La décentralisation, l’autonomisation et la mise en compétition des unités administratives
Ces trois types de réformes sont fondamentaux à la NGP et traversent l’ensemble de la littérature sur le sujet. L’analyse la plus systématique du phénomène de décentralisation nous est fournie par Troupin, Verhoest et Rommel, qui la définissent par la présence de deux caractéristiques : la désagrégation et 1′ autonomie. La désagrégation concerne le lien formel qui unit une administration publique à l’État. Plus ce lien est lâche, plus 1 ‘unité administrative est susceptible de détenir une personnalité juridique distincte Le concept d’autonomie, pour ces trois auteurs, désigne la « capacité décisionnelle propre » de l’administration publique et «l’absence de limitations à la mise en œuvre de cette capacité décisionnelle. » La décentralisation de pans entiers du secteur public implique donc généralement une délégation de pouvoirs vers des nouveaux géographiques ou hiérarchiques inférieurs. Celle-ci se manifeste fréquemment par la constitution d’agences publiques ou semi-publiques dotées d’une autonomie décisionnelle et opérationnelle plus grande que les administrations publiques directement rattachées à un ministère. Elle s’exprime également par la généralisation des conseils d’administration au sommet d’entités publiques qui en étaient jusqu’alors dépourvues.
La gestion par résultats
Si la NGP est souvent décrite comme s’inspirant des techniques de gestion du secteur privé, c’est également en raison de l’importance qu’elle accorde à l’atteinte de résultats quantitatifs, donc mesurables, en tant qu’indicateurs de gains d’efficacité et d’efficience. Parmi ces techniques et systèmes de gestion, nous retrouvons par exemple le recours au benchmarking, lequel consiste à trouver les meilleures pratiques au sein d’organisations leaders dans leur domaine, qu’elles soient publiques ou privées, pour les importer dans une organisation donnée. La gestion par résultats implique aussi généralement l’obligation pour tous les ministères et organismes publics d’établir un plan stratégique. Au Québec, cette obligation est inscrite dans la Loi sur l’administration publique adoptée en 2000, qui stipule que « chaque ministère et organisme doit établir un plan stratégique couvrant une période de plus d’une année », lequel doit comporter, entre autres choses, «les orientations stratégiques, les objectifs et les axes d’intervention retenus », « les résultats visés au terme de la période couverte par le plan » et « les indicateurs de performance utilisés pour mesurer l’atteinte des résultats ». Nous pouvons également inclure dans cette catégorie de réformes la prise en compte des besoins et demandes des populations desservies par les services publics comme si elles émanaient d’une clientèle en situation de choix sur le marché. L’approche clientéliste implique de faire de la satisfaction de la clientèle un indicateur important de l’amélioration des performances des administrations publiques en termes de résultats, aux côtés de l’augmentation de l’efficience des processus administratifs.Il faut toutefois distinguer cette approche client de l’ approche par clientèles que prévalait auparavant dans les États-Providences. Cette dernière orientait les interventions de l’État sur des « populations cibles » nommées également «clientèles», mais les approchait en tant que collectif, tandis que l’approche client promue par la NGP implique une individualisation du rapport au client.
La distinction à faire entre les concepts de NGP et de gouvernance
Maintenant que nous avons délimité les contours de notre objet, une clarification conceptuelle s’impose concernant la notion de gouvernance, avec laquelle la NGP est fréquemment confondue. Cette confusion n’est pas fortuite, puisque la gouvernance, tout comme la NGP, est un concept équivoque qui regroupe un ensemble de phénomènes disparates pouvant être ramenés à un principe commun d’efficacité, comme le résume bien Thibault Le Texier, pour qui la gouvernance est un «mode d’organisation qui, à la conception régalienne du gouvernement, préfère la recherche
Les critiques du modèle bureaucratique wébérien au nom de l’efficacité
La nouvelle gestion publique, comme son nom l’indique, fut présentée par ses promoteurs comme un type de gestion qui devait être compris d’abord comme en rupture avec le modèle d’administration publique de type wébérien. Cette rupture revendiquée s’appuie sur un ensemble de critiques des administrations publiques conformes au modèle wébérien, que Dorval Brunelle résume en trois points :
1) le manque de contrôle démocratique sur l’administration publique, qui agit souvent selon l’intérêt et la vision des fonctionnaires et non dans le sens du bien commun.
2) l’ambition des fonctionnaires qui utilisent leur influence, leur expertise et leur savoir afin d’augmenter les budgets, leurs responsabilités et leur contrôle sur les orientations de l’État.
3) l’inefficacité et la lourdeur propre à l’administration publique qui est incapable de livrer des services de qualité ou de s’adapter aux nouvelles réalités socioéconomi~ues, deux lacunes qui imposent un fardeau financier indu et accru aux contribuables. Ces critiques sont inspirées au premier chef par la théorie des choix publics (Public choice). Celle-ci, dans sa définition la plus simple, désigne un courant de pensée qui prône l’étude du champ politique à l’aide des outils conceptuels fournis par l’économie néoclassique. Dennis C. Mueller, auteur s’inscrivant dans ce courant, la définit ainsi: «the economie study of non-market decision making, or, simply the application of economies to political science. »Les théories néoclassiques mobilisées par la théorie du public choice sont fondées sur certains postulats de base concernant la nature humaine, notamment que les êtres humains sont des êtres fondamentalement égoïstes, rationnels et qui cherchent à maximiser leur bonheur. Ces postulats servent d’axiomes desquels sont dérivées un ensemble de théories et d’analyses appliquées au secteur public dans son ensemble. Ce dernier est alors conçu comme le champ d’action de luttes stratégiques pour les ressources réellement ou potentiellement détenues par l’État. Marc Hufty propose une interprétation de la théorie des choix publics où l’individu, dans cette conception de la nature humaine et de la société, s’engage dans la formulation des politiques publiques pour en retirer des rentes, c’est-à-dire pour obtenir une rémunération supérieure à sa valeur sur le marché au moyen d’une distorsion des mécanismes du marché par l’intervention publique. Il s’associe en coalitions ou groupes l’intérêt qui, dans un système considéré comme étant à somme nulle, tente d’influencer les politiques publiques en leur faveur. La plupart des interventions de l’État, sollicitées au nom du bien public, produisent des bénéfices qui sont captés par ces groupes d’intérêt.
Les transferts d’expertise du secteur privé vers le secteur public
En second lieu, il faut nous interroger sur la signification sociologique que l’ on peut attribuer au phénomène de la NGP relativement au fait qu’elle est abondamment dépeinte comme l’application dans le secteur public de techniques de gestion du secteur privé. Ajoutons à ce propos qu’un document de l’OCDE publié en 2002 est on ne peut plus explicite: «il convient d’insister sur le fait que la forme des institutions publiques est très influencée par la forme des entreprises. Cette influence, bien qu’elle ne soit ni directe ni immédiate, est l’explication la plus plausible de l’évolution des structures de l’administration publique. » L’introduction dans le secteur public de techniques de gestion développées dans le secteur privé est parfois décrite par la notion de «management générique », selon laquelle il n’existe pas de différence essentielle entre la gestion d’une organisation publique et la gestion d’une entreprise privée. Cette notion favorise le transfert des concepts et des pratiques d’un secteur d’activité à un autre, y compris entre les secteurs public et privé. Crozier explique ce genre de transferts par le niveau d’abstraction conceptuel atteint par les outils de gestion au 20e siècle : « management techniques have become more and more dissociated from the content of the activities in which they are used. » Jalette, Grenier et Hains-Pouliot ajoutent que «la NGP incarne l’idée qu’il existe des pratiques d’application universelle à travers le monde, un one-best-way vers lequel les administrations publiques des pays développés tendent. » Ces références au secteur privé essentialisent généralement ce dernier comme étant le lieu de la concurrence sur les marchés, de la productivité par l’amélioration permanente des procédés et de la recherche du profit. Le secteur public, en opposition, aurait été depuis ses balbutiements le lieu privilégié du respect des règles au détriment de l’ efficacité.
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Table des matières
RÉSUMÉ
INTRODUCTION
CHAPITRE I L’ÉMERGENCE DU PARADIGME DE LA NOUVELLE GESTION PUBLIQUE
1.1 Un concept équivoque
1.2 Les types de transformations impliquées par la NGP
1.2.1 La sous-traitance, la privatisation et les partenariats PublicPrivé (PPP)
1.2.2 La décentralisation, l’autonomisation et la mise en compétition des unités administratives
1.2.3 La gestion par résultats
1.2.4 L’autonomisation et la responsabilisation du personnel du secteur public
1.3 La distinction à faire entre les concepts de NGP et de gouvernance
1.4 Une histoire des administrations publiques et de leurs réformes
1.4.1 Le modèle d’administration publique «traditionnel » de type wébérien
1.4.2 Les critiques du modèle bureaucratique wébérien au nom de l’efficacité
1.4.3 Les critiques du modèle bureaucratique wébérien au nom de l’équité
1.4.4 Survol historique des différentes réformes des administrations publiques visant l’augmentation de leur efficacité
1.5 Les critiques de la nouvelle gestion publique
1.5.1 Une efficacité qui reste à démontrer
1.5.2 Les principes actualisés par la NGP en contradiction avec les exigences démocratiques
1.6 Problématique
1.6.1 La posture déterministe dominante
1.6.2 Les transferts d’expertise du secteur privé vers le secteur public
1.6.3 Les liens entre la NGP et le néo libéralisme
1.7 Conclusion
CHAPITRE II LE NÉOLIBÉRALISME SELON LES CADRES THÉORIQUES FOUCALDIEN ET MARXISTE
2.1 Introduction
2.2 Le néolibéralisme en tant que nouvelle forme de pouvoir : la perspective foucaldienne
2.2.1 Les transformations du pouvoir en Occident depuis les débuts de la modernité : des disciplines à la gouvernementalité
2.2.2 L’émergence de la gouvernementalité néolibérale
2.2.3 L’intériorisation de la contrainte néolibérale à l’autonomie et à la responsabilité individuelle
2.3 Les enjeux de classes du néolibéralisme
2.3.1 Le compromis fordiste et l’État-Providence
2.3.2 Le passage au régime d’accumulation financier et la réactivation de la lutte des classes
2.3.3 Les différents niveaux de réalisation du néolibéralisme
2.4 Conclusion
CHAPITRE III LE SECTEUR PRIVÉ MONOPOLISTIQUE
3.1 Introduction
3.2 Quelques précisions concernant les concepts de marché et de secteur privé
3.2.1 Le marché
3.2.2 Le secteur privé
3.3 La création institutionnelle de la grande corporation américaine
3.3.1 La thèse de l’efficience
3.3.2 La thèse du pouvoir
3.4 La nécessaire planification du marché à 1′ ère de la production de masse
3.4.1 Le système planificateur
3.4.2 La technostructure
3.5 La financiarisation de l’économie et ses conséquences organisationnelles
3.5.1 La valeur actionnariale et la théorie de l’agence
3.5.2 Les restructurations organisationnelles par le secteur financier
3.5.3 La généralisation de l’entreprise en réseau
3.5.4 La réorganisation de la production dans le passage au post-fordisme
3.7 Conclusion
CHAPITRE IV LES ENJEUX DE POUVOIR DE LA NOUVELLE GESTION PUBLIQUE
Introduction
4.1 La gouvemementalité néolibérale au cœur de la NGP
4.1.1 La gouvemementalité managériale, préalable au néo libéralisme
4.1.2 L’autonomisation et la mise en concurrence des organisations et des employés du secteur public
4.1.3 Le« souci de soi» de l’État
4 .1.4 La subj ectivation clientéliste
4.2 Les enjeux de classes de la NGP
4.2.1 L’intensification similaire du travail dans les secteurs public et privé
4.2.2 L’articulation entre la NGP et le nouveau régime d’accumulation
4.2.3 Le rôle des cabinets de conseil en management et de l’OCDE dans la propagation de la NGP à l’échelle mondiale
4.2.4 Le paradoxe de la concentration du pouvoir par sa décentralisation
Conclusion
CONCLUSION
BIBLIOGRAPHIE
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