Marc-Antoine Muret, un humaniste dans l’air du temps
ยซ Veggio tutto’l mondo scrivere Varie Lettioni.ยป lance Carlo Sigonio lorsqu’il รฉcrit ร Fulvio Orsini en 1567. Ces quelques mots rรฉsument toute une รฉpoque. La seconde moitiรฉ du XVIe siรจcle marque en effet le point d’acmรฉ d’une passion qui aura saisi toute l’Europe de la Renaissance: la mode des Variae lectiones. Ce genre littรฉraire, qui puise ses racines dans l’Antiquitรฉ, est remis au goรปt du jour dans les annรฉes 1470s, sous la plume des grands humanistes de cette fin de Quattrocento et n’aura de cesse de gagner de nouveaux adeptes jusqu’au XVIIe siรจcle. Mais c’est surtout dans la seconde moitiรฉ du XVIe siรจcle que le phรฉnomรจne atteint son paroxysme. รrudits et charmants, ces petits รฉcrits sont alors devenus un exercice incontournable auquel vont s’adonner les savants de l’รฉpoque.
Marc-Antoine Muret, jeune franรงais ambitieux fraรฎchement dรฉbarquรฉ ร Venise en 1554, cherche justement ร se faire un nom parmi les milieux lettrรฉs de son temps.
Professeur talentueux, brillant orateur, รฉditeur prolixe, il cumule les casquettes en espรฉrant un jour produire le grand ลuvre de sa vie, celui qui lui offrira une place dans le glorieux panthรฉon des arts et des lettres. Les Variae lectiones vont lui en fournir l’occasion. Aimant ร suivre les goรปts de son temps, Muret n’aura aucune difficultรฉ ร adopter et mettre en pratique les codes du genre pour imposer son ouvrage comme une rรฉfรฉrence en la matiรจre.
L’histoire de Marc-Antoine Muret et de ses Variarum lectionum libricommence donc par la rencontre entre une mode littรฉraire et l’une des grandes figures incarnant l’esprit de l’Humanisme et de la Renaissance.
MURET EN ITALIE: UN NOUVEAU DรPART
L’exil forcรฉ
Les premiers pas de Muret dans la Pรฉninsule ne faisaient pas partie d’un quelconque plan de carriรจre ni mรชme du dรฉsir d’effectuer son ยซ voyage en Italie ยป, comme cela se faisait chez les รฉtudiants et apprentis humanistes de l’รฉpoque, chez les Franรงais, les Espagnols, les Allemands et les Hollandais, ceux du Nord, d’au-delร les Alpes, qui prenaient leurs maigres effets et poussaient jusqu’ร Rome, Florence ou Venise, mรจres de l’humanisme et de la pensรฉe du siรจcle, pour parfaire leur รฉducation.
Muret ne l’avait pas prรฉvu, ce voyage.
C’รฉtait arrivรฉ ร cause de son amour pour les chairs, de toutes sortes, celles des jeunes hommes, surtout, et celle de Ludovicus Memmius Frรฉmiot , encore plus. ยซ Sodomite ยป. On en brรปlait pour moins que cela en ces temps aussi clairs-obscurs que les toiles du Caravage, plus obscurs que clairs malgrรฉ tout l’or et la pourpre des arts glorifiรฉs. ยซ Sodomite ยป donc, Muret l’รฉtait. On le condamna, ร Toulouse oรน il enseignait. Hiver 1554. Heu fuge crudeles terras, fuge litus avarum ! ยซ Hรฉlas fuis ces terres cruelles, fuis ce rivage avare ! ยป chantait Vigile . Il faut croire qu’un vers latin peut suffire ร sauver des vies. Il รฉtait lร , glissรฉ par une main anonyme, au petit matin, sous la porte. On avait dรฉnoncรฉ Muret. On, un autre, quelque ami, dรฉnonรงait l’arrestation imminente . Que faire ? Fuir. Bien sรปr. En secret. Quand on prรฉparait les bรปchers sur la place Saint-Georges. Fuir. L’exil. Oรน ? L’Italie. Redevenir inconnu pour commencer une nouvelle vie.
Quelque part au dรฉbut de l’annรฉe 1554, Marc-Antoine Muret, ainsi nommรฉ d’un coin de Limousin oรน ses ancรชtres avaient pris racines, Marc-Antoine Muret, nรฉ le 12 avril 1526 d’un pรจre jurisconsulte et d’une mรจre dรฉvote, Marc-Antoine Muret, รฉduquรฉ, lettrรฉ, professeur prรฉcoce et talentueux ayant officiรฉ ร Poitiers, Villeneuve d’Agen, Bordeaux, Auch, Paris, Toulouse, latiniste de gรฉnie et poรจte ร ses heures, ami de Ronsard et de du Bellay, petite personnalitรฉ franรงaise en devenir, Marc-Antoine Muret donc abandonnait ses biens et sa situation pour franchir les Alpes. Dans le mรชme temps, en royaume de France, faute de mieux, on brรปlait son effigie.
Ce fut ร Venise que le Limousin choisit de tenter sa chance . La Sรฉrรฉnissime, rรฉpublique florissante et tolรฉrante, รฉtait alors toujours en quรชte de beaux esprits pour nourrir ses cours et ses collรจges. En France, il รฉtait un excellent professeur. Pourquoi ne pas l’รชtre de nouveau en Italie ? On cherchait justement ร pourvoir la chaire d’humanitรฉs du couvent San Francesco della Vigna. Il postula. Difficile pour un inconnu sans fortune ni protecteur, sans recommandations ni renommรฉe, รฉtranger de surcroรฎt, de briguer un tel poste โ car malheureux les barbares transalpins qui espรฉraient alors rivaliser avec la fine fleur de l’Italie, race noble et raffinรฉe s’il en รฉtait, hรฉritiรจre de l’Antiquitรฉ romaine et mรจre de la Renaissance. Il le fit pourtant, passa l’examen. C’รฉtait au Sรฉnat et ร ses patriciens de juger les futurs professeurs de leur progรฉniture. On exigeait alors des candidats la rรฉdaction d’une composition en latin, puis un discours. L’exercice รฉtait scolaire, le sujet banal, les idรฉes communes, mais Muret maรฎtrisait parfaitement son latin et se piquait d’รฉloquence. Il fit grande impression car orateur de talent, assurรฉment il l’รฉtait. La Cour des papes s’en souvient encore.
Voilร donc le Limousin dรฉbarrassรฉ de son passรฉ, installรฉ ร Venise, enseignant de nouveau, propulsรฉ au cลur du bouillonnement culturel et intellectuel de son siรจcle, bรฉnรฉficiant ร nouveau d’un petit pรฉcule et d’une situation, de ses entrรฉes chez les puissants, professeur, et bientรดt familier, des jeunes patriciens . Les portes des palais lui รฉtaient dรฉsormais ouvertes, les bibliothรจques aussi, l’intimitรฉ des grands surtout, celle des Lauredani, des Suriani, des d’Este. Une nouvelle vie pouvait commencer, loin de sa France natale et des scandales, mais toujours au cลur de la Rรฉpublique des Lettres.
Les succรจs รฉditoriaux
Les รฉditions commentรฉes des auteurs classiques grecs et latins
Avant de fuir vers l’Italie, Muret s’รฉtait dรฉjร confrontรฉ au monde de l’รฉdition ร Paris. En 1552, il publiait ainsi ses Juvenilia , un petit recueil dans lequel il rassemblait divers รฉcrits de jeunesse, pour la plupart des poรฉsies imitant les genres et les grands maรฎtres antiques โ notamment Catulle. On y comptait dix รฉlรฉgies, deux satires, cent huit รฉpigrammes, trois รฉpรฎtres et six odes, ainsi qu’une tragรฉdie en vers latins, Julius Caesar.
En 1553, ce fut un commentaire aux Amoursde Ronsard qu’il donna: un succรจs. Ces deux ouvrages parurent ร l’enseigne de la veuve Maurice de la Porte, รฉgalement รฉditrice de Pierre de Ronsard et de Jean-Antoine de Baรฏf , ร une รฉpoque oรน Muret faisait encore partie intรฉgrante de la Brigade, la future Plรฉiade, ces jeunes poรจtes qui ambitionnaient de rรฉvolutionner la littรฉrature franรงaise . Michel de Vascosan fut lui aussi son รฉditeur, pour des ลuvres d’un registre diffรฉrent, qui n’avaient pas partie liรฉe avec son activitรฉ poรฉtique: ses commentaires sur l’ Eunuqueet l’Andriennede Tรฉrence en 1551 tout d’abord, puis une Oratio de dignitate et praestantia studii theologici en 1552.
Ce ne fut cependant qu’une fois en Italie que la carriรจre de Muret en tant qu’auteur-รฉditeur prit une rรฉelle ampleur. Sa rencontre avec Paul Manuce fut en cela dรฉterminante. Nous n’en connaissons pas les dรฉtails mais nous savons que les deux hommes se liรจrent d’amitiรฉ peu de temps aprรจs l’arrivรฉe du Limousin ร Venise . Paul Manuce, imprimeur-libraire de la Sรฉrรฉnissime, n’รฉtait autre que l’hรฉritier de la fameuse enseigne ร l’ancre et au dauphin fondรฉe par Alde Manuce (1452?-1515), dit l’Ancien, en 1494. Nรฉ en 1511, orphelin de pรจre en 1515, il avait repris en main la maison familiale en 1533, aprรจs que la gestion fut confiรฉe, ร la mort du patriarche, ร ses oncles, Giovanni Francesco (1498?-1558) et Federico (actif de 1538 ร 1561) Torresano d’Asola, fils d’Andrea Torresano d’Asola (1451-1529), lui-mรชme appui financier et beau-pรจre d’Alde.
Le moins que l’on pรปt dire, c’รฉtait que la rรฉgence n’avait pas plu au jeune Paul Manuce qui en garda une ranc une tenace contre ses oncles. Leur reprochant d’avoir dรฉgradรฉ l’image de marque de la plus brillante officine de Venise, il reprit ensuite seul les rรชnes de l’imprimerie et s’attela ร lui redonner toutes ses lettres de noblesse pour lui garantir de nouveau un rรดle central dans l’รฉdition des auteurs classiques, nouvellement รฉtablis et corrigรฉs par les grands noms de l’humanisme europรฉen. Alde Manuce avait en effet acquis sa renommรฉe en รฉditant massivement les ลuvres majeures et mineures de l’Antiquitรฉ grecque tout d’abord, pour un bon nombre encore inรฉdites sous forme imprimรฉe, puis le rรฉpertoire latin. Il y avait donc un nom ร prรฉserver, un rang ร tenir chez les Manuce dont la maison continua de rayonner sur la Rรฉpublique des Lettres tout au long du XVIe siรจcle.
De la rencontre en 1554 entre Paul Manuce et Marc-Antoine Muret, naquit une longue et fructueuse collaboration qui dura jusqu’ร la mort de l’imprimeur le 6 avril 1574, se poursuivant mรชme, en ce qui concernait le Limousin, avec le nouvel hรฉritier de l’officine, Alde le jeune. Ce fut pour l’humaniste franรงais l’occasion de trouver un appui privilรฉgiรฉ ร la fois pour diffuser ses travaux, รฉtoffer son rรฉseau de relations et se faire connaรฎtre dans les milieux รฉrudits de la Sรฉrรฉnissime et de l’Europe. N’oublions pas en effet que la fameuse ancre aldine, estampillant chaque page de titre de chaque ouvrage, รฉtait un gage de qualitรฉ dans le monde savant de l’รฉpoque et Paul Manuce un personnage d’importance dans la belle sociรฉtรฉ vรฉnitienne. Avec lui, la carriรจre d’รฉditeur scientifique et de philologue de Muret prit vรฉritablement tout son essor. De son cรดtรฉ, l’imprimeur trouvait dans cette association une nouvelle plume pour alimenter son catalogue, un jeune professeur talentueux dont le sens de la pรฉdagogie lui permit quelques jolies ventes en matiรจre d’ouvrages scolaires. Leur collaboration aboutit en effet ร la publication de plusieurs รฉditions commentรฉes d’auteurs classiques latins qui s’imposรจrent rapidement comme des succรจs de librairie, augmentant tout autant la fortune de l’un que de l’autre.
L’รฉdition scientifique รฉtait un exercice classique auquel les humanistes de l’รฉpoque s’adonnaient avec passion. ร partir du XVe siรจcle, et tout au long du XVIe , les savants et les lettrรฉs se livrรจrent en effet ร une recherche effrรฉnรฉe de manuscrits dans les bibliothรจques des grands seigneurs et des monastรจres pour pouvoir, en les rassemblant, comparant, collationnant avec mรฉthode et minutie, restituer du mieux possible les textes originaux des grands auteurs grecs et latins. L’intรฉgritรฉ des ลuvres de l’Antiquitรฉ, maintes fois copiรฉes et recopiรฉes depuis leur crรฉation pour รชtre transmises aux gรฉnรฉrations successives de lecteurs, se trouvait en effet, de fait, largement remise en cause par les erreurs que les copistes avaient accumulรฉes au cours des siรจcles. Pour les beaux esprits de la Renaissance, cela n’รฉtait plus tolรฉrable. Il fallait ร leur รฉtude des textes fiables, de qualitรฉ, aussi proches que possible des รฉcrits originaux, afin d’avoir accรจs ร la vรฉritable pensรฉe et ร la vรฉritable littรฉrature antiques. Les hommes de lettres se mettaient donc en quรชte de manuscrits encore inconnus, des exemplaires les plus anciens qu’ils pussent trouver dans l’ombre des bibliothรจques, avec l’idรฉe que l’รขge leur garantissait une copie moins fautive . Les ลuvres qu’ils dรฉcouvraient de la sorte รฉtaient ensuite collationnรฉes avec les versions connues, corrigรฉes pour รฉtablir un nouveau texte, puis mises sous presse et publiรฉes, principalement ร l’usage des รฉtudiants et des รฉrudits.
Ces textes รฉtaient le plus souvent agrรฉmentรฉs de notes, courtes, placรฉes dans les marges, ou plus longues, se voyant alors rassemblรฉes ร part ร la fin de l’ouvrage, comme c’รฉtait le cas pour Muret. Animadvertiones, adnotationes, castigationes , emendationes , observationes, les noms que l’on attribuait ร ces recueils plus ou moins denses de scholies variaient d’un commentateur ร l’autre. Le principe de l’exercice restait quant ร lui toujours le mรชme: l’รฉditeur relevait une leรงon particuliรจre, expliquait son choix, donnait les autres leรงons possibles que le lecteur pourrait rencontrer du mรชme passage, soulignait certains points d’histoire, de civilisation, de grammaire ou de vocabulaire pour รฉclairer la comprรฉhension du texte, puis critiquait pour finir le travail de ses prรฉdรฉcesseurs et concurrents . Le tout s’accompagnait d’un flot continu de citations servant ร la fois d’exemples et de comparaisons pour illustrer le propos de l’รฉditeur, mais surtout de ยซ boรฎtes ร citations ยป pour les รฉtudiants et les รฉrudits qui y piochaient de quoi affรปter leurs arguments lors des dรฉbats littรฉraires et des joutes oratoires qui rythmaient la vie estudiantine et intellectuelle de l’รฉpoque.Passionnรฉ de philologie, lui-mรชme amateur et collectionneur de livres , MarcAntoine Muret ne dรฉrogea pas ร l’exercice, et s’y prรชta mรชme volontiers, y trouvant un excellent moyen de lancer sa carriรจre. Les courtes annotations qu’il publia en 1551 sur l’Andrienneet l’Eunuquede Tรฉrence , furent un premier pas. Mais ce fut son association avec Paul Manuce qui lui ouvrit vรฉritablement les portes du succรจs. Le premier ouvrage qu’il fit paraรฎtre sous les presses aldines fut une รฉdition annotรฉe de Catulle, dรจs 1554,
puis les ลuvres complรจtes de Tรฉrence et d’Horace accompagnรฉes de commentaires en 1555, les Catilinaires de Cicรฉron en 1557 , suivies, en 1558 , des corpus des trois poรจtes รฉlรฉgiaques latins rรฉunis, Catulle, Tibulle et Properce. Cinq รฉditions, en quatre ans, auxquelles s’ajoutent รฉgalement les Orationes tres de studiis literarum, premiers discours d’une longue sรฉrie, qui furent publiรฉs en 1555 . La correspondance รฉchangรฉe entre Manuce et Muret durant ce laps de temps tรฉmoigne de cette activitรฉ รฉditoriale intense. Jean-Eudes Girot dรฉnombre soixante dix-sept lettres รฉchangรฉes, dont cinquante deux pour la seule annรฉe 1558 qui marqua ร la fois la rรฉรฉdition du Tรฉrence et celle du Catulle, commentรฉe et augmentรฉe des ลuvres de Tibulle et de Properce. La rapiditรฉ des publications s’expliquait par le succรจs qu’elles rencontraient. Le Tรฉrence fut rรฉimprimรฉ et rรฉรฉditรฉ douze fois entre 1555 et 1594, le Horace six fois entre 1555 et 1570, les รฉlรฉgiaques une fois en 1562, sans compter les copies qui se multipliรจrent dans toute l’Europe . Muret produisait du best seller, des incontournables de la littรฉrature latine en petits formats, accompagnรฉs de commentaires clairs, brefs, on ne peut plus scolaires, ร destination des รฉtudiants surtout. Et c’รฉtait bien pour cela qu’ils se vendaient comme des petits pains.
Un conflit d’intรฉrรชts : Muret seul contre les imprimeurs parisiens
Malheureusement, les faveurs royales ne signifient pas pour autant que l’entreprise de Muret, ร savoir trouver un รฉditeur parisien de renom pour publier correctement ses ลuvres, soit une rรฉussite. Aprรจs Claude Dupuy, Claude Binet, compagnon et biographe de Ronsard, est le nouvel intermรฉdiaire auquel il fait appel pour dรฉfendre ses intรฉrรชts au sein de la capitale. Une fois son privilรจge obtenu et enregistrรฉ auprรจs du Parlement le 6 juin 1579, il le charge ainsi d’aller trouver Frรฉdรฉric I Morel (1523-1583), grand imprimeur-libraire humaniste, pour tenter de lui cรฉder les droits d’exploitation et de diffusion de ses ลuvres. L’entreprise de dรฉmarchage รฉchoue, Binet rapportant dans une lettre datรฉe du 18 juin 1579 le refus de Morel:
En ce qui concerne Morel, il m’a rรฉpondu qu’il n’aurait jamais rien pu entendre de plus agrรฉable que l’expression de votre volontรฉ de confier ร sa diligence vos รฉcrits et les monuments de votre divin gรฉnie. Mais il a ajoutรฉ qu’il souhaitait que cela ne se fรฎt pas au prรฉjudice de ceux qui, pourvus d’un privilรจge, ont imprimรฉ vos dis cours et des lettres avec des notes de Nicodon; toute chose comme il me l’a รฉcrit, qu’il vous expliquera par l’intermรฉdiaire d’amis communs qui se trouvent ร Paris. ยซ [โฆ] ceux qui, pourvus d’un privilรจge, ont imprimรฉ vos discours et des lettres avec des notes de Nicodon ยป fait explicitement allusion aux รฉditions de Locqueneulx, privilรฉgiรฉes en 1578. Toute allรฉchante que peut รชtre la proposition de Muret, Morel refuse de publier des textes dont le contenu ou le titre pourraient รชtre assimilรฉs ร une ลuvre antรฉrieure รฉgalement protรฉgรฉe et, qui plus est, produite par l’un de ses confrรจres.
Est-ce par peur d’un procรจs ? Non, le privilรจge obtenu par Muret รฉtant en rรจgle et son dรฉtenteur un auteur de marque. Est-ce par solidaritรฉ ? Probablement. La demande de privilรจge faite par Muret pour ses propres textes est certes tout ร fait lรฉgitime, mais elle intervient un an seulement aprรจs celle de Locqueneulx, pour le mรชme ensemble de textes. La concurrence pourrait sembler quelque peu dรฉloyale, en tout cas aux yeux d’un autre libraire. Morel renonce donc ร une collaboration fructueuse, ร l’occasion d’รฉditer un vaste corpus dโลuvres composรฉes par l’un des auteurs ร succรจs de l’รฉpoque, par un humaniste reconnu, pour ne causer aucun prรฉjudice ร l’un de ses paires.
En dรฉpit de tous ses efforts, Muret รฉchoue donc au pied du mur, se heurtant ร la solidaritรฉ de la corporation des imprimeurs-libraires. N’ayant pas pu obtenir ce qu’il voulait auprรจs de Morel, trop loyal envers ses homologues, il trouve nรฉanmoins ร se rabattre sur Michel Clopejau et Robert Coulombel auxquels il cรจde son privilรจge, comme indiquรฉ dans les Epistolaede 1580 , ร la suite de l’extrait que nous avons citรฉ prรฉcรฉdemment:
Ledict Marc Antoine de Muret a permis ร Michel Clopeiau et Robert Coulombel
Libraires ร Paris d’imprimer ou faire imprimer une ou plusieurs fois les ลuvres contenues audict Privilege.
Jean-Eudes Girot prรฉcise que l’acte notariรฉ liant les deux parties date du 12 juillet 1579ย , un mois aprรจs le refus de Morel. Mรชme si le Limousin a รฉtรฉ dรฉboutรฉ de son premier choix, il a donc rapidement trouvรฉ preneur. Michel Clopejau s’รฉtait dรฉjร intรฉressรฉ aux ลuvres de Muret dont il avait rรฉรฉditรฉ les Variarum lectionum libri VIIIen 1573 , ainsi que nous l’avons mentionnรฉ ci-dessus. S’il a pu rencontrer un succรจs avec ce premier ouvrage, il n’est pas รฉtonnant qu’il ait facilement acceptรฉ d’รฉditer les autres textes du Limousin, s’attendant ร rรฉitรฉrer une bonne opรฉration commerciale. Muret est donc finalement parvenu ร ses fins. Il ne s’agit cependant pas des grandes publications humanistes dont il rรชvait. Ces deux libraires sont loin d’avoir la carrure de Morel. De plus, ils ne publieront qu’un trรจs petit nombre d’ลuvres parmi celles qui sont mentionnรฉes dans le privilรจge: les Epistolaeen 1580, que nous avons dรฉjร รฉvoquรฉes, et les commentaires des Catilinaires qui paraissent en 1581. Au regard de l’ampleur du privilรจge obtenu par Muret et de ses ambitions littรฉraires en France, c’est une vรฉritable dรฉception.
L’รDITION AUGMENTรE D’ANVERS: UNE LONGUE ET LENTE MATURATION
Christophe Plantin et les รฉditions de variae lectiones
Christophe Plantin est nรฉ prรจs de Tours, en France, autour de 1520. Il dรฉbute dans le mรฉtier de libraire et de relieur ร Caen, vers 1540, chez Robert II Macรฉ (1503-1563) , oรน il rencontre et รฉpouse, en 1545/1546 Jeanne Riviรจre. Ayant sรฉjournรฉ ร Paris, il finit par s’installer ร Anvers en 1548-1549 non comme typographe mais comme relieur. C’est le 5 avril 1555 qu’il obtient l’autorisation d’imprimer ses premiers livres, La Institutione di una fanciulla nata nobilmente; l’Institution d’une fille de noble maison de Jehan Michiel Bruto , les Flores de Sรฉnรจque et le premier volume de Roland furieux traduit en franรงais, devenant dรจs lors ยซ imprimeur et libraire jurรฉ ยป comme mentionnรฉ dans le privilรจge accompagnant ces ouvrages . Cela annonce le dรฉbut d’une brillante carriรจre.
Trรจs vite, son affaire devient florissante, comptant entre seize et vingt-deux presses en fonction et plus d’une cinquantaine d’ouvriers , ร l’apogรฉe de sa production dans les annรฉes 1570. Il connaรฎt nรฉanmoins quelques problรจmes. En 1562 tout d’abord, la publication des Chronika des Hรผsgesinnes der Lieften , les chroniques de la Famille de la Charitรฉ, une secte hรฉtรฉrodoxe fondรฉe et dirigรฉe par Hendrik Niclaes (1502-1570), dont Plantin fut membre durant un temps, lui vaut d’รชtre suspectรฉ d’hรฉrรฉsie. Cela le contraint ร quitter Anvers pendant plusieurs mois. De mรชme, son activitรฉ alors en pleine expansion connaรฎt un coup d’arrรชt en 1576, pendant la ยซ furie espagnole ยป qui met Anvers et tout le sud des Pays-Bas aux prises avec les troupes du roi d’Espagne Philippe II โ nous aurons l’occasion d’en reparler. Ce contexte de crise entraรฎne pour Plantin d’importantes pertes financiรจres, le contraignant ร vendre une bonne partie de ses presses et ร sacrifier sa succursale parisienne en 1577, laquelle sera achetรฉe par Michel Sonnius . Il parvient nรฉanmoins ร rรฉtablir un semblant de situation dans les annรฉes 1580. Par la suite, en 1583, comme l’universitรฉ de Leyde tout juste fondรฉe recherchait un typographe, il part s’installer dans ladite ville avec trois presses, laissant son officine d’Anvers ร la charge de ses gendres, Jean Moretus et Franรงois Raphelengius. Cependant, ne se plaisant pas dans son nouveau lieu de rรฉsidence, il finit par confier ร Raphelengius la direction de l’atelier de Leyde, en 1585, pour s’en retourner dans son officine anversoise.
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Table des matiรจres
INTRODUCTION
CHAPITRE I
MARC-ANTOINE MURET, UN HUMANISTE DANS L’AIR DU TEMPS
Muret en Italie: un nouveau dรฉpart
L’exil forcรฉ
Les succรจs รฉditoriaux
Les รฉditions commentรฉes des auteurs classiques grecs et latins
Les discours
Une nouvelle carriรจre de professeur
Les Variae lectiones : un genre littรฉraire ร la mode humaniste
Varietas et polysรฉmie : une premiรจre approche รฉtymologique
Le genre des Variae lectiones ร la Renaissance : hรฉritages et renouveau
Les racines antiques
Le renaissance du genre aux XVe et XVIe siรจcles
Les grandes figures des variae lectiones de la Renaissance
Varietas et critique textuelle : la philologie ร l’honneur
Charmer pour instruire : la diversitรฉ au service du divertissement
Muret et les Variae lectiones : un Franรงais ร la mode humaniste
L’editio princeps des Variae lectiones de Muret
Le choix d’un imprimeur
Muret dans l’atelier du typographe
Une รฉdition soignรฉe
Description matรฉrielle de l’รฉdition
Le strict respect des caractรฉristiques formelles et des thรฉmatiques fondamentales du genre
Une composition type du texte et du paratexte
Des thรฉmatiques attendues
CHAPITRE 2
VARIAE LECTIONES, COPIAE LECTIONES: UNE ลUVRE SANS FINย
Une premiรจre รฉdition augmentรฉe ร Paris? : l’รฉchec d’un projet
Les รฉditions pirates de Paris: la ranรงon du succรจs
Privilรจge d’imprimeur contre privilรจge d’auteur: Muret en bataille pour dรฉfendre ses droits
Un conflit d’intรฉrรชts : Muret seul contre les imprimeurs parisiens
L’รฉdition augmentรฉe d’Anvers: une longue et lente maturation
Christophe Plantin et les รฉditions de variae lectiones
Les Variarum lectionum libri XV, 1574-1580: splendeurs et misรจres d’une รฉdition
1574: Une association prometteuse
1574-1576: La lente rรฉception des livres IX ร XII
1578: Hermann Hortenberg, un nouveau protagoniste ร lโลuvre dans la livraison des sections XIII, XIV et XV des Variae lectiones
1579-1580: Les Variae lectiones sous presse, enfin?
1575-1580: cinq ans et demi de gestation, les raisons d’un retard prolongรฉ
Une composition en perpรฉtuel devenir
1559/1580: Nouveautรฉ et continuitรฉ d’une ลuvre
Description matรฉrielle de l’รฉdition de 1580
Une รฉdition revue et augmentรฉe
La rรฉvision des livres I ร VIII
Les sept nouveaux livres de Variae lectiones
ร titre posthume: les Variae lectiones aprรจs Muret
Une troisiรจme รฉdition en projet
Un vลu exaucรฉ post mortem
CHAPITRE 3
DANS L’INTIMITร DE MARC-ANTOINE MURET, LECTEUR-AUTEUR
Les Variae lectiones , portrait robot du lecteur-Muret
Le goรปt des Antiquitรฉs
Grec ou latin?
Quels auteurs
…pour quelles รฉpoques
โฆ et quels genres littรฉraires?
Une pratique de la lecture en รฉvolution
Muret, lecteur de ses contemporains
Des lectures savantes
Muret, citoyen et lecteur du monde
Les affinitรฉs รฉlectives de Muret
Variarum lectionum libri Mureti et alii
Les Variae lectiones , portrait d’un รฉrudit ร lโลuvre
Muret philologue
Muret professeur
Un professeur en paroles
Expliquer les ลuvres, faire connaรฎtre l’Antiquitรฉ
La question de l’intertextualitรฉ
Un professeur en actes: lectures publiques et lectures privรฉes dans les Variae lectiones de Muret
De Venise au Quirinal: une esquisse d’autobiographie
L’intimitรฉ de la lecture-รฉcriture mise en scรจne
Muret, livres en main
Muret, du livre ร la plume
Les Variae lectiones: un art de lire et d’รฉcrire
CHAPITRE 4
DE LA LECTIOร L’EDITIO: PUBLICATION, PUBLICITร ET PUBLIC DES VARIAE LECTIONESDE MURETย
Dons et dรฉdicaces: Muret ร la recherche de son public
Offrir une รฉdition: la prรฉface ร Hippolyte d’Este
Un Limousin ร la cour de Ferrare
ร la recherche d’une figure tutรฉlaire : les Variarum lectionum libri ad Hippolytum Estensem
Offrir des livres: รฉlargir et dรฉcentraliser la diffusion d’une ลuvre
Les Variae lectiones : forum ou arรจne de la Rรฉpublique des lettres?
Vraie communication et faux dialogue: le thรฉรขtre de Muret
Muret, gladiateur des belles-lettres, et son public
Muret, un ami qui vous veut du bien
Muret et les querelles de son temps
Muret en duel
Vettori, l’une des victimes de la verve muretienne?
Vettori offensรฉ
Muret offensant?
Une colรจre bien vite retombรฉe
ยซ Pour une poignรฉe de lauriers ยป, ou l’Affaire Lambin: de l’intimitรฉ volรฉe ร une paternitรฉ usurpรฉe
Petites causeries philologiques entre amis
Premier publiรฉ, premier rรฉcompensรฉ
Une publicitรฉ volรฉe?
On ne lave pas son linge sale en public?
Une publicitรฉ rรฉussie
CONCLUSION
SOURCES
BIBLIOGRAPHIE
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