Pleinement conscient du fait que les risques nucléaires et radiologiques ne sont pas l’affaire des seuls experts institutionnels et académiques, mais concernent la société dans son ensemble, l’IRSN s’est attaché à développer dès 2003 une politique d’ouverture à la société. L’ouverture à la société constitue l’un des quatre axes stratégiques de progrès inscrits au contrat d’objectifs et de performance (2019-2023) qui lie l’Institut à l’État. Pour asseoir une politique volontariste en la matière, l’Institut a adopté une Charte d’ouverture à la société en 2009 (IRSN, 2009). Cette démarche d’ouverture à la société est partagée par des agences et organismes publics, signataires avec l’IRSN (en novembre 2020) de la charte Inter-instituts de l’ouverture à la société (IRSN, Anses, BRGM, Ifremer, Ineris, Inrae, Université Gustave Eiffel et Santé Publique France). Ces huit établissements signataires partagent la même ambition : répondre à la volonté croissante des acteurs de la société, soucieux des risques sanitaires et environnementaux, de prendre une part active à la connaissance, par une implication plus soutenue dans les processus de recherche et/ou d’évaluation des risques.
Les sciences et recherches participatives sont des formes de production de connaissances scientifiques auxquelles participent des acteurs de la société civile, à titre individuel ou collectif, de façon active et délibérée (Charte des sciences et recherches participatives en France, 2017). Elles connaissent actuellement un essor important, porté notamment par des attentes croissantes de la société, par l’accroissement moyen du niveau d’éducation et par les développements des technologies, notamment numériques (Houllier and MerilhouGoudard, 2016). Elles couvrent une grande diversité d’objets, de finalités (ex : création de connaissances, de nouveaux outils, transformation sociétale), d’approches, de disciplines. Les motivations ainsi que les rôles et les niveaux d’implication des parties prenantes, de l’information à la capacitation (désignée dans la littérature anglosaxonne par le terme empowerment), y varient aussi très largement.
Dans le domaine de la santé environnementale (telle que définie par l’Organisation Mondiale de la Santé en 1994, à savoir les aspects de la santé humaine, y compris la qualité de la vie, qui sont déterminés par les facteurs physiques, chimiques, biologiques, sociaux, psychosociaux et esthétiques de notre environnement), si certains pays comme les Etats-Unis d’Amérique disposent déjà de plusieurs décennies d’expérience sur la conduite de sciences et recherches participatives (Brown, 1992; O’Fallon and Dearry, 2002), celles-ci restent moins développées en Europe et notamment en France, bien que des initiatives y voient également le jour (Aircitizen, 2020; Amassad’air, 2020; Bottollier-Depois, 2019; Cohen et al., 2018; Goix et al., 2018; Jondreville et al., 2018; Languille et al., 2020; Mihăiţă et al., 2019; Perrey, 2016; Rouen respire, 2020; Trousse et al., 2014; Wallet and Boudet, 2017a; Wallet and Boudet, 2017b). Le manque de financements et d’investissements structurels freine toutefois le déploiement de ces démarches. D’un point de vue plus général, de nombreux rapports, études et articles, tant nationaux, qu’européens ou internationaux montrent des limites institutionnelles ne favorisant pas leur déploiement, ainsi que les faibles investissements dans les dimensions structurantes (incubation, dispositifs de financements, innovations dans les formes de capitalisation, investissements dans la formation et les compétences des acteurs) (Chan et al., 2020; LERU, 2016; Serrano et al., 2014).
Pour ce qui concerne plus particulièrement les risques chroniques (désignant les risques de dommages, que ce soit à la santé humaine ou aux écosystèmes, s’exprimant typiquement plusieurs années à décennies après l’exposition à un ou plusieurs facteurs de risques à l’origine de ces dommages), l’ouverture à la société dans la co-construction de projets de recherche reste un champ à développer en France, notamment pour ce qui relève de leurs liens avec des expositions environnementales – lesquelles sont pour la plupart également chroniques. Dans ce rapport, nous emploierons par convention le terme « santé-environnement » comme englobant à la fois la santé environnementale humaine et la santé des écosystèmes. Les approches systémiques « Une seule santé (One health) ainsi qu’Ecosanté (Ecohealth) justifient ce regroupement par les ancrages communs des santés humaine et animale dans leurs contextes environnementaux (ex : territoires), et visent à promouvoir la recherche transdisciplinaire et interdisciplinaire sur ces thématiques (Harrison et al., 2019).
Suite à l’impulsion initiale de l’IRSN, de l’Ineris et de l’INRAE, des phases d’incubation d’une réflexion sur les thèmes des multi-expositions et des risques chroniques ont été développées dans cadre d’un groupe de travail intitulé ORRCH (Orientation pluraliste de la Recherche sur les Risques Chroniques) au sein de la plateforme française ALLISS (Pour une Alliance Sciences Sociétés http://www.alliss.org/). ORRCH a pour objet l’orientation, la conception et l’implémentation pluraliste de la recherche sur les risques chroniques (ALLISS, 2017). Dans l’objectif de lancer une expérimentation sur l’orientation pluraliste de la recherche, des séminaires ont été organisés les 31 mai et 1er juin 2018 ainsi qu’en mars 2019. Les éléments émergents des discussions entre les participants représentant une quarantaine d’entités des mondes académique, institutionnel et associatif ont permis d’identifier différents thèmes prioritaires. Parmi ces thèmes, on peut notamment citer « l’approfondissement des approches de co-design entre la recherche et la société civile » ou encore « la déclinaison opérationnelle du concept d’exposome » (à savoir l’étude des multi-expositions environnementales, désignant au sens large tous les facteurs de risques autres que génétiques, idéalement depuis la conception) (Wild, 2005).
Matrice d’analyse des différents types d’études en santé environnement
a matrice d’analyse co-construite (voir Tableau 1) liste pour différents types d’études en santé environnementale (évaluations d’expositions (Miserey and Pellegrini, 2006), études d’interventions sur celles-ci (Galvin et al., 2016), développement de capteurs et applications de suivi des expositions (Trousse et al., 2014) et de leurs déterminants (Goix et al., 2018), évaluations de risques sanitaires (Ellickson et al., 2011), études épidémiologiques (Agier et al., 2019; Maitre et al., 2018)), recherche expérimentale (Grison et al., 2013), études sur la santé des écosystèmes (Dron et al., 2016)…), leurs bénéfices attendus pour différentes catégories de parties prenantes, les prérequis méthodologiques fondamentaux et contraintes pratiques de ces différents types d’études, ainsi que les avantages et limites relatives à l’emploi d’approches participatives ou plus “classiques” (sans co-construction). Des besoins afférents de synthèse et transmission de connaissances vers / par le grand public et de formation de « personnes relais » de la connaissance scientifique ont également été identifiés, et malgré leurs natures légèrement différentes, ont également été incorporés à la matrice.
Complémentarités identifiées entre études participatives et classiques (sans co-construction)
Des différences identifiées ci-dessus découlent naturellement certaines complémentarités entre approches participatives et classiques (sans co-construction). La colonne dédiée du Tableau 1 liste quelques-unes d’entre elles. En épidémiologie par exemple, il peut exister une complémentarité entre des études classiques (sans coconstruction) de grandes tailles basées sur des informations souvent moins précises mais permettant d’estimer des relations expositions-risques dans des délais et avec des coûts raisonnables (Kendall et al., 2013) et des études participatives plus petites mais basées sur des informations plus précises ou plus riches, qui permettent d’apprécier par exemple si les approximations faites dans les larges études sur les estimations d’expositions sont raisonnables. Par ailleurs, la conduite d’études participatives pilotes peut potentiellement permettre d’améliorer par co-construction itérative (voir plus loin) la conception de certains questionnaires ou d’autres modalités de recueils de données. Ceux-ci peuvent ensuite être déployés dans des études plus classiques mais plus larges, par exemple en réutilisant la méthode des questionnaires simples ou d’application de protocoles prédéfinis, demandant moins de temps aux participants. D’autres hybridations sont par ailleurs envisageables, par exemple proposer de greffer des projets de recherche participative sur une cohorte préexistante initialement non co-construite.
S’il est clair que des études ancrées localement dans des communautés de type « Community Based Participatory Research » (CBPR) (Israel, 2001) ne permettent pas systématiquement d’apporter les mêmes types de réponses que des études épidémiologiques classiques conçues spécifiquement pour documenter des relations expositions-risques (étude étiologique), elles posent d’autres questions et amènent des éléments complémentaires, en mettant en lumière des situations pouvant justifier un intérêt accru, notamment de la part des pouvoirs publics (Cohen et al., 2018). Plus précisément, elles ne poursuivent pas nécessairement un objectif purement orienté vers la création de connaissances pour elles-mêmes, puisqu’elles « visent à combiner connaissances et actions en vue d’améliorer la santé des populations et de réduire les inégalités de santé » (Israel, 2001). Parfois, des résultats (ex : estimations de relations expositions-risques) générés par des études épidémiologiques classiques peuvent être réutilisés dans le cadre de CBPR, par exemple en appui de plaidoyers pour la justice environnementale (Garcia et al., 2013). De telles complémentarités peuvent être utiles voire indispensables. Il est important dans tous les cas de bien séparer strictement les temps et processus de production scientifique et de plaidoyer.
Pour ce qui concerne les mesures d’expositions humaines, on peut reconnaître qu’une approche telle que « barder de capteurs » une personne en lui fournissant un sac à dos n’est pas systématiquement compatible avec sa vie au quotidien, à laquelle correspondent ses conditions d’exposition chroniques. De plus, le port de tels appareils souvent coûteux n’est pas envisageable à long terme. Cependant pour mesurer certaines expositions de manière individuelle, il n’existe pas encore d’alternatives fiables. Dans la mouvance du développement des « low tech/civic tech» sont actuellement développés pour différents polluants des capteurs sobres, parfois dits « citoyens ». Les performances techniques de tels capteurs et leur utilité pour reconstituer des expositions chroniques peuvent demander une évaluation au cas par cas, en réalisant des comparaisons avec des résultats issus de capteurs développés dans des cadres purement institutionnels ou académiques (AIRLAB, 2019; Languille et al., 2020). Cette complémentarité devrait permettre de parvenir à identifier des compromis entre sobriété et performance de ces capteurs, en fonction de différents usages envisagés. Une autre possibilité est l’intégration, sous certaines conditions, de mesures issues de capteurs citoyens avec celles issues de mesures institutionnelles comme cela est le cas dans le cadre des réflexions développées sur les mesures de surveillance environnementale par la communauté OpenRadiation (https://www.openradiation.org/). Bien entendu, les prérequis méthodologiques, de performance et de qualité pouvant être très différents entre capteurs « citoyens » et capteurs utilisés pour des mesures institutionnelles, des études préalables d’inter comparaison voire de certification des appareils et de leur modalités d’utilisation peuvent apparaître nécessaires avant d’envisager l’intégration de données issues de ces sources de natures différentes. Du point de vue de l’orientation des recherches en santé environnement, une complémentarité existe sans doute également. Les études purement observationnelles etinterventionnelles ne jouent pas à « armes égales » vis-à-vis du bénéfice directement obtenu par les participants. Par exemple, il est souvent difficile d’obtenir des réponses « directement utiles pour soi-même » lorsqu’on participe à une étude épidémiologique sur les risques chroniques, dans la mesure où celle-ci n’aide généralement pas à prévenir l’apparition de la maladie chez les participants. L’intérêt de participer à ce type d’étude est alors essentiellement altruiste, à savoir faire progresser les connaissances générales, pour contribuer essentiellement au bénéfice des générations futures. A contrario, des recherches participatives comprenant une intervention seront, elles, plus susceptibles de répondre à des besoins, sociaux voire individuels ou locaux.
Pourtant ces deux types de recherches sont utiles, les résultats d’études purement observationnelles pouvant être réutilisés dans d’autres contextes que ceux dans lequel elles ont été menées, en support à l’expertise, au plaidoyer (Garcia et al., 2013) ou à la définition de mesures de prévention (ICRP, 2007). Certains projets portés à l’initiative de chercheurs et permettant des retombées positives à plus long terme, même si les personnes vivant localement et participant n’en seront pas les principaux bénéficiaires, sont absolument essentiels pour la santé environnementale avec des retombées en terme de prévention bien au-delà des terrains d’études. Ils devront pouvoir continuer à être menés, en parallèle d’autres projets orientés essentiellement vers les réponses à des besoins sociaux immédiats et/ ou locaux.
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Table des matières
1. INTRODUCTION
2. METHODE ADOPTEE
3. RESULTATS
3.1. Présentation du concept de Living lab
3.2. Matrice d’analyse des différents types d’études en santé-environnement
3.3. Synthèse des facteurs principaux pouvant différencier les études participatives des études plus classiques (sans co-construction), dans une perspective d’étude des expositions environnementales et risques chroniques, et points de vigilance associés
3.4. Complémentarités identifiées entre études participatives et classiques (sans coconstruction)
3.5. Considérations relatives aux modalités de participation
3.6. Synthèse des opportunités de mise en place d’approches participatives selon les types d’études en santé environnement
3.7. Types d’études en santé environnement les plus susceptibles de se prêter à la conduite de projets « en mode Living Lab »
3.8. Importance de l’investissement structurant et institutionnel
4. DISCUSSION
4.1. Apports du projet
4.2. Limites du projet
4.3. Accès aux données, aspects éthiques et réglementaires associés
4.4. Perspectives
5. CONCLUSION
ANNEXES