Marcelin Pleynet et Philippe Sollers, une nouvelle critique de Lautréamont ?

Les Chants et les Poésies , une transgression totale

La thèse de Marcelin Pleynet se construit autour d’un terme fondamental : Les Chants de Maldoror et les Poésiessont une immense transgression. Transgression d’abord de la littérature : nous avons vu comment Lautréamont participe à la lecture et au détournement de nombreux genres et œuvres. Pour Pleynet, la transgression est plus violente encore : l’œuvre de Lautréamont serait à même de bouleverser la fiction, l’acte de lecture, et la métaphysique occidentale – l’œuvre, l’auteur, le lecteur ; tout s’écroulerait entre les Chantset Les Poésies.
Lorsque Marcelin Pleynet évoque le détournement des œuvres du roman noir, il analyse également le détournement des formes qui le constitue. La reprise de plusieurs caractéristiques du roman noir permettrait à Lautréamont d’amorcer une transgression totale. Ainsi, Pleynet évoque l’arbitraire de la fiction propre au genre :
On peut dire que, formellement, le roman noir se distingue par une convention de récit donnant réalité à l’imagination la plus fantasmagorique ; la fiction, prise dans la logique purement conventionnelle du récit (le lecteur doit ajouter foi à l’invraisemblable ou abandonner sa lecture), se trouve en proie à l’envahissement de toutes les fictions possibles, celle que l’auteur choisit n’étant finalement ni plus ni moins arbitraire qu’aucune autre.
Le roman noir reconnaît l’aspect arbitraire de toute fiction, par conséquent son auteur se permet les récits les plus incroyables, ceux-ci n’étant « ni plus ni moins arbitraires » que d’autres – le roman noir se reconnaît, entre autres, par son goût pour le spectaculaire et lemystérieux. On identifiera cet aspect dansLa Fabrique de crimes , immense caricature du roman noir par le grand auteur de roman-feuilletons Paul Féval : dans le chapitre XII, le personnage de Mustapha est abattu de trois balles et ses agresseurs s’enfuient. Au chapitre suivant, le personnage de Fandago retrouve Mustapha, en réalité indemne, et utilise « la poudre à dévoiler les trucs » pour révéler les centaines de passages dérobés par lesquels se sontenfuis ses adversaires. L’arbitraire de la fiction s’observe, exagéré, dans l’absurdité des situations décrites. Ainsi Lautréamont peut mettre en évidence cet arbitraire : quand Maldoror rencontre une lampe transformée en ange, le narrateur s’exclame – « une lampe et un ange qui forment un même corps, voilà ce que l’on ne voit pas souvent ».
Lautréamont, évidemment, ne se contente pas de reproduire des situations arbitraires. En effet, il n’est « pas question d’arbitraire de la fiction, autrement que comme fiction arbitraire » . Pour expliquer cette idée, Marcelin Pleynet cite longuement la deuxième strophe du Chant IV. Nous nous contenterons de rappeler qu’au sein de cette strophe le narrateur décrit deux baobabs dans une vallée, lesquels ressemblent à s’y méprendre à deux épingles, puis il réfléchit à la pertinence de cette comparaison, à la différence entre sérieux et grotesque, et, enfin, expose « la manière la plus expéditive » de tuer des mouches, avant d’en revenir aux lois de l’optique, et à ses baobabs. Ainsi, « le sujet passe constamment dans la plus arbitraire des fictions, par les plus arbitraires des transitions »: Lautréamont pousse à l’excès l’arbitraire de la fiction en la laissant dériver de sujet en sujet, aussi différents et absurdes soit-ils. Là où Paul Féval, même dans la parodie, restait fixé à une certaine trame narrative, chez Lautréamont, le texte est malmené par une fiction trop arbitraire pour s’en tenir à une quelconque trame. Bien que le passage cité soit le plus représentatif, il est aisé de démontrer cette thèse dans l’ensemble des Chants de Maldoror .
Lautréamont n’a que faire de l’aspect vraisemblable de sa fiction – « C’est un homme ou une pierre ou un arbre qui va commencer le quatrième chant » , qu’importe celui qui parle ? Nous retrouvons cet arbitraire à outrance dès le premier chant, ce dans l’utilisation des comparaisons. La huitième strophe expose ainsi le hurlement des chiens à la nuit tombée, qui, « de même que les éléphants », aboient « comme un enfant qui crie de faim », « comme un chat blessé au ventre au-dessus d’un toit », etc. La comparaison continue en multipliant les rapports arbitraires, mais nous pouvons nous arrêter à la dernière citée – les chiens aboient « comme un chat ». Bien entendu, tout lecteur des Chants de Maldoror pensera à la série des « beau comme », dont la fonction est similaire :
Mise en évidence, l’articulation conventionnelle de la fiction et de la réalité fait apparaître et désamorce la convention de toute lecture située à ce carrefour, et manifeste tout naturellement dans l’écriture la cocasserie de la situation.
En effet, le « comme » de la comparaison fait appel à une réalité, ou du moins à une fiction partagée avec le lecteur. Or, chez Lautréamont, la comparaison est invraisemblable sinon absurde – elle « désamorce la convention de lecture » fiction-réalité, soit le fait que le lecteur « croit » au récit qui lui est fait. Dès lors, la comparaison a pour fonction d’exposer l’arbitraire de la fiction, soit l’inadéquation fondamentale entre récit et réalité. Nous voyons à quel point l’analyse du détournement d’une seule caractéristique littéraire peut être féconde. Si Marcelin Pleynet s’attache au roman noir, c’est que, par son exagération,
Lautréamont entreprend la destruction de la fiction. Puisque chaque référence se montre comme « lecture-écriture », puisque le texte insiste sur son arbitraire, le lecteur ne peut entrer dans « la convention de toute lecture », il ne peut donner foi au récit.

Psychanalyse et matérialisme, des outils pertinents ?

Dans notre analyse, nous avons négligé deux outils essentiels pour la Nouvelle Critique : le matérialisme et la psychanalyse. Le premier est mobilisé dans le « Lautréamont Politique » de Marcelin Pleynet, tandis que le second concerne la partie « Mythe rhétorique inconscient » de son Lautréamont . D’une part, ces outils sontanachroniques à Lautréamont, d’autre part, à notre époque (2018-2020) l’autorité de la psychanalyse s’efface peu à peu ; quelle légitimité pouvons-nous leur accorder ? Comment Albert Thibaudet, Physiologie de la critique, Paris, Éditions de la Nouvelle Revue Critique, Les Essais Marcelin Pleynet mobilise-t-il matérialisme et psychanalyse dans son étude de Lautréamont, et le fait-il à raison ou à tort ?
Pour Marcelin Pleynet, le texte de Lautréamont est « programmé par cette révolution sans précédent » qu’est le matérialisme de Marx et Engels. Le texte deLautréamont ne pourrait se comprendre que d’après le matérialisme historique et dialectique. Nous devons expliciter rapidement ces notions. Le matérialisme historique explique que les événements historiques sont dirigés par les rapports sociaux. Comme l’implique la philosophie marxiste, on s’intéresse aux conditions de production des événements. Le matérialisme dialectique, notion reprise non par Marx mais par Engels et Trotski, unit cette première vision « productrice » au dynamisme propre à la dialectique hégélienne (progrès par négations – négation de la négation). Pleynet explique que, grâce au matérialisme historique, nous avons pu mettre en évidence le fondement idéologique – et donc bourgeois – de la littérature : en effet, la littérature n’est pas une entité objective, c’est une institution. Comme toute institution, elle reflète les valeurs de la classe sociale dominante, c’est-à-dire la classe bourgeoise (pour le marxisme). Ainsi, la littérature étant le reflet de l’idéologie bourgeoise, elle valoriserait les œuvres respectant ses propres valeurs et concepts (d’auteur, de sens, d’œuvre) en excluant les « œuvres-limites », soit celles s’y opposant. Pour reprendre les termes de Pleynet, le matérialisme historique a mis à jour le « tissu névrotique » ou « culturel » dissimulé derrière la littérature. Marcelin Pleynet s’intéresse à une « pratique » possible de cette théorie en littérature. Évidemment, Lautréamont en est l’objet principal.

Comment l’œuvre de Lautréamont s’articule-t-elle avec la pensée matérialiste ?

Nous laisserons de côté la théorie du concept selon Lénine, exposée par Pleynet, pour considérer ce qui, dans Les Chants de Maldoror et les Poésies, se rapproche du matérialisme. Nous l’avons vu, selon Pleynet le texte de Lautréamont parcourt la culture littéraire par la transgression : citations, réécritures, parodie, opérant « le déchiffrement et l’effacement du tissu névrotique dont [la pratique scripturale] hérite sous forme de culture » . Nous comprenons mieux cette citation : l’idéologie dominante (le « tissu névrotique ») que la « pratique scripturale » (l’écriture) transporte sous la forme de la culture est révélée et questionnée. Nous ne pouvons pas non plus ignorer les interventions constantes du narrateurs, lesquelles sont autant de références à l’activité de l’écriture :
Lautréamont (le scripteur) est celui qui ne cesse de réfléchir aux caractéristiques de sa production littéraire. Ici donc se trouverait le matérialisme historique : remise en question de l’idéologie dominante et réflexion sur les principes de production de la littérature. Les Chants de Maldoror témoignent également d’une méthode dialectique : en effet, Lautréamont ne cesse de confronter, par les citations et les références, des discours de nature opposée. Ainsi, alors que le chant IV s’achève sur l’obsession lyrique de l’énonciateur pour le meurtre de Falmer, le chant V débute sur le vol des étourneaux, collage de l’Encyclopédie d’histoire naturelle du Dr Chenu . Les emprunts à cette encyclopédie se multiplient dans la strophe suivante, s’opposant constamment à la fiction romanesque. De même, alors que la deuxième strophe du chant III décrit le viol et le meurtre d’une petite fille sans épargner de détails (comme les roman-feuilletons ont l’habitude de le faire dans leurs scènes de violence), la strophe suivante adopte un récit où s’affrontent aigle et dragon, deux figures allégoriques bibliques :
La figure du dragon est fréquente dans les épopées chrétiennes de la Renaissance. On évoque également un passage de l’Apocalypse où l’on voit une femme assise sur une Bête écarlate portant sept têtes et dix cornes : « Sur le front de la femme un nom était inscrit – un mystère ! –  »Babylone la Grande […] » » (Apocalypse, XVII, 5). Dans l’Apocalypse de saint Jean, l’aigle est l’animal tutélaire de l’évangéliste. Ducasse inverse, à l’évidence, ces données, puisque, comme on l’apprend plus loin,le dragon symbolise ici l’Espérance et que l’aigle triomphe sur lui.
Ainsi, Lautréamont rapproche deux types de textes, deux registres, totalement différents.
Le rapprochement de discours opposés est caractéristique de la méthode dialectique : l’objectif est de contester la valeur d’un discours ou d’un autre – dans Les Chants de Maldoror , les contradictions successives résultent de la remise en question des idéologies propres à chaque discours. Les citations et transformations de textes sont déjà une remise en question en soi, ainsi les Poésiesquestionnent la légitimité du discours moraliste, par opposition au discours romantique, celui des « Grandes-Têtes-Molles » , mais aussi des Chants de Maldoror : L’opposition Chants/Poésiesest elle aussi négation de la négation ; les textes de Lautréamont-Ducasse utilisent donc une méthode proche du matérialisme dialectique.
La démonstration de Pleynet perd de sa vigueur lorsqu’il évoque le De Natura Rerum de Lucrèce, premier ouvrage caractérisé par une philosophie matérialiste (tout le réel ne serait que matière, et tout phénomène le résultat d’interactions matérielles).
Programmés par la science matérialiste (le De Natura Rerum, entre autres) et par son histoire […], les Chants de Maldororréinvestissent les thèses matérialistes (Lucrèce) dans le champ idéologique où le matérialisme fut toujours refoulé. D’où ce grand angle de la contradiction, ou effet de science, qui ne cesse de décentrer et de révéler les « tics » absurdes de la pensée idéaliste.
Ce que nous venons d’évoquer n’est autre que « ce grand angle de la contradiction » capable de confronter l’autorité de chaque discours, et donc, la « pensée idéaliste » (comprenons une pensée qui ne s’attacherait qu’à un discours unique et vrai). Néanmoins, en quoi le matérialisme de Lucrèce est-il identique au matérialisme dialectique ou historique ? La philosophie de Lucrèce insiste sur la composition du monde comme le résultat de la matière, soit comme constitué d’atomes – sa réflexion est bien loin de celle de celle de Marx, Engels et Trotski, puisqu’elle ne relève que du domaine de la physique. Certes, « un constant passage, une constante  »circulation » organique, est établie de la science de la nature des choses à celle de l’écriture, et du texte » , autrement dit, Lautréamont cherche à comprendre la nature de son écriture, comme Lucrèce cherche à comprendre la nature des choses : tout au long des Chants de Maldoror , les phénomènes linguistiques sont ainsi mis en observation (adéquation signifiant signifié , jeu entreréalité de la ligne et temps de la fiction, etc). Toutefois, le rapprochement s’arrête ici.
Lautréamont est bien plus proche du matérialisme dialectique et marxiste que de celui de Lucrèce. Marcelin Pleynet insiste sur la reprise de l’œuvre de Lucrèce dans Les Chants de Maldoror , notamment dans la strophe de l’océan – la « grandeur matérielle » de l’océan ne serait qu’une reprise du vaste « océan de la matière » de Lucrèce. L’auteur cite ainsi plusieurs passages (strophe des baobabs, hantise du sommeil, etc.), lesquels seraient des réécritures du De Natura Rerum. Considérons ces rapprochements au sein d’un nouveau tableau comparatif :

Philippe Sollers, et « la science de Lautréamont »

Logiques, de Philippe Sollers, consacre un chapitre à l’étude de Lautréamont . Le travail de la présente partie, dont la méthode n’est pas différente de la précédente, consiste à l’expliquer et le critiquer. Nous ferons de notre mieux pour éclairer un texte éminemment complexe, destiné à un public très restreint. L’objectif de Philippe Sollers n’est pas d’être lu par tous, mais d’établir une théorie compréhensible par ses pairs. C’est donc à nous querevient ce travail : l’objectif premier de ce mémoire est de permettre la lisibilité de ces théories, sans pour étant les dénaturer, pour ensuite élaborer un début de regard critique.

De Pleynet à Sollers, de la transgression à la pratique

« De la machine proprement dite, si l’on nous a décrit certains de ses effets, presque rien ne nous a été dit de son fonctionnement global » . Ainsi s’ouvre la première page de « La science de Lautréamont » écrite par Philippe Sollers. Si nous connaissons l’hostilité de l’auteur pour la réception de Lautréamont, nous pouvons nous étonner de le voir s’attaquer à l’une des figures de Tel Quel : « Le livre de Pleynet relève bien de cette carence interprétative qui […] se trouve prise au piège d’un langage qui ne se laisse pas qualifier » . Le texte de Pleynet n’est donc pas épargné, il n’aurait pas suffit à appréhender le langage nouveau de Lautréamont. Certes, il en a exposé certains de ses effets : annihilation de la fiction, bouleversement de l’idéologie dominante, transgression du sujet et de ses limites culturelles ; néanmoins, il ne parle que peu de son « fonctionnement global », seulement de quelques procédés (l’écriture transformationnelle notamment). Pour Sollers, il est indispensable d’ « apprendre » cette langue avant même d’en parler. C’est pourtant depuis le Lautréamontde Pleynet que l’auteur débute sa réflexion, puisque « la question du nom »y serait habilement soulevée.
Pour Sollers, le passage de Lautréamont à Ducasse ne peut pas être interprété comme un simple renoncement (les Poésiesseraient l’abandon de la révolte des Chants)Philippe Sollers, « La science de Lautréamont », Logiques, Paris, Seuil, Tel Quel, 1968, p. 250- sans tomber dans « la fantasmagorie psychologique » . Pleynet signalait que la succession des noms permettait au nom propre de s’extraire du référent paternel (réel) pour le substituer par celui de la fiction : Ducasse naît de Lautréamont, « Ducasse est désormais le fils de ses œuvres » . Selon Pleynet, l’écriture de Ducasse deviendrait ainsi biographique, « non plus dans l’espace du dire (dans ce qu’elle dit) mais dans la parabole gestuelle de sontracé »
– l’écriture est biographique car seule trace de la vie de Ducasse. L’objectif était de démontrer l’absence de biographie possible, puisque Ducasse n’a rien laissé en dehors de sa fiction. Pour Sollers, « l’écriture biographie » de Ducasse doit s’entendre de façon négative : le refus du nom dans l’Histoire (le réel) signale la destruction du discours biographique.
Dans le système que nous voudrions dégager de l’écriture de Ducasse, un des points essentiels est ainsi l’intégration de la mort du sujet biographique – la mort du sujet de l’énoncé comme de celui del’énonciation – donnant à lire ce qu’il faut bien appeler alors une thanatographie.
Expliquons pas à pas cette « thanatographie ». L’absence d’auteur (de sujet biographique) est liée à deux éléments : mort du sujet de l’énoncéet mort dusujet de l’énonciation. La mort du sujet de l’énonciation (littéralement « celui qui énonce »), c’est d’abord la disparition de l’auteur qui écrit, mais surtout de toute instance capable d’assumer le discours. Sans sujet (réel ou fictif) pour assumer le texte, il ne peut y avoir de sujet de l’énoncé : le texte n’est pas dirigé par une conscience, par une volonté, il devient en quelque sorte « indépendant ». L’étude effectuée par Pleynet permet d’expliciter cette thèse : pas de sujet biographique, car l’auteur se charge lui-même de son effacement, ni de sujet de l’énonciation – puisque le narrateur se mêle avec les personnages, la parole n’est pas assumée par une entité définie. Qu’en est-il de l’absence de sujet de l’énoncé ? Le texte fonctionne sur la transformation incessante d’autres textes et leur confrontation, ainsi, l’énoncé change constamment de sujet – il n’existe pas réellement un sujet de l’énoncé.
Pensons également au détournement du récit comme fiction totalement arbitraire, ce pour que le lecteur ne puisse pas y croire. Pour Sollers, les Chantset les Poésiesremettent en cause la pensée du sujet comme « effet de langue bavarde » pas de discours prononcé par quelqu’un et adressé à autrui, il n’y a pas de discours. Ducasse refuse le « gémissement poétique », celui d’un sujet partageant « les perturbations, les anxiétés, […] le spleen » – effets de discours, « charniers immondes » , adressés aulecteur.

Les Poésies et la science de l’écriture

Philippe Sollers n’oublie pas d’étudier les Poésies. Ces dernières reprennent les concepts fondamentaux évoqués précédemment : elles sont caractéristiques d’une écriture « désénonciative » et transfinie, où les greffes d’autres textes se superposent (allusions et sommations selon Kristeva texte : les Poésies I dénoncent « les perturbations, les anxiétés, les dépravations […] la culpabilité d’un écrivain qui roule sur la pente du néant et se méprise lui-même avec des cris joyeux », soit tous ces sentiments dits « négatifs », « charniers immondes » , qui peuplent la littérature. Le narrateur annonce vouloir remplacer cette « poésie personnelle » qui expose les troubles de l’Homme et du sujet. Il s’agit d’en finir avec le « sujet parlant » : les Poésies I prônent une littérature du bien, de la morale, détachée detout sujet et de tout discours. C’est dans ce mouvement que le texte condamne toutes les figures mauvaises et passionnées, fictionnelles et réelles. D’une part « les Méphistophélès, les Werther, les Don Juan » ne sont que de bruyants « diables en carton » , d’autre part les auteurs romantiques (ceux du « moi », du sujet) sont affublés de surnoms ridicules .
Sollers identifie ce rejet de l’écriture du « Je » comme un rejet des textes qui discutent (de « la poésie qui discute les vérités nécessaires » ) – soit comme autant de discussions, de discours, aux dépends de l’infini textuel qui anime l’écriture. Elles accuseraient celui qui privilégie « la discussion qui ne se regarde jamais comme écrite », celui qui, « ignorant la scription, [il] tombe dans la dénégation, [il]  »parle » » . Selon nous, Philippe Sollers applique trop vite sa conclusion des Chants de Maldororaux Poésies : ces dernières, dans ce qu’elles « disent », ne vantent pas les mérites d’une écriture contradictoire, infinie, comme dans les Chants. Elles attaquent plutôt le sujet parlant, celui qui produit uniquement des discours, pour le remplacer par une écriture du bien, de la morale, « les vérités immuables et nécessaires » , soit une écriture stable, fixe, qui s’en tient à un sens figé (« la poésie impersonnelle » ). Pour reprendre les termes de Sollers, les Poésies I commencent par privilégier l’écriture « divinisée », la « contre-écriture » par excellence. L’auteur n’est évidemment pas dupe : il observe également que, après une poésie « du mal », de la transgression, nous faisons face à une poésie « du bien » et de l’ordre. « C’est maintenant non-plus la représentation qui va se voir détruite, mais le concept » – un phénomène déjà observé par Marcelin Pleynet : le concept d’œuvre et de sens tombe dans l’abîme qui oppose les Chantset les Poésies.
Voilà notre conclusion à la lecture de « ce que dit » le texte ; or, son fonctionnement Lautréamont, « Poésies I »,Œuvres complètes, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade,  est tout autre. Le texte introduit, dès les Poésies I, des citations et références à d’autres textes, procédé poussé à son paroxysme dans les Poésies II. Malgré sa volonté de vérité et d’unité, les citations et maximes se multiplient, toutes différentes et parfois contradictoires (l’écriture reste marquée par la désénonciation et le transfini). Certes, point de lyrisme, le sujet disparaît derrière une « langue citationnelle morte »  , mais le foisonnement des citations devient problématique : où se trouve l’unité vantée par le texte ? Ce n’est pas tout : ces citations sont celles de penseurs et moralistes – ceux qui prétendent émettre une vérité sur la réalité – ce sont là les discours des « poux » ou des philosophes. Pourtant, les Poésies réécrivent ces extraits : elles n’introduisent pas une poésie jugée impersonnelle, vraie, capable de décrire le bien, mais elles renversent celle qui se prétend comme telle. Le texte affirme instaurer une poésie des « vérités immuables », et pourtant, elle participe à leurréécriture.

Le retour du pulsionnel au sein du texte poétique

Pourquoi le sémiotique s’observe-t-il davantage dans les textes littéraire ? C’est que le travail d’écriture suppose la création d’objets non pas « vrais » mais « vraisemblables » : l’objet évoqué par l’écriture est posé comme séparé du sujet tout en étant produit par le sujet (l’objet n’en est pas tout à fait séparé, puisqu’il n’appartient pas au réel). Dès lors, « la chorasémiotique n’y est pas supprimée mais relevée au statut de signifiant […] : c’est ainsi que nous entendons l’objet mimétique connoté »- le sens devient complètement dirigé par la choradu sujet, par ses pulsions. Tout objet n’est plus que « le résultat de l’économie pulsionnelle de l’énonciation » . Nous en arrivons donc au statut dual du texte poétique, lequel maintient la position thétique (afin de pouvoir désigner, signifier) tout en introduisant « dans sa position le flot des pulsions sémiotiques » . Voilà ce que nous désignons par « procès de la signifiance » : ce conflit constant entre le thétique et l’assautdes pulsions, entre le sémiotique et le symbolique.
Pour l’instant, le concept de « négativité » (soit le déséquilibre au sein de la chora, produit par la charge des pulsions) ne nous permet pas de comprendre clairement ce qu’il désigne. Pour Julia Kristeva, le terme de « rejet » est plus adapté. En effet, ce dernier renvoie à l’opération pré-verbale du « fort-da ». Ce dernier désigne un jeu observé par Freud chez son petit-fils ; muni d’une bobine attachée à une ficelle, l’enfant s’amuse à lancer l’objet pour le ramener tout en prononçant, alternativement, « fort- da », soit « loin – là ». Pour Kristeva, le jeu de l’enfant reproduit une « opération biologique de base – celle de la scission, de la séparation, de la division », caractéristique de l’opération sémiotique. Kristeva effectue alors trois observations : tout d’abord, le rejet s’apparente à une blessure. En effet, celui-ci est une façon d’instaurer l’ordre symbolique : l’enfant repousse l’objet et le place comme « absent », dans un ailleurs, avant d’énoncer cette séparation (« fort »). Selon Freud , la division s’oppose au « moi du plaisir, […] celui de l’unification » . En instaurant une extériorité, le rejet blesse le sujet. Àpartir de là naît le besoin pulsionnel d’affronter cette même extériorité – « il va à l’encontre du principe de plaisir unifiant et installe l’extériorité la plus radicale : la lutte avec celle-ci figurera le topos récipiendaire, la chora mobile du sujet en procès. »
Le rejet exprime donc « l’éclatement de l’unité » , phénomène qui se manifestera au sein des textes poétiques à travers, par exemple, la multiplication des instances locutoires (des pronoms, entre autres).
La deuxième observation de Kristeva est plus importante encore, et s’oppose cette fois-ci à Freud. En effet, ce dernier distingue totalement le symbolique du « moi » duplaisir (le moi unifiant).

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Table des matières
Introduction
Chapitre I – Marcelin Pleynet et Philippe Sollers, une nouvelle critique de Lautréamont ?
1) La réception de Lautréamont dans l’ombre du fantasme
a) Lautréamont chez les surréalistes, « un prétexte à inflation verbale » ?
b) La réception biographique, de la fascination au mythe
c) Une question d’« idéologie »
2) Marcelin Pleynet à la source de la relation Lautréamont–Tel Quel
a) Une critique de « l’écriture » uniquement
b) Les Chants et les Poésies, une transgression totale
c) Psychanalyse et matérialisme, des outils pertinents ?
3) Philippe Sollers, et « la science de Lautréamont »
a) De Pleynet à Sollers, de la transgression à la pratique
b) Définir le langage des Chants de Maldoror : le texte comme océan ou tourbillon
c) Les Poésies etla science de l’écriture
Chapitre II – Julia Kristeva et le « langage poétique » de Lautréamont
1) « Préliminaires théoriques » : pour comprendre le vocabulaire technique
a) La construction de la signification chez le sujet psychanalytique
b) Le retour du pulsionnel au sein du texte poétique
c) Freud, encore et toujours
2) Le sémiotique dans Les Chants de Maldororet les Poésies
a) Les Chants puis les Poésies : une pratique du sujet divisé ?
b) Les Chants de Maldoror : division du sujet, division du corps
c) Expliquer le jeu des pronoms : conflit des instances, procès du sujet
d) Maldoror et le Créateur – sémiotique et symbolique
e) Les Poésies, un processus d’appropriation sémiotique ?
3) Lautréamont-Ducasse, ou le sujet dans la société
a) Langage poétique et contexte socio-historique : le risque du fantasme
b) Les Poésiesen réponse à une société en crise
c) Les Chants de Maldoror et la dissolution du cercle familial
Conclusion

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