Décor et théâtralisation
Les boutiques des marques constituent de vrais médias en ce qu’elles envoient un message aux consommateurs et qu’elles sont porteuses de sens. Elles transmettent les valeurs de la marque, sa vision du monde, et font partie intégrante de la stratégie de communication. Nicolas Minvielle nous dit ainsi qu’on ne peut pas ne pas décorer : « (…) toute tactique impliquant un refus volontaire de recourir à la décoration est vouée à l’échec dans la mesure où tous les lieux – qu’ils aient été mis en place par des décorateurs ou non – communiquent du sens. » Tout espace marchand devient ainsi un ensemble complexe de signes qui, de par leur combinaison, vont communiquer au consommateur un certain message. Les boutiques de la Maison Maille ne dérogent pas à cette règle et créent une mise en scène particulière dans le monde des condiments, en y faisant jouer à la fois un positionnement haut de gamme, presque luxe, et un positionnement plus axé sur la place de marché. Ces deux dimensions ne sont pas sans évoquer des univers apparentés à une certaine temporalité, et nous verrons que le mélange des deux résulte en une théâtralisation au succès évident. Les enseignes d’alimentation ont dû trouver de nouvelles voies afin d’attirer les consommateurs. Les discours sur les prix ne suffisent plus, à une époque où l’achat plaisir est de plus en plus fréquent et où le « luxe » s’est démocratisé. C’est donc assez naturellement que les discours des marques se sont orientés vers plus d’émotion afin d’accentuer la différenciation, mais aussi plus d’expertise. On met ainsi plus facilement en avant des thématiques comme la qualité des produits, la valorisation du commerce local… Ceci explique notamment pourquoi de nombreuses marques font le choix de préempter l’authenticité et le lien physique qui se construit grâce aux boutiques. Au cours de nos recherches, trois observations in situ ont été réalisées au sein de trois points de vente différents. La première boutique se trouve à Bordeaux, cours de l’Intendance, la seconde à Paris, place de la Madeleine. La dernière boutique visitée est celle que l’on retrouve dans la galerie marchande du Carrousel du Louvre. Les deux premières boutiques retranscrivent donc une organisation qui donne directement sur la rue tandis que la dernière s’ouvre sur la galerie marchande d’un espace fortement touristique. Les boutiques constituent ainsi des espaces théâtralisés dont le but est de mettre en scène le produit dans un décor spécifique. L’emprunt au jargon du théâtre n’est pas anodin : il s’agit véritablement d’un acte joué sous les yeux d’un spectateur qu’il faut séduire et emporter dans le récit. Les différents éléments scéniques que sont la décoration, l’éclairage, les couleurs, le jeu des acteurs ou encore les sons sont autant d’éléments qui vont venir créer cette atmosphère. Le terme d’atmosphère n’est pas utilisé au hasard. En 1974, Philip Kotler développe la notion d’atmosphère, dans le Journal of Marketing. Selon lui, l’ensemble des stimuli auxquels l’on peut avoir recours afin de créer une ambiance tels que la musique, les couleurs, les odeurs ou encore la densité humaine peuvent être considérés sous le prisme d’outils marketing. Il en donne la définition suivante : « [L’atmosphère] correspondant à l’effort engagé pour concevoir des environnements d’achats destinés à produire chez le consommateur des effets émotionnels spécifiques qui augmentent alors sa probabilité d’achat ». La marque devient ainsi actrice et incarne ses valeurs, son imaginaire, sa culture. Tout, depuis l’éclairage jusqu’à la disposition des produits, devient vecteur de sens et de différenciation. Les objets peuvent donner aux individus une conscience du temps. En observant un lieu et les objets qui le composent, il devient ainsi possible de mettre à jour des couches successives où se décompose le passé. Le temps du passé est alors évoqué par des objets anciens, qui n’ont pas nécessairement de date connue. On parle d’objets qui ont une histoire, qui sont très vieux. Il est lié à une représentation et à une inscription dans l’histoire généalogique plus qu’à une réalité consciente du temps qui passe.
Le dispositif intérieur comme écrin temporel
Si les éléments qui composent les vitrines peuvent différer d’une boutique à l’autre sans toutefois perdre en cohérence, l’intérieur, lui, semble être toujours le même. De grandes étagères en bois couvrent les murs et soutiennent les centaines de pots de moutarde et les bouteilles de vinaigres. La partie basse des étagères est constituée d’un bois clair que l’on a conservé avec son aspect naturel, semblable à celui que l’on pourrait trouver dans le magasin d’un menuisier. La partie haute, elle, est entièrement noire. Tout participe à la création d’un espace temporel spécifique. Le bois clair et naturel évoque les vieux meubles qui ont été remplacés par les designs plus épurés pour se conformer aux tendances de décoration d’aujourd’hui. Il représente un élément fondamental de la nature, la matière par excellence, et crée de ce fait un lien entre Maille et les ingrédients issus de la terre qui sont utilisés dans les recettes centenaires. Associé à la terre, il représente également le terroir, l’authenticité, le passé, ce qui explique notamment qu’il soit fortement évocateur des domaines de la culture et de l’histoire. La sobriété des étagères noires, quant à elle, apporte une touche de modernité à l’ensemble. Le noir est d’ailleurs une couleur prédominante au sein des boutiques : étagères, portes, pots en grès… Loin d’être lugubre, le noir donne une certaine forme de noblesse à l’ensemble et se marie très bien aux boiseries claires ainsi qu’aux murs et aux sols blancs (notamment dans la boutique de Bordeaux). L’impression de grandeur et de royauté qui se dégage des espaces de vente de la Maison Maille reste longtemps implantée dans les esprits tant elle semble être hors du temps que nous connaissons aujourd’hui, tout en s’inscrivant dans une forme de modernité sobre mais classique, qui parvient à convoquer un imaginaire puissant pour les consommateurs. En ce qu’ils sont vecteurs de sens, les matériaux utilisés induisent un niveau de gamme et une ambiance de plus ou moins grande intimité. C’est un effet que l’on retrouve notamment lorsque des linéaires en bois ou encore du parquet sont intégrés dans le design des espaces de vente. Loin de créer une sorte de distance froide que l’on peut parfois retrouver dans les univers liés au luxe et au haut de gamme, les boutiques Maille parviennent à mettre en place un environnement qui reste chaleureux et convivial, restant ainsi en accord avec l’imaginaire qui existe autour de l’alimentation en France. Un autre facteur de différenciation tient en la présence des enseignes sur la devanture des boutiques. Bien sûr ces enseignes permettent à la marque d’être visible de loin et de se détacher du paysage concurrentiel, ce qui est d’autant plus vrai lorsque l’enseigne ellemême est singulière. Noires, en fer forgé et présentant des courbes rondes, elles tranchent avec les enseignes que nous pouvons voir aujourd’hui, souvent carrées, plus épurées. Celles de Maille remettent au goût du jour le travail de la matière brute, l’art de la ferronnerie, et ravivent le souvenir des métiers d’antan, devenus plus rares aujourd’hui. Mieux encore, elles nous transportent dans les rues du Paris et du Bordeaux du 19ème et du début du 20ème siècle, où l’on voyait encore ce type d’enseignes jalonner les façades. Par ailleurs, nous pouvons remarque que les deux enseignes ne sont pas exactement les mêmes. Même si elles indiquent la même chose – le logo Maille et le blason – et qu’elles signifient la présence d’un point de vente de la Maison Maille, elles véhiculent l’idée d’une originalité intrinsèque à la marque. Ce qui a été fait une fois n’est pas reproductible à l’infini, mais peut néanmoins avoir les mêmes qualités. Cette originalité est mise en avant comme une force, elle vient rappeler que les produits de la marque sont eux-aussi originaux, que même si les étiquettes sur les bocaux sont identiques, les produits qu’ils contiennent font tous preuve d’une forme de singularité que la marque célèbre. Car chaque truffe utilisée, chaque vin distillé pour le transformer en vinaigre, chaque grain de moutarde est différent mais participe à la création d’un tout cohérent, où l’on magnifie le spécifique, le curieux, l’excentrique. Enfin, cette esthétique de la sobriété se ressent également dans les uniformes du personnel Maille. Ils sont les acteurs principaux de la boutique, et font à ce titre partie intégrante de la théâtralisation. Le personnel présent participe donc pleinement à la thématisation de l’offre mise en place par la marque. Leur tenue vestimentaire constitue de ce fait un élément signifiant dans le cadre des actions de théâtralisation. Au niveau de la communication, le vêtement permet avant tout de repérer le personnel facilement. Au niveau symbolique, le vêtement peut participer à la réalité véhiculée par la marque. Chez Maille, ces acteurs sont entièrement vêtus de noir, de la chemise au pantalon, et portent par-dessus leur tenue un tablier, noir lui aussi, qui favorise l’impression d’authenticité perçue par les clients présents dans la boutique. Ils permettent de faire germer l’idée, dans l’esprit du consommateur, qu’ils sortent d’arrière-cuisines secrètes où ils élaborent eux-mêmes les moutardes alignées dans les rayons. A l’instar des mots, les objets constituent un langage et participent en ceci à la construction d’un message. C’est une pensée que l’on retrouve notamment chez Roland Barthes, qu’il théorise dans L’aventure sémiologique : « Ils ne sont jamais des instruments purs (…), ils sont aussi autre chose : ils véhiculent du sens ». Lorsque l’on en vient donc à s’intéresser à la décoration, nous pouvons remarquer que certains éléments viennent créer une forte différenciation dans les boutiques Maille et renvoient les consommateurs vers d’autres époques et d’autres traditions que celles que nous connaissons aujourd’hui, nous emportant de ce fait dans un voyage dans le passé. L’un des premiers éléments qui ne peut échapper au consommateur qui arrive dans l’une de ces boutiques est le petit chariot à moutarde qui est placé devant chaque vitrine donnant sur la rue. Petit, noir, surplombé d’une pompe à moutarde, le tout estampillé « Maille » dans la fameuse typographie si reconnaissable, cette « voiture » de commerce invoque à elle seule un passé révolu. Monté sur un vélo, le chariot rappelle les antiquités que l’on pourrait retrouver au détour d’une brocante et que l’on regarderait avec nostalgie. On imagine sans peine un vendeur de moutarde ambulant, roulant dans les rues pavées du Paris du 19ème siècle, clamant haut et fort que de la moutarde fraîche Maille est la meilleure et disponible à la pompe17. Cet objet porte en lui un fort passé dont nous ne sommes plus les témoins aujourd’hui et nous mène à imaginer une forme de commerce et de transaction qui n’existent plus de nos jours. La pompe à moutarde constitue un élément propre à l’identité de Maille, que l’on retrouve également à l’intérieur des boutiques. Les consommateurs peuvent s’y faire servir et repartir avec une moutarde fraîche, traditionnelle ou aromatisée, dans l’un des célèbres pots en grès que la marque a remis au goût du jour. Elles contribuent à la perpétuation du concept de savoir-faire artisanal de la Maison Maille. Elles redonnent en effet vie à une forme de distribution et de vente dont nous ne sommes plus témoins aujourd’hui. Les objets accumulés ont de fait le pouvoir d’évoquer une époque, d’échafauder un cadre et de prendre des significations particulières. C’est exactement le cas pour ces pompes à moutarde. Elles participent à la création de l’univers référentiel de la Maison Maille et se marient à la perfection avec les aspects les plus modernes mis en avant par la marque pour, malgré tout, rester dans l’air du temps. Les pompes à moutarde disent leur généalogie, elles sont dotées d’une histoire familiale qu’elles retransmettent à la perfection. Elles utilisent d’ailleurs la même méthode de préparation que celle qui était alors employée par Antoine-Claude Maille lorsqu’il servait les moutardes Mailles à la royauté européenne. La présence même du « faux » lustre composé de pots en grès comporte une dimension historique. Comment ne pas penser aux grands lustres suspendus dans le château de Versailles comme dans tous les palais des grandes cours européennes ? Les pots en grès, qui datent du XVIIIème siècle, constituent d’ailleurs un élément récurrent dans la décoration de toutes les boutiques que nous avons pu visiter. Ils sont mis en avant dans les vitrines et dans les boutiques, et font l’objet d’une réelle théâtralisation. Reprenant la forme arrondie de la fleur de lys, il a été remis au goût du jour en 1989 et brille par sa sobriété : on n’y retrouve en effet que le logo de la maison et l’inscription « Depuis 1747 ». La matière utilisée pour les réaliser (le grès) ainsi que le bouchon de liège qui vient les sceller font partie intégrante du microcosme temporel que la maison met en place : aujourd’hui en effet, les consommateurs ne sont plus habitués à voir de tels packagings pour leurs produits, dans la mesure où ils sont souvent emballés dans du verre ou du plastique, surtout en ce qui concerne les condiments. Ici, comme nous l’avons vu dans le premier chapitre, la marque en fait un objet que l’on peut présenter tel quel sur la table tellement son élégance et son raffinement transparaissent. Disposés le long des étagères et des comptoirs, ils attirent l’œil de par leur sobre originalité.
La localisation des boutiques
Le choix de la localisation d’une boutique est un élément déterminant pour une marque. En effet, la position géographique diffuse à elle-seule une idée de sa personnalité et aide le consommateur à avoir une certaine perception de l’image de marque qu’elle tente de transmettre. Dans le cas de la Maison Maille, la localisation des boutiques en France est très révélatrice de sa volonté de s’inscrire dans le patrimoine de la gastronomie française de luxe. A Bordeaux par exemple, la boutique est située cours de l’Intendance, une des trois artères qui délimite ce que l’on nomme là-bas le « Triangle d’Or », qui rassemble les magasins les plus prestigieux de la ville. On y trouve notamment Repetto, Massimo Dutti, Nespresso, Vuitton, Lancaster ou encore Apple. Située entre la place Gambetta et la place de la Comédie où l’on retrouve le Grand Théâtre, il s’agit de l’une des zones de la ville les plus prestigieuses. Les boutiques que l’on y retrouve suffisent à créer cette atmosphère, même si le tout s’accompagne d’une belle architecture qui témoigne de la richesse du quartier. Si l’on s’intéresse à la boutique principe de Paris, celle de la Place de la Madeleine, on y remarque que c’est à cet endroit que se concentre la majorité des magasins et boutiques du luxe alimentaire français. Il s’agit d’un point qui a été évoqué par Vincent Marcilhac dans Le luxe alimentaire : « La localisation des commerces alimentaires de luxe dans le centre des grandes villes tend donc à signifier la puissance symbolique de ces enseignes. L’implantation du « magasin-amiral » dans les quartiers prestigieux du centre de la capitale entre dans une stratégie spatiale distinctive : lieu spacieux, il est à la fois un espace commercial et un espace d’exposition. »Partant de cela, le choix de s’établir sur la Place de la Madeleine se justifie naturellement, dans la mesure où elle constitue une vitrine du luxe alimentaire à la française. En effet, à la fin du XIXème siècle, le quartier de la Madeleine est un lieu de résidence fortement recherché par la bourgeoisie car l’église de la Madeleine est à cette époque la paroisse la plus mondaine de la capitale. Cela explique donc pourquoi de grandes marques, dans leur recherche d’une clientèle à fort pouvoir d’achat, ont décidé de s’y établir. Le quartier de la Madeleine est ainsi devenu le cœur de la vie parisienne dans la seconde moitié du XIXème siècle et a dont attiré une clientèle qui acceptait de se déplacer dans les quartiers regroupant les enseignes de luxe et d’y dépenser leur argent, même si ce n’était qu’occasionnellement. Ces boutiques sont aujourd’hui devenues les magasins-amiraux de ces enseignes (comme pour Fauchon et Hédiard) dont ils sont les lieux emblématiques, fondant à la fois leur identité et leur image de marque. Ce sont également des lieux de commerce symboliques, dans la mesure où ils associent des valeurs culturelles à des valeurs sociales : acheter dans une boutique place de la Madeleine renvoie une certaine image de soi. Quant à la boutique du Louvre, elle se situe dans l’un des symboles les plus puissants de la France. Emblème à la fois de la culture et du luxe, le carrousel du Louvre devient un espace privilégié pour implanter un commerce dans la mesure où il s’agit du musée le plus visité au monde, ce qui lui confère une visibilité maximale. En 2015 en effet, il a accueilli un total de 7,4 millions de visiteurs (dont 2,3 millions de Français)25. La proportion massive de touristes permet de fait à la marque de s’installer dans les esprits comme l’un des fleurons de la gastronomie à la française, dont sont friands les étrangers. Il en découle par ailleurs qu’il s’inscrit dans un patrimoine historique puissant, de même que dans une dimension symbolique notable. Le musée forge un lien positif au passé, et tout l’écosystème qui l’entoure devient vecteur de sens lui aussi : la galerie du carrousel devient une artère où se perpétue la tradition de l’histoire et de sa mise en avant. A cela s’ajoute le fait qu’il s’agit de l’ancien palais royal, jusqu’à ce que Louis XIV ne le quitte pour s’installer à Versailles. S’il est vrai que le départ de Louis XIV date de 1682 (soit bien avant la naissance de la Maison Maille), il n’en demeure pas moins que cela rattache la marque à son passé royal. Il n’est donc pas anodin que Maille ait choisi de s’y implanter, dans la mesure où cela ne fait que renforcer son appartenance à l’histoire de France. Les éléments de localisation géographique ainsi que les autres aspects étudiés auparavant nous plongent donc dans un univers luxueux. La Maison Maille, qui évolue de plus en plus vers un positionnement premium (corroboré par la présence des pompes à moutarde qui permettent la mise en place d’une offre sur-mesure), met ainsi en avant une esthétique spécifique à grands renforts d’éléments évoquant le passé. Cependant, certains détails nous mènent à penser que Maille met également en avant un côté plus authentique que le secteur de l’alimentation revendique souvent et qui relève de l’imaginaire de la place de marché.
L’importance du terroir et l’obligation de qualité
Les recherches en sciences sociales ont depuis longtemps prouvé l’importance de l’alimentation humaine et de la dimension qu’elle comporte selon les angles imaginaires et symboliques. Les individus possèdent en effet leur propre façon de percevoir la nourriture et leur alimentation, et cette perception vient jouer un rôle fondamental dans la construction de l’univers des marques alimentaires, qui ne peuvent s’affranchir de ce constat. Face à une concurrence acharnée et à une pléthore de possibilités, les représentations endossent une fonction qui vont conduire le consommateur à choisir un produit plutôt qu’un autre, à le consommer ou à l’abandonner. De ce point de vue, il semble donc essentiel pour une marque souhaitant émerger sur un marché fortement concurrentiel de tenir compte de ces représentations mentales pour développer un avantage concurrentiel. Dans cette perspective, Maille a choisi de s’orienter vers une différenciation majoritairement fondée sur l’authenticité des produits, le terroir et la qualité. Avant d’aller plus loin dans notre démonstration, il convient de s’intéresser à la définition de ce qui est authentique et aux imaginaires que cela convoque. Edouard Rencker, auteur de l’ouvrage La pub est morte, vive la communication, en donne différentes acceptions parmi lesquelles :
• L’authenticité naturelle : fondée sur un concept de produits naturels (café, thé, eau, savons…). L’enjeu est alors de conserver la naturalité du produit et de lutter contre toute dérive ;
• L’authenticité liée à l’exception et l’exceptionnel, mettant en avant une offre particulièrement distinctive, exigeante et cohérente ;
• L’authenticité héritée, où la marque analyse et travaille son héritage afin de construire sa stratégie de communication.
Dans le cas de la Maison Maille, le concept de l’authenticité se fonde sur l’exploitation des produits naturels (la moutarde par exemple, dont la culture répond à des techniques particulières), la revendication d’un héritage comme légitimation d’un savoir-faire ainsi que sur une offre qui mêle l’exception de la qualité à l’exception des saveurs, comme nous avons pu le voir dans l’étude des signatures publicitaires et de la ligne éditoriale numérique. Le mélange des champs lexicaux liés à la gastronomie et à la rareté, le jeu photographique, le slogan « Il n’y a que Maille qui m’aille », tout participe à la création de cet univers d’unicité et d’authenticité que la marque n’hésite pas à mettre en avant afin d’en faire un atout concurrentiel différenciant pour émerger sur un marché à la fois saturé et profondément marqué par la concurrence. La haute qualité des produits vendus devient justifiable de par la mise en avant du savoir-faire humain qui se cache derrière la conception des moutardes, mais également grâce à l’emphase mise sur la qualité des produits qui sont au cœur de chaque recette. Puisque Maille se positionne majoritairement sur un type de condiment – la moutarde – la Maison se doit de concevoir le meilleur produit possible sur le marché. Cela permet notamment d’expliquer que les consommateurs vont chercher à se déplacer parfois loin de chez eux et à courir aux quatre coins de la ville pour acheter cette marque en particulier. De manière générale, nous pouvons présumer que l’articulation des représentations mentales liées à la nourriture et à l’alimentation se fait selon une axiologie du bon et du mauvais. Le consommateur procède ainsi par catégories dans sa classification, ce qui lui permet de lui donner une forme de grille de lecture qui l’aidera et le guidera dans sa décision d’achat et de consommation. La représentation donnera du sens à l’individu qui se sentira plus armé pour faire un choix qu’il jugera bon pour lui, et qui correspondra à ses attentes. Il s’agit d’une approche que l’on retrouve chez Roland Barthes, qui met en évidence l’idée selon laquelle l’individu opère systématiquement des classifications mentales en fonction du système de signes qu’il considère. Il en vient alors à mentionner le système de signification de la nourriture : « Prenons maintenant un autre système de signification : la nourriture. On y retrouvera sans peine la distinction saussurienne. La Langue alimentaire est constituée : 1) par les règles d’exclusion (tabous alimentaires) ; 2) par les oppositions signifiantes d’unités qui restent à déterminer (du type, par exemple : salé/sucré) ; 3) par les règles d’association, soit simultanée (au niveau d’un mets), soit successive (au niveau d’un menu) ; 4) par les protocoles d’usage, qui fonctionnent peut-être comme une sorte de rhétorique alimentaire. » Si la première conception du carré sémiotique appliqué aux valeurs de la consommation de nourriture nous amène à le penser selon une axiologie du bon/mauvais, il n’en demeure pas moins que nous pouvons la décliner de manière à montrer les valeurs qui prônent dans un univers alimentaire plus haut de gamme, comme celui de Maille.Jouant énormément sur le goût et la qualité de ses produits ainsi que sur les sensations gustatives prodiguées par leur consommation, nous avons jugé pertinent le carré sémiotique construit selon l’axiologie bon/mauvais, qui correspond ici aux oppositions signifiantes déterminées par Roland Barthes. Nous aboutissons donc sur le constat que l’authenticité et le terroir sont automatiquement rattachés à la nation du bon, par opposition aux nourritures transformées que nous pouvons par exemple retrouver dans les surgelés ou les rayons de supermarchés. Ce carré sémiotique permet une analyse du discours de la marque par le biais de deux dimensions opposées afin de faire émerger un parcours génératif du sens déployé par la Maison Maille dans sa stratégie de communication. Nous y voyons donc que l’authenticité tient une place de choix dans la stratégie de marque, puisqu’elle permet de souligner un savoir-faire qui n’appartient qu’à Maille, et qui fonctionne comme garant d’une qualité supérieure.
Le jeu photographique comme parachèvement
Maille se positionne sur un marché de niche, celui du condiment, et plus particulièrement celui de la moutarde, produit pour lequel la marque est la plus connue. Cette spécialisation, qui fait quasiment de Maille une mono-marque, induit la nécessité d’esthétisme lié au produit. Mettre en avant les qualités du produit, donner envie, susciter l’émotion et la curiosité chez le consommateur sont autant de buts qu’un jeu photographique bien maîtrisé peut permettre d’atteindre. En observant les photographies des produits publiées sur les comptes Facebook et Instagram France de la marque, ainsi que sur le site internet, nous pouvons nous rendre compte que l’esthétisme tient une place majeure afin de véhiculer les idées de savoir-faire, de sophistication et d’histoire. Puisqu’il s’agit d’un marché de niche, il devient essentiel pour Maille de miser autant sur son image et sa notoriété que sur l’image de ses produits-mêmes ainsi que sur l’idée de réalité des faits et des goûts. L’utilisation de la photographie fait partie des éléments stratégiques complètement maîtrisés par la marque et mis en avant sur ses plateformes numériques. D’emblée, l’individu est plongé dans un univers de gastronomie, d’ingrédients plus appétissants les uns que les autres et de couleurs qui reflètent l’éventail du savoir-faire de la Maison Maille en la matière. En communication, on apprend rapidement que l’usage d’une charte photographique permet de véhiculer l’imaginaire de la marque ainsi que ses valeurs, tout en renforçant son positionnement. Par ailleurs, nous savons aujourd’hui que les contenus qui présentent des illustrations ou des photographiques sont plus susceptibles de susciter l’engagement des consommateurs que ceux qui se contentent de contenus textuels. Enfin, les photographies, au-delà du fait qu’elles permettent de théâtraliser le produit, permettent de véhiculer des émotions et de faire appel à des mécanismes psychologiques qui vont éveiller l’imagination du consommateur. Si l’on se penche plus précisément sur le jeu photographique déployé par Maille, nous pouvons mettre en avant certains ressorts qui fonctionnent très bien. Si la plupart des photographies utilisées mettent en avant les produits Maille, il n’en demeure pas moins que certaines autres sont des illustrations des plats qu’il est possible de préparer en suivant les recettes fournies par la marque. Bien qu’il s’agisse de nourriture, on y retrouve souvent un style minimaliste qui n’est pas sans évoquer la tonalité sobre choisie par la marque. De même que pour les textes, les photographies ne laissent pas de place au superflu : on y montre les plats et/ou les produits, et tout participe de l’esthétique voulue par la Maison. Les photos sont très vives, l’éclairage est maîtrisé afin de présenter les produits et les plats sous leur meilleur jour, et font certainement l’objet de retouches. Sur certaines d’entre elles un filtre atténue les couleurs et leur donne une apparence passée, comme pour signifier le temps qui passe qui se matérialise à travers la gastronomie fine que nos grands-parents ont pu connaître. D’autres encore font preuve d’une qualité que l’on pourrait qualifier de moindre dans la mesure où elles sont marquées d’un grain photographique qui renvoie directement à une esthétique du passé et aux appareils argentiques. C’est ce que nous pouvons le constater sur les images ci-dessous, issues du compte Instagram France de la marque : Les plats de nos grands-mères y côtoient des plats plus contemporains, voire tirés de la gastronomie américaine. Nous pouvons ainsi y voir la photographie d’une volaille jaune des Landes au foie gras assaisonnée à la moutarde au Chablis et brisures de truffes noires Maille, aux côtés d’un burger à la moutarde aux girolles, échalotes et cerfeuil Maille avec du pastrami, du cheddar, des oignons caramélisés et des cornichons extra fins Maille. Encore Ces images ne sont pas sans évoquer le phénomène du « food porn » ou pornographie culinaire, un phénomène sociétal dont l’explosion a notamment eu lieu sur les réseaux sociaux. Le terme « food pornography » a pour la toute première fois été utilisé en 1984 par la journaliste Rosalind Coward dans un ouvrage intitulé Female Desire. Elle le définit de la manière suivante : « Cuisiner et photographier ses plats de manière gracieuse est un acte de servitude. C’est la manière d’exprimer de l’affection à travers un cadeau… Ce qui nous inspire à faire des mets parfaitement exécutés et présentés, est le symbole d’une volonté de se mettre au service des autres. La pornographie alimentaire développe fidèlement les procédés relatifs à la préparation de mets. Le type de photographies utilisées reprend les procédés de fabrication des mets. Il y a toujours de la beauté, souvent de l’émotion ». De nos jours, il s’agit en fait d’une forme de culte à la nourriture, qui s’exprime à travers les réseaux sociaux où l’image est souveraine (c’est notamment le cas sur Instagram, Pinterest et Facebook) et dont le but principal est de déclencher l’envie et l’idée de plaisir interdit face à des plats jugés caloriques mais savoureux. Le plaisir visuel devient aussi important que le plaisir gustatif. L’impact visuel de la nourriture a considérablement augmenté et a bouleversé notre rapport à la nourriture, mais aussi à son esthétique. Il s’agit d’une tendance que la Maison Maille a su s’approprier dans sa stratégie afin de créer l’envie, de déclencher une réaction quasi-physique pour ses produits et les plats qu’ils permettent de préparer, de réveiller les papilles gustatives. D’éveiller les sens, finalement. Ainsi, l’attention particulière portée à l’apparence des produits et à l’esthétisme qu’ils renvoient répondent à une stratégie marketing et communication bien étudiée dont le but est d’amener le client à ressentir une certaine fascination pour ce qu’il voit, à éprouver un plaisir coupable qu’il sera d’autant plus tenté d’assouvir que la photographie sera belle. Tout est donc mis en œuvre pour rappeler une époque qui, bien que révolue d’un point de vue purement historique, persiste dans un état d’esprit et une philosophie qui sont appliqués à la marque et à toutes ses créations, aussi bien ses moutardes que ses supports de communication. Lorsque l’on achète de la moutarde Maille, on n’achète pas seulement un condiment. On achète une passion, un bout d’histoire, un savoir-faire et une authenticité uniques, que l’on ne peut retrouver nul part ailleurs sur le marché du condiment. Par ailleurs, le luxe alimentaire tient une place de choix dans l’identité culturelle française, ce qui explique le succès des mono-marques, qui se consacrent à un seul produit ou un seul type de produit et promettant par conséquent une qualité supérieure et une expérience premium. La moutarde Maille est ou a été présente dans tous les foyers. Même en n’étant pas consommateur, on ne peut nier sa notoriété dans la mesure où il s’agit d’un fleuron de l’excellence culinaire à la française. Si elle ne se faufile peut-être donc pas sur toutes les tables sans exception, elle est connue de tous et est présente dans les esprits, qu’il s’agisse de nos grands-parents, de nos parents ou encore de nous-même. C’est notamment ce constat qui nous mène à nous intéresser à la dimension de patrimonialisation de la marque.
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Table des matières
Introduction
I. ENTRE ANACHRONISME ET ANATOPISME : UN ESPACE-TEMPS PROPRE À MAILLE
A. La mise en scène de la temporalité chez Maille
1) Décor et théâtralisation
2) Les vitrines, entre dévoilement et dissimulation
3) Le dispositif intérieur comme écrin temporel
B. La synesthésie des sens
1) Le registre de la corne d’abondance
2) Une explosion de couleurs, de lumières et de sons
3) Une ode aux papilles
C. L’alliance subtile entre boutique de luxe et place de marché
1) La localisation des boutiques
2) Des empreints à l’univers de la place de marché
3) Des opérations évènementielles symboliques
D. Quand l’infiniment grand rencontre l’infiniment petit
1) Un logotype et un blason puissants
2) Des typographies révélatrices
3) Des packagings qui incarnent l’identité de marque
II. ETRE ET FAIRE HISTORIQUE : LA MISE EN AVANT DE L’EXPERTISE
A. Une identité fondée sur la tradition et le savoir-faire historiques
1) Maille et la gastronomie
2) Une marque qui assume son âge
B. Du distillateur-vinaigrier à l’épicerie fine
1) Les errances de Maille
2) Un symbole de l’épicerie fine à la française
3) Un positionnement luxe comme logique de différenciation
C. Des produits authentiques
1) L’importance du terroir et l’obligation de qualité
2) La mise en avant du savoir-faire de la Maison
3) La question de la revendication géographique
D. Les discours de la Maison Maille
1) Approche sémiologique des publicités
2) La ligne éditoriale numérique
3) Le jeu photographique comme parachèvement
III. LA MAISON MAILLE : VERS UNE MARQUE PATRIMONIALE
A. Exposer le glissement du temps
1) Contours de la réflexion
2) Une marque transgénérationnelle
3) Une madeleine de Proust
4) Un ancrage fort dans le passé
B. Les boutiques comme média privilégié pour Maille
1) La boutique média
2) La boutique comme dispositif communicationnel
C. Recommandation stratégique
1) Un storytelling impactant
2) Redynamiser les cibles
3) Vers plus de premiumisation sur les réseaux sociaux
4) Une stratégie média spécifique
Conclusion
Bibliographie
Annexes
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