Démarrer une thèse est le fruit d’une démarche personnelle, que nous souhaitons exposer ici en introduction.
Dans le cadre de nos études en Management, nous avons assisté à des cours autour de l’Economie Sociale et Solidaire (ESS). Nous y avons découvert des organisations variées (associations, mutuelles, coopératives, fondations), qui, bien qu’ayant des activités différentes, partagent des caractéristiques similaires, et notamment la volonté de proposer un mode d’entreprendre singulier. Dès lors, durant notre parcours, nous avons eu à cœur d’explorer ces organisations. Cette envie s’est traduite par plusieurs expériences professionnelles et bénévoles (surtout au sein d’associations), qui nous ont permis de nous faire une idée de la façon dont est pensé le travail dans ce type d’organisations. Nous avons remarqué que la notion de bienveillance y était centrale dans la conception du travail. D’un « ADN bienveillant », à l’injonction de bienveillance envers les parties prenantes, elle semblait inévitable.
Alors, quand est venu le moment de rédiger un mémoire de recherche, nous avons décidé d’approfondir cette perception en étudiant « L’instrumentalisation de la notion de bienveillance dans les organisations ». Pour cela, après une revue de littérature dédiée à cette notion, nous sommes allés rencontrer des acteurs dont l’intitulé de poste était Chief Happiness Officer, aussi traduit par « Responsables du Bonheur ». Nous avons questionné leur représentation de la bienveillance et celle de leur poste. Ce travail a révélé que la notion de bienveillance subit un phénomène complexe de récupération qui l’instrumentalise pour atteindre des objectifs de gestion. Le travail mené a abouti sur des réflexions autour de l’influence du facteur « faire partie d’une organisation de l’ESS » dans la représentation de la bienveillance au travail.
Cette initiation à la recherche a ainsi généré l’envie d’approfondir cette relation et à prendre connaissance de l’existence du dispositif CIFRE. C’est ensuite qu’a germé le souhait de réaliser une thèse CIFRE au sein d’une organisation de l’ESS, et plus précisément un groupe mutualiste. Le projet s’est affiné, jusqu’à devenir un projet de thèse validé par l’Association Nationale de la Recherche et de la Technologie (ANRT).
Présentation du dispositif CIFRE selon l’ANRT
Le dispositif CIFRE est mis en œuvre par l’Association Nationale Recherche et Technologie (ANRT). L’objectif officiel, que l’on retrouve sur le site de l’ANRT est le suivant : « favoriser le développement de la recherche partenariale publique-privée et de placer les doctorants dans des conditions d’emploi. » . Concrètement, une CIFRE permet au doctorant d’intégrer les effectifs d’une organisation pour mener à bien le projet de recherche ; ce dernier ayant été validé à la fois par l’organisation, le doctorant, le directeur de thèse, le directeur de laboratoire, et l’ANRT. Le futur doctorant, détenteur d’un Master, soumet un projet de recherche qui est soumis à l’évaluation d’experts de l’ANRT (le Comité d’Evaluation et de Suivi), jugeant la pertinence du projet sous les aspects scientifiques d’une part, et socio-économiques d’autre part. Une fois la décision définitive de l’acceptation du projet de recherche validée, deux mécanismes s’enclenchent :
– Le versement d’une subvention du Ministère en charge de la Recherche au bénéfice de l’organisation à hauteur de 14 000 euros par an (non assujettie à la TVA), pour aider financièrement les organisations à embaucher le doctorant dans leurs effectifs (sous la forme d’un CDD ou d’un CDI)
– L’élaboration d’un contrat de collaboration entre l’organisation et le laboratoire, qui explicite le déroulement de la CIFRE. Il aborde notamment des points importants comme celui de la confidentialité, de la propriété intellectuelle. Il précise également la répartition du lieu de travail du doctorant (entre organisation et laboratoire), et la nomination dans l’entreprise d’un responsable scientifique du doctorant.
On le voit, réaliser une thèse CIFRE repose sur l’articulation subtile entre sept acteurs principaux :
– Le doctorant
– Le directeur de thèse
– La responsable scientifique de l’organisation
– L’entreprise
– L’Ecole doctorale
– Le laboratoire
– L’ANRT .
Le dispositif CIFRE est une forme particulière de réalisation d’une thèse de doctorat (qualifiée de partenariale), qui invite à un regard pluriel sur son déroulement, avec un regard académique et un regard professionnel. C’est pour cela que l’ANRT recommande des points réguliers de suivi de l’avancement de la thèse entre l’ensemble de ces parties, et plus précisément entre le trio doctorant/ directeur de thèse/ responsable scientifique de l’organisation. Au-delà de la description officielle du dispositif CIFRE (c’est-à-dire celle qui en est faite par l’ANRT), il convient de synthétiser des réflexions issues de travaux académiques autour des CIFRE. Plus particulièrement, ce sont les avantages et les limites qu’offrent ces conventions qui sont abordés.
Avantages du dispositif CIFRE
Les conventions CIFRE offrent d’abord la possibilité de mettre un pied dans le monde académique et le monde professionnel lors d’une même expérience. En cela, elles sont à l’origine de plusieurs types de flux entre ces sphères et ces parties prenantes (Levy & Woessner, 2007) : des flux de connaissances, (concrétisés par des articles de recherche et la thèse), des flux financiers (via le contrat de collaboration entre le laboratoire et l’entreprise et entre l’Etat et l’entreprise et entre l’entreprise et le doctorant-salarié). Elles sont aussi un levier important de décentralisation des activités de recherche, encore resserrées majoritairement en île de France. Comme le soulignent Levy et Woessner, si cette concentration est toujours d’actualité, cela n’empêche pas la tendance d’un glissement progressif des activités de recherche (notamment en ce qui concerne la haute technologie), vers le Sud de la France. Et les contrats CIFRE proposés par ces entreprises et laboratoires de recherche contribuent au foisonnement d’une activité de recherche dans ces territoires, que les auteurs nomment « petits vortex » (Levy & Woessner, 2007, p. 64). Grâce à la proximité rendue possible avec les entreprises, les conventions CIFRE offrent des conditions de travail intéressantes pour les doctorants. En plus de régler la question du financement de la thèse, les CIFRE sont reconnues comme une expérience professionnelle à part entière, et offrent la possibilité à de jeunes chercheurs d’accéder de façon privilégiée à un terrain (et ce sur une durée prolongée) et parfois à des données sensibles (Rasolofo-Distler & Zawadzki, 2013). Elles offrent donc la possibilité rare au doctorant de mettre en place une approche longitudinale, qui permet d’aller au-delà d’observations ou d’entretiens sporadiques, en le plaçant « dans l’arène pour éprouver lui-même les champs de force qui traversent l’organisation » (Moisdon, 2010, p. 217). Enfin, le doctorant CIFRE, en étant salarié d’une organisation, partage avec des collègues des moments de vie professionnels qui peuvent aboutir à des « observations surprenantes » (Lazarsfeld, 1970).
Limites du dispositif CIFRE
Les textes autour des limites du dispositif CIFRE sont peu nombreux et sont souvent issus du doctorant lui-même. Néanmoins, plusieurs éléments sont relevés ici : une possible déviation du dispositif, des problèmes de gouvernance liées à des parties prenantes différentes, un sentiment d’entre-deux délicat pour la posture de chercheur, et des inconvénients liés au statut de salarié du doctorant CIFRE.
Le risque d’une déviation du dispositif
Le dispositif CIFRE est un dispositif uniquement focalisé sur la recherche scientifique. Le contrat stipule fermement que 100% de l’activité du doctorant salarié doit être consacré à la réalisation de la tâche. Cependant, il arrive que des organisations d’accueil détournent le travail du doctorant, en lui confiant des missions opérationnelles éloignées de leur recherche (Renault Tinacci, 2020). Dans ce cas, la mise en place d’un CIFRE devient un « simulacre de recherche » (Toussaint Soulard et al., 2007, p. 14), qui peut conduire le doctorant à effectuer davantage des activités de développement que de recherche. Si l’on ajoute à cela la somme d’argent qui est perçue par l’organisation d’accueil, la CIFRE devient alors un moyen d’engager une personne qualifiée à moindres coûts. En ce sens, il s’agit d’un détournement du dispositif, ou, dit autrement, d’une instrumentalisation du dispositif CIFRE.
Des difficultés concernant la gouvernance et le suivi de la thèse
La gouvernance et le suivi d’une thèse CIFRE sont atypiques du fait des parties prenantes qui entrent en jeu. L’ANRT recommande une gouvernance tripartite (doctorant, directeur de thèse, responsable scientifique d’entreprise). Cependant, cette gouvernance apparaît également comme une complexité supplémentaire pour la réalisation du travail doctoral. En effet, établir une gouvernance et un suivi de thèse avec des personnes qui ne travaillent pas dans les mêmes structures et qui ont peu d’occasions de se parler et de se rencontrer est un challenge. Par ailleurs, et nous y reviendrons plus tard, la CIFRE pose le défi de la capacité à relier le monde académique et le monde professionnel, même si ceux-ci ne partagent pas forcément les mêmes objectifs, n’ont pas les mêmes moyens, les mêmes contraintes, le même rapport au temps ni le même langage. Face à ce défi de compréhension et de travail en commun, tout l’enjeu est de se focaliser sur « l’attention qu’il convient de porter à la question des reconfigurations éventuelles du partenariat qu’impliquent les évolutions mêmes d’un projet, les déplacements de problématique auxquels ces évolutions peuvent aboutir entraînant une modification en conséquence des collectifs pertinents pour les assumer » (Toussaint Soulard et al., 2007, p. 22). La réflexion de Toussaint Soulard et al souligne que les sphères professionnelles et académiques étant définies comme imperméables l’une à l’autre nécessitent de la part du doctorant, des capacités d’ajustement et d’adaptation tout au long de son parcours doctoral. C’est ce qui est exprimé par le récit a posteriori de doctorants CIFRE : « Ma posture relève donc d’une négociation continue, ou d’un ajustement entre deux mondes qui ne se comprennent pas, qui ne parlent pas le même langage, qui ne partagent pas les mêmes objectifs. » (Renault Tinacci, 2020, p. 12). Ces reconfigurations doivent être comprises et validées par l’ensemble des parties prenantes du dispositif CIFRE, ce qui nécessite des points réguliers entre elles. Emerge alors un rôle particulier pour le doctorant CIFRE, qualifié de tiers-médiateur (Levy & Woessner, 2007; Renault Tinacci, 2020). Celui-ci est en effet le seul point de contact entre les deux sphères dans la mesure où son temps de travail est partagé entre le laboratoire de recherche et le travail en entreprise.
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Table des matières
Introduction
1 Présentation du dispositif CIFRE selon l’ANRT
Avantages du dispositif CIFRE
Limites du dispositif CIFRE
1.2.1 Le risque d’une déviation du dispositif
1.2.2 Des difficultés concernant la gouvernance et le suivi de la thèse
1.2.3 L’expérience d’entre-deux du doctorant CIFRE
1.2.4 L’« inconfort du terrain » dans la thèse CIFRE
2 Chronologie de la thèse CIFRE
Période 1 : Décembre 2018 – Mars 2019 : l’avant-thèse
Période 2 : Début de la thèse (Avril 2019- Septembre 2019)
Période 3 : Octobre 2019 – Février 2020
Période 4 : Mars 2020 – Juillet 2020
Période 5 : Septembre 2020 – Janvier 2021
Période 6 : Février 2021 – Septembre 2021
Période 7 : Octobre 2021 – Mars 2022
Conclusion autour du déroulement de la thèse
3 Inscription de la thèse en sciences de gestion
Les sciences de gestion : émergence, critiques et perspectives
3.1.1 Origines floues de la gestion
3.1.2 Critiques à l’encontre des sciences de gestion
3.1.3 Perspectives des sciences de gestion
Dispositifs de gestion
4 Positionnement épistémologique du travail de recherche
L’épistémologie et ses enjeux
L’inscription dans une épistémologie de type interprétativiste
CIFRE et implications épistémologiques
Conclusion