10e congrès des CIAM de 1956. Il a ensuite décrété la « mort » de l’organisation, à Otterlo, en 1959, lors de ce qui ne fut jamais le 11e CIAM. C’est au cours de ce congrès que van Eyck a présenté l’orphelinat, à peine achevé. Alors que le jeune néerlandais semble avoir tué l’œuvre du vieux Suisse, le second s’est apparemment inspiré du premier pour le dernier projet majeur de sa vie. Ce rapprochement a d’ailleurs été opéré dans une publication, parue elle aussi en 2001, entièrement consacrée à l’étude de l’hôpital de Venise et de ses relations avec la production de Team 10 . Ajouter à la question initiale de l’orphelinat et de van Eyck, l’hôpital de Venise et Le Corbusier, aggravait cependant mon cas quant à l’ambition de la recherche envisagée. Pourtant, ce point a révélé une partie de ce qui restera l’un des axes principaux de recherche de cette thèse, à savoir la réception de l’orphelinat et son rôle dans la production architecturale, conceptuelle ou concrète.
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Table des matières
Introduction
De l’esthétique de la réception en littérature à la réception critique en architecture
1. La médiatisation de l’orphelinat d’Amsterdam (1959-1964)
1.1 L’orphelinat selon Aldo van Eyck (1959-1961)
1.1.a Le meeting d’Otterlo, CIAM’59
Team Ten, CIAM et Otterlo
Le discours de van Eyck
Introduction théorique
Présentation de l’orphelinat
Le seuil
Importance de l’intervention de van Eyck
1.1.b Forum n°6-7 d’avril-mai 1961
La revue Forum
Présentation générale de l’article
Le feuillet introductif
Le texte de van Eyck
L’orphelinat en détail
1.2 Diffusion internationale (1960-1964)
1.2.a Photographies, méthodes
L’image et l’historien
Corpus photographique
1.2.b Publications internationales
Les textes
Mises en pages, comparaisons
Autres illustrations
Du total au global
Le cas d’Architectural Design et Zodiac
2. Réinterprétations de l’orphelinat (1974 et après)
2.1 Mat-building (1974 et 2001)
2.2 Filiations néerlandaises (1977-1990)
New Amsterdam School
Forum Fellowship
Dutch Casbahs
Eléments de comparaison
2.3 Structuralisme (1977-1992)
2.4 Une colonne n’est pas (seulement) une colonne
3. Vers un autre orphelinat
3.1 Genèse du projet et hypothèses
3.1.a Le modèle pavillonnaire scolaire
Parcours de van Eyck
Ecole de Nagele, années cinquante
Autres références de l’architecture scolaire
3.1.b Ce projet n’est pas une école
Changement d’échelle, innovations typologiques
La ville chez van Eyck
Urbanisme en Suisse
3.2 L’œuvre construite
3.2.a Dissociation structurelle et spatiale, unification géométrique
Structure réelle, structure apparente
Un bâtiment « dual phenomenon »
3.2.b Aménagements intérieurs : la question de l’habitant
3.2.c Modernité éclectique
Fonction / structure, du compromis en Modernité
Une Monumentalité éclectique
3.3 De la substantialité en architecture
Conclusion