Médecine prédictive et diagnostic anténatal (DAN): principes généraux et enjeux éthiques
La médecine prédictive
Les récents progrès scientifiques et technologiques permettent aujourd’hui à la médecine, essentiellement curative à l’origine, de prévenir, prévoir et prédire certaines maladies. Ainsi, l’évolution des connaissances, liées notamment au décryptage du génome humain, et les évolutions techniques qui l’ont accompagnée conduisent actuellement à une augmentation importante de l’offre et de la demande en matière de tests génétiques. Celle-ci s’explique en partie par une certaine exigence des patients et de la société, évoluant au rythme des progrès scientifiques, qui a fait émerger un « droit » à une vie en bonne santé et sans handicap ainsi que celui de connaître son avenir et, dans une certaine mesure, de le contrôler. La médecine prédictive, ou « médecine de prévision », repose sur un principe de base: prévoir l’apparition de certaines maladies avant même l’expression de leurs symptômes grâce à l’étude des informations contenues dans le génome d’un individu [5]. Elle ne s’adresse non pas à des malades mais à des individus sains, susceptibles de développer une maladie donnée. Les examens de génétique permettent alors de mettre en place des mesures médicales ou de prévention, de faire un choix éclairé dans le cadre d’un projet parental (par exemple en cas de risque de transmission d’une maladie grave à la descendance), ou encore d’organiser sa vie en fonction du risque potentiel d’une maladie, notamment si elle peut être lourdement invalidante. « Ainsi définie, la médecine prédictive exclut les maladies déjà déclarées in utero, mais par contre peut détecter chez un fœtus sain l’éventualité d’une affection qui n’apparaîtra qu’à l’adolescence ou à l’âge adulte. La médecine prédictive est essentiellement probabiliste: le plus souvent, elle ne peut que mesurer un risque sans jamais l’affirmer. À l’inverse de la médecine préventive, qui est souvent de masse (comme la vaccination), la médecine prédictive est personnalisée » (Dausset, 1980).
La médecine prédictive est donc fondée sur la notion de dépistage des personnes à risque et est en lien avec la médecine préventive dont le but « est de mettre en place des mesures et éventuellement une thérapeutique afin d’éviter ou, au moins atténuer, la maladie ou encore retarder son apparition » [6]. Cependant, ce lien entre médecine prédictive et prévention n’est pas toujours une réalité comme le soulignait en 1995 l’un des premiers textes du Comité Consultatif National d’Ethique (CCNE) sur le sujet. Il discernait alors deux cas de figure: d’une part, les « diagnostics pré-symptomatiques qui concernent des maladies génétiques dont le risque de survenue chez les sujets porteurs de la mutation est très élevé », et d’autre part les « diagnostics probabilistes de prédisposition à une maladie grave qui ont pour objectif d’évaluer chez un individu le risque de survenue de l’affection en comparaison de ce risque dans la population générale », appuyant la distinction entre diagnostic de certitude (ou de quasi-certitude) et diagnostic probabiliste [7]. Selon Ricroch et Dekeuwer, deux limites sont à considérer: la première concerne l’imprévisibilité phénotypique, autrement dit la connaissance de la présence d’une mutation génétique ne permet pas à elle seule de prévoir l’expression clinique de la maladie, qu’il s’agisse de l’âge de survenue, de son mode de survenue, de sa gravité clinique ou de ses complications. La seconde concerne le fondement statistique de la médecine de prédiction, le risque annoncé à un individu étant celui qu’il aurait s’il était « un cas dans la série de référence » [8]. Ainsi, le CCNE jugeait important d’« évaluer les conduites médicales préventives et curatives qui pourront être mises en œuvre en fonction des informations obtenues grâces à ces examens.» .
La médecine prédictive amène donc un nouveau paradigme, celui du passage d’un modèle curatif à une médecine plus préventive, où prédire l’apparition d’une maladie chez un individu sain permettrait d’agir pour empêcher son apparition plutôt qu’uniquement la soigner.
Cette évolution est ainsi à l’origine de questions, notamment dans le champ de l’éthique, concernant ses applications potentielles en médecine. Ainsi la découverte d’anomalies génétiques à l’origine de maladies héréditaires offre la possibilité de confirmer un diagnostic chez un patient par analyse moléculaire, mais ouvre également la voie au diagnostic présymptomatique (DPS): il s’agit alors pour un individu à risque de développer une maladie donnée, mais n’en présentant pas de signes, de connaître son statut génétique par rapport à cette maladie qui touche d’autres membres de sa famille. Le patient qui vient consulter n’est pas malade, il demande à être soulagé d’un doute. Mais être à risque génère une grande anxiété; certains se sentent déjà malades. Dès 1995, le CCNE mettait en évidence un paradoxe : « l’ignorance est rarement facteur de liberté » mais quelle est la réelle signification de l’exercice de sa liberté par une personne « dont les prédispositions génétiques ne lui laissent que le choix entre une existence terriblement contrainte, ou des mutilations à visée préventive, et le risque d’une maladie incurable »? .
Le diagnostic prénatal (DPN)
Concepts, pratique et régulation
Le DPN est l’ensemble des pratiques médicales ayant pour but de détecter in utero chez l’embryon ou le fœtus une affection grave (anomalie génétique, anomalie chromosomique ou malformation), afin de donner aux futurs parents le choix éventuel d’interrompre ou non la grossesse et de permettre une meilleure prise en charge médicale de la pathologie si la grossesse est poursuivie. Ses principaux outils sont l’échographie et l’étude de l’ADN fœtal et/ou du caryotype fœtal faisant suite à un prélèvement invasif (choriocentèse, amniocentèse ou cordocentèse). En 2015, 7 084 attestations de particulière gravité fœtale en vue d’une interruption de grossesse pour motif médical (IMG) ont été délivrées sur le territoire français, dont 497 (7%) pour une indication génique. Par ailleurs 132 demandes d’IMG ont donné lieu à un refus d’autorisation parmi lesquelles 9 étaient des indications géniques. Cependant, nous ne pouvons apporter d’éléments plus précis quant aux autorisations d’IMG concernant des maladies génétiques à révélation tardive car les rapports d’activité des CPDPN publiés par l’ABM regroupent les indications sous six catégories très larges (indications chromosomiques, malformatives, géniques, infectieuses et « autres ») ne permettant pas une analyse plus détaillée [18]. Nous verrons cependant ultérieurement dans notre étude que des demandes existent en France dans ce contexte particulier.
La génétique médicale s’est initialement focalisée sur les maladies monogéniques graves de l’enfant avec, dès 1956, la découverte de l’existence d’une trisomie du chromosome 21 dans les cellules des patients atteints de la maladie alors connue sous le nom de « mongolisme ». Dans le même temps, il devint possible de prélever des cellules fœtales sur les femmes enceintes grâce à la technique de l’amniocentèse: c’est la naissance du DPN. D’abord focalisé sur la trisomie 21, il s’est rapidement développé pour une dizaine d’autres anomalies chromosomiques comme les trisomies 13 et 18. La population concernée par le DPN va par la suite considérablement s’élargir du fait de l’autorisation par la loi du 17 janvier 1975, dite loi Veil [19], de l’interruption de grossesse pour motif médical (IMG), du développement de la surveillance échographique des grossesses et de l’apparition de nouvelles techniques comme la biologie moléculaire.
Devant la crainte de voir utiliser ces techniques (initialement développées pour des motifs thérapeutiques) pour satisfaire des désirs d’enfants « parfaits », la réflexion éthique a amené le législateur à encadrer juridiquement le DPN dès 1994 avec la loi de Bioéthique, révisée en 2004 puis en 2011 [15,20,21]. Celle-ci définit le DPN comme l’ensemble des « pratiques médicales ayant pour but de détecter in utero chez l’embryon ou le fœtus, une affection d’une particulière gravité » (article L. 2131-1 du code de la santé publique (CSP)). Le DPN englobe donc toutes les mesures ayant pour but de fournir durant la grossesse des informations sur l’état de santé de l’enfant à naître. Actuellement, la loi de Bioéthique, et ce dès la version de 1994, vient compléter la loi Veil, et impose que ces dossiers soient discutés dans les Centres Pluridisciplinaires de Diagnostic Prénatal (CPDPN) et l’IMG est envisagée (à la demande de la femme ou du couple) au motif qu’ « il existe une forte probabilité que l’enfant soit atteint d’une affection d’une particulière gravité reconnue comme incurable au moment du diagnostic » (Art. L.2213-1 CSP). Les décisions d’IMG sont alors prises collégialement et au minimum deux médecins appartenant à un CPDPN doivent donner leur accord. La France est l’un des rares pays à l’autoriser « à tout moment de la grossesse » [19] et le législateur, appuyé par le CCNE, n’a jamais souhaité qu’une liste des maladies donnant accès à une IMG soit dressée, afin notamment d’éviter les automatismes décisionnels (qui ne tiendraient pas compte des situations singulières) et la stigmatisation d’un groupe de personnes [22]. En effet, face à une demande d’interruption de grossesse, un CPDPN ne peut exclure de considérer le contexte (l’histoire, la culture, les représentations et les convictions de chacun des parents), ce qui peut aboutir à des décisions possiblement différentes d’un couple à un autre mais aussi d’un CPDPN à un autre, et ce pour une même pathologie. Cette situation peut interroger les principes de justice et d’équité. En effet, la loi, en laissant une large part à la décision au cas par cas, est intentionnellement floue quant aux termes de « forte probabilité », de « particulière gravité » et d’« incurabilité », qui peuvent être interprétés de façon variable selon les familles et les équipes. L’absence de liste de maladies indiquant ou contre-indiquant l’IMG est une bonne chose selon les professionnels de la périnatalité: cela permet une certaine souplesse, le cheminement et la réflexion des couples étant essentiels. Si cette liberté engage la responsabilité des professionnels et des familles, elle permet néanmoins de prendre en compte l’expérience, la sensibilité et le parcours de chaque couple dans leur décision. Par ailleurs, si la demande incombe aux parents et en premier lieu à la mère, le médecin a le devoir d’informer les parents sur le pronostic de l’affection mais aussi d’accompagner leurs questionnements et leur réflexion.
L’activité des CPDPN, ainsi que celle des laboratoires autorisés pour les activités de diagnostic prénatal sont contrôlées par l’ABM, établissement public crée par la loi du 6 août 2004 [21]. Cette agence assure également l’analyse et la publication de rapports annuels d’activité (Art. L. 1418-1 du CSP). La loi du 9 août 2004 [23], quant à elle, consacre le métier de conseiller génétique, et les examens biologiques prescrits dans ce cadre sont effectués par des professionnels et laboratoires agréés par l’ABM (Art. L.2131-4-2 du CSP).
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Table des matières
I. INTRODUCTION
1. Médecine prédictive et diagnostic anténatal (DAN): principes généraux et enjeux éthiques
1.1. La médecine prédictive
1.2. Le diagnostic prénatal (DPN)
1.2.1. Concepts, pratique et régulation
1.2.2. Vers de nouvelles indications
1.2.3. Réflexion éthique
1.3. Le diagnostic préimplantatoire (DPI)
1.3.1. Historique et pratique actuelle
1.3.2. La légitimité du DPI
1.3.3. DPI et société
2. Médecine prédictive et diagnostic anténatal (DAN): le cas des maladies génétiques à révélation tardive (MGRT)
2.1. Les MGRT : définition et exemples
2.1.1. Définition
2.1.2. Les maladies neurologiques
2.1.3. Les maladies neuromusculaires
2.1.4. Les maladies cardiaques
2.1.5. Les formes familiales de cancer
2.2. Questions éthiques spécifiques au DAN appliqué aux MGRT
II. OBJECTIFS DE RECHERCHE ET METHODOLOGIES
1. Objectifs
2. Matériel et méthodes
2.1. Analyse des pratiques des CPDPN: recueil des éléments de discussion et des décisions prises
2.2. Questionnaire auprès des personnes directement concernées par une MGRT
2.3. Questionnaire auprès des professionnels des CPDPN
3. Stratégies d’analyse et limites méthodologiques
III. RESULTATS
1. Analyse des pratiques des CPDPN: recueil des éléments de discussion et de décision à partir de situations anonymisées et d’entretiens avec des professionnels rencontrés dans les centres
1.1. Parcours des femmes et des couples avant la réunion du CPDPN
1.2. Déroulement des séances: professionnels présents à la réunion et participant à la collégialité
1.3. Des décisions « évidentes », d’autres conflictuelles
1.4. Eléments pris en compte par les professionnels pour la discussion et la décision
1.4.1. Les éléments toujours pris en compte
1.4.2. Les éléments jamais pris en compte
1.4.3. Les éléments parfois pris en compte
1.4.4. L’interprétation du terme « particulière gravité »
1.4.5. Une certaine « variabilité » des décisions
2. Enquête par questionnaire auprès des personnes concernées par une MGRT
2.1. Situation personnelle et familiale par rapport à la maladie
2.1.1. Descriptif de la population
2.1.2. Situation familiale par rapport à la maladie
2.2. Point de vue des participants sur le diagnostic anténatal
2.2.1. Point de vue général sur le DAN dans le cadre de leur maladie
2.2.2. Point de vue en fonction du projet parental et du fait d’être ou non déjà parent
2.3. Information et discussion sur le DAN au sein des familles
2.4. Point de vue sur la personne légitimement décisionnaire pour le DAN
2.5. Préférences concernant le projet parental et la parentalité
3. Enquête par questionnaires auprès des professionnels impliqués
3.1. Profil des participants
3.2. Position des participants sur le recours au DAN dans le cadre des maladies génétiques à révélation tardive
3.3. Information délivrée aux couples
3.4. Point de vue des professionnels sur les enjeux éthiques
3.5. Evolution des demandes de DAN dans le contexte des maladies génétiques à révélation tardive et mode de régulation
IV. DISCUSSION
V. CONCLUSION