Mécanismes fondamentaux d’interaction entre impulsions laser ultra-brèves et matériaux diélectriques

Mécanismes fondamentaux d’excitation du solide

Il existe plusieurs méthodes permettant d’ioniser les atomes d’un solide diélectrique à l’aide d’un champ électrique. La plus évidente d’entre elles, nous l’avons dit, est d’utiliser des sources de fréquence élevée, c’est à dire dans l’ultra-violet lointain voire le domaine des rayons X. Ainsi, l’utilisation de lasers excimers (tels que les lasers à XeCl ou KrF) , de rayonnement synchrotron , ou encore des harmoniques d’ordres élevés (HHG), peut permettre d’exciter directement des diélectriques, allant parfois jusqu’`a provoquer de l’endommagement voire de l’ablation dans ces matériaux. Ce processus correspond `a un régime linéaire où l’absorption est décrite par une loi de Beer-Lambert. En utilisant des sources lasers de plus grandes longueurs d’onde, il reste tout de même possible de provoquer une excitation électronique. C’est ce régime que nous allons détailler dans la suite. Dans un premier temps, nous pouvons considérer que si un seul photon n’est pas  suffisant pour promouvoir un électron de la bande de valence à la bande de conduction, un électron peut, pour réaliser cette tâche, en absorber plusieurs à la fois. C’est le principe de l’ionisation multiphotonique. Lorsque le champ électrique de l’onde incidente devient très important, ce champ déforme le puits de potentiel dans lequel se trouve un électron lié à un atome. Cet électron peut alors n’avoir qu’une mince barrière de potentiel à traverser pour s’en échapper, ce qu’il peut faire via ionisation tunnel. Une fois que des électrons de conduction sont présents dans le solide, ceux-ci peuvent augmenter le niveau d’excitation par absorption d’un photon. Ce processus est appelé de manière générique ”chauffage” ou, de manière plus spécifique, ”Bremstrahlung inverse”. Lorsque ces électrons de conduction ont acquis suffisamment d’énergie, ils peuvent entrer en collision avec des électrons restés dans la bande de valence. Ils peuvent ainsi leur céder une partie de leur énergie cinétique et les promouvoir dans la bande conduction.

Modélisation de l’interaction

Nous venons de voir les différents processus d’excitation et de relaxation pouvant avoir lieu dans un solide isolant pendant ou après son interaction avec une impulsion laser ultrabrève. Pour avoir accès à ces processus ou plus précisément à leur impact sur les propriétés du solide, il est nécessaire de modéliser cette interaction. De nombreux modèles ont vu le jour pour tenter de rendre compte de ces modifications. Tous ces modèles proposent des approches très différentes : semi-classiques comme purement quantiques, statistiques comme cinétiques, phénoménologiques comme ab initio. Nous allons nous intéresser à trois d’entre eux, le modèle à deux températures, un modèle cinétique basé sur l’équation de Boltzmann ainsi que le modèle à équations de taux multiples.

Modèle à deux températures

Le modèle à deux températures est un modèle statistique. Il traite les électrons et les ions du réseau comme deux sous-systèmes séparés. En particulier, son nom vient du fait qu’il attribue une température différente à chacun de ces deux sous-systèmes thermodynamiques. Le couplage entre ces deux sous-systèmes est ensuite traité de manière phénoménologique. Historiquement, ce modèle a été décrit par Kaganov et al. à la fin des année 50  puis repris par Anisimov dans les années 70 pour décrire l’interaction entre un laser ultra-bref et un solide métallique . Ce modèle fut étendu aux semiconducteurs par H. M. Van Driel  puis aux matériaux diélectriques. Dans ce modèle, la densité d’excitation du matériau est généralement gouvernée par une équation de taux unique. La distribution de ces électrons dans la bande de conduction est ensuite prise comme celle de Fermi-Dirac. Ceci permet de pouvoir traiter les électrons excités comme le réseau avec les équations de la physique statistique à l’équilibre. Il est alors possible de déduire plusieurs quantités physiques comme les capacités calorifiques de chacun de ces deux sous-systèmes, la densité énergétique gagnée par le système électronique puis transférée au réseau. Ce modèle a récemment été étendu par Ramer et al. pour prendre en compte l’évolution des propriétés optiques du matériau durant son interaction avec l’impulsion laser .

Modèle cinétique

La description des électrons de conduction, de leur distribution en énergie ainsi que du transfert de leur énergie au réseau peut se faire via l’équation de Boltzmann. Un des grands avantages de cette description est qu’elle ne fait pas l’hypothèse de l’équilibre thermodynamique. De plus, contrairement à l’utilisation d’équations de diffusion de type Fokker-Planck , cette approche peut être effectuée sans introduire de paramètre phénoménologique. Les processus microscopiques dont nous avons parlé sont traités sous la forme d’intégrales de collision qui sont ensuite inclus dans l’équation de Boltzmann. Ce modèle a été utilisé avec succès par Kaiser et al. dans leur article fondateur de 2000 . Le modèle a ensuite été étendu par N. Shcheblanov durant sa thèse de doctorat pour effectuer quelques corrections notamment concernant le terme de photoionisation ainsi que pour inclure les collisions électron-ion . Cette approche, bien que satisfaisante d’un point de vue théorique, est difficile à mettre en place numériquement et fait intervenir de très longs calculs. Une approche plus simple a donc été choisie pour la suite de ce manuscrit : le modèle à équations de taux multiples.

Endommagement et ablation

Nous venons de voir que les propriétés macroscopiques, comme l’indice optique du matériau, peuvent être altérées par le passage d’une impulsion intense en son sein. Nous avons pour l’instant postulé (sans vraiment le dire) que cette altération était temporaire puisque lorsque des états de défauts ont été mentionnés, ce n’était que comme des états transitoires attendant une relaxation future. Toutefois, si l’exposition énergétique est suffisante, l’altération des propriétés du matériau peut devenir permanente. C’est ainsi que nous définirons l’endommagement induit par laser : la modification permanente d’au moins une propriété macroscopique du matériau suite au passage d’une impulsion intense dans celui-ci. De manière non exhaustive, il peut s’agir d’une modification de volume, d’indice, de conductivité ou encore de morphologie `a la surface de l’échantillon.
Si l’exposition est encore plus importante, de la matière provenant du solide peut en être éjectée. Nous parlerons alors d’ablation du matériau. Ceci définit trois régimes possibles d’exposition énergétique .
Les causes sous-jacentes à l’endommagement ou `à l’ablation du matériau constituent toujours une question ouverte. Ceci est en réalité une conséquence de la méconnaissance des processus élémentaires dont nous avons parlé durant tout ce chapitre, et en particulier, de leur importance relative lors de l’irradiation d’un solide diélectrique par une impulsion laser ultra-brève. A minima, sans savoir exactement quel mécanisme est dominant lors d’un tel évènement, peut-être est-il possible de définir un critère physique permettant d’expliquer les seuils d’endommagement ou d’ablation observés. Mais l`a encore, plusieurs interprétations se font face.

Sur le critère physique du seuil d’ablation

Nous l’avons dit, à partir des seules mesures expérimentales nous pouvons d’ores et déjà affirmer que l’existence d’une densité critique de porteurs de charges excités ne saurait constituer un critère universel déterminant le seuil d’ablation induit par laser de matériaux diélectriques. A partir des résultats de simulations, retrouvons-nous ce résultat et, si oui, un autre critère physique émerge-t-il des calculs numériques ? Voilà les questions auxquelles nous allons tenter de répondre dans cette section. Nous allons donc commencer par étudier les densités d’excitation générées dans chacun des cas. Dans tous les cas la simulation confirme ce que nous avons déjà dit sur le critère de densité critique pour le seuil d’ablation.
En effet, nous pouvons constater que les impulsions les plus longues ne génèrent pas une densité d’excitation capable de justifier d’une quelconque éjection de matière. Pire encore, ce n’est souvent que pour l’impulsion la plus courte que la valeur de ρcrit est atteinte.
Regardons maintenant du coté de l’énergie déposée dans le solide.  Etonnamment, l’allure de ces courbes est quasi-identique `a celle des courbes de la densité de porteurs de charges excités. Là encore, le modèle indique qu’un critère faisant intervenir une densité énergétique unique ne serait pas valide. En effet, l’ordre de grandeur attendu si tel était le cas serait donné par exemple par l’énergie volumique nécessaire pour faire fondre le solide. Or, dans le cas des impulsions les plus longues, nous sommes loin d’atteindre de pareilles valeurs, même à la surface de l’échantillon.

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Table des matières

Introduction 
1 Description Théorique de l’interaction entre impulsions lasers ultra-brèves et diélectriques 
1.1 Introduction
1.2 Mécanismes fondamentaux d’excitation du solide 
1.2.1 Ionisation Multiphotonique
1.2.2 Ionisation Tunnel
1.2.3 Chauffage et ionisation par impact
1.2.4 Ionisation assistée par défaut
1.3 Mécanismes Fondamentaux de relaxation 
1.3.1 Collisions
1.3.2 Recombinaison électron-trou
1.3.3 Piégeage des électrons
1.4 Modélisation de l’interaction 
1.4.1 Modèle à deux températures
1.4.2 Modèle cinétique
1.4.3 Equations de taux multiples
1.5 Incidence sur l’indice de réfraction
1.5.1 Effet Kerr
1.5.2 Modèle de Drude-Lorentz
1.6 Endommagement et ablation 
2 Expériences pompe-sonde d’interférométrie fréquentielle résolue en temps 
2.1 Introduction 
2.2 Démarche expérimentale 
2.2.1 Nécessité d’une impulsion sonde
2.2.2 Interférométrie spatiale
2.2.3 Interférométrie temporelle
2.2.4 Interférométrie fréquentielle
2.2.5 Extraction des observables physiques d’intérêt
2.3 Montage expérimental 
2.3.1 Description générale
2.3.2 Fonctionnement de la ligne de mesure
2.3.3 Précision de la mesure
2.3.4 Résolution temporelle
2.3.5 Limitations du montage
2.4 Chronologie phénoménologique de l’interaction entre une impulsion laser ultra-brève et un solide diélectrique 
2.5 Conclusion
3 Etude de l’ionisation par impact dans le quartz 
3.1 Montage expérimental 
3.2 Une première observation directe de l’ionisation par impact 
3.3 Modélisation des résultats expérimentaux 
3.3.1 Paramètres du modèle
3.3.2 Comparaison entre résultats expérimentaux et modélisation
3.3.3 Contribution de l’ionisation par impact
3.3.4 Contribution de l’ionisation croisée
3.4 Balayages temporels pompe-pompe 
3.5 Conclusion
4 Absorption à un photon dans la bande conduction et relaxation d’un diélectrique excité 
4.1 Introduction 
4.2 Montage expérimental 
4.2.1 Présentation du montage
4.2.2 Précision de la mesure
4.3 Résultats expérimentaux 
4.3.1 Spectres d’absorption
4.3.2 Etude de l’excitation
4.3.3 Etude de la relaxation
4.3.4 Limitations du modèle
4.4 Conclusion 
5 Ablation d’un matériau diélectrique induite par impulsions lasers ultra-brèves 
5.1 Introduction
5.2 Résultats expérimentaux 
5.2.1 Procédure expérimentale
5.2.2 Mesures des observables optiques
5.2.3 Modélisation
5.3 Sur le critère physique du seuil d’ablation 
5.4 Conclusion 
Conclusion et Perspectives 
A Contributions des différents processus d’ionisation dans les expériences double-pompe 
A.1 Contribution de l’ionisation multiphotonique
A.2 Contribution de l’ionisation par impact
A.3 Contribution de l’ionisation croisée
B Modèle de Drude-Lorentz : dépendance des observables optiques avec
la densité d’excitation 
B.1 Expression des observables optiques en fonction de l’indice optique complexe
B.2 Expressions linéarisées des parties réelles et imaginaires de l’indice optique en fonction de la densité d’excitation
B.3 Expressions simplifiées des observables optiques en fonction de la densité d’excitation

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