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La mue chez les vertébrés : cas particulier des espèces semi-aquatiques
Rôle et déroulement
La mue correspond au renouvellement des phanères, soit des productions tégumentaires. Chez les mammifères, cela correspond entre autres à la perte et repousse cyclique du pelage, constitué de poils, soit de productions filiformes et kératinisées des follicules pileux présents dans le derme (Ling 1970).
Les mammifères terrestres renouvellent leur pelage pour s’acclimater à des changements environnementaux thermiques saisonniers. Pour les espèces amphibies, la mue est une opportunité de réparer et de renouveler la fourrure et l’épiderme pour maintenir une fonctionnalité optimale (isolation thermique et hydrodynamisme ; Ling 1970 ; Paterson et al. 2012 ; Berta et al. 2015). Il en est de même pour le plumage des espèces aviaires.
La première mue correspond à la perte du duvet de naissance, appelé lanugo chez les Phocidés. L’âge de la première mue varie entre les espèces. Chez l’éléphant de mer austral, la mue du lanugo a lieu après la période de lactation, au moment du sevrage, avant l’entrée dans l’eau des juvéniles. Après cette première mue, les juvéniles et les adultes muent une fois par an.
La mue est progressive, débutant aux extrémités (autour de la face et sur les nageoires) avant de se répandre sur le tronc (d’abord sur la partie ventrale, puis dorsale) et à l’ensemble du corps (Stutz 1967 ; Ashwell-Erickson et al. 1986 ; Paterson et al. 2012). La durée de la phase de mue est variable en fonction des espèces et des individus (25 jours chez l’éléphant de mer : Boy et al. 1993 ; 120-170 jours chez le phoque commun et le phoque tacheté (Phoca largha) : Ashwell-Erickson et al. 1986).
Parmi les Phocidés (18 espèces actuelles), seules quatre espèces sont caractérisées par une mue exceptionnelle, dite « drastique », lors de laquelle ils ne renouvellent pas seulement leur fourrure, mais aussi la couche cornée de leur épiderme : le phoque moine de Méditerranée (Monachus monachus), le phoque moine hawaïen, l’éléphant de mer du Nord (réparti au nord-est de l’océan Pacifique) et l’éléphant de mer austral (subantarctique) (Kenyon & Rice 1959 ; Ling 1965a ; Gilmartin & Forcada 2009). L’éléphant de mer austral est la seule espèce qui renouvelle son épiderme dans un milieu subpolaire (et non tempéré ou tropical).
Chez l’éléphant de mer austral, la mue visible (perte des lambeaux d’épiderme auxquels sont accrochés les poils de l’ancienne fourrure ; Figure 2) dure environ deux semaines, les individus passant environ quatre semaines à jeûner à terre, sachant que le processus cellulaire de pousse du nouveau poil est plus long et dure environ 12 semaines (Laws 1956 ; Boyd et al. 1993 ; Ling 2012).
Le cycle d’activité folliculaire voit se succéder trois phases : 1) la phase anagène (pousse du poil) ; 2) la phase catagène (arrêt de la croissance du poil), de courte durée ; et 3) la phase télogène (phase de repos). La phase anagène est marquée par une prolifération cellulaire intense ainsi que la kératinisation du nouveau poil qui croit le long du canal du follicule pileux jusqu’à sortir à la surface de la peau. L’apparition du nouveau poil fait s’écailler la couche cornée de l’épiderme qui entraîne dans sa chute l’ancien poil auquel elle est attachée. Ce phénomène correspond à la mue particulière observée chez l’espèce. Lors de la phase catagène, le poil arrête sa croissance et est profondément ancré à la base du follicule pileux. C’est lors de la phase télogène que la couche superficielle de l’épiderme se lie au poil. Chez la femelle adulte, des follicules pileux sont observés actifs de mi-décembre à fin mars, voire possiblement jusqu’à fin avril, et au repos le reste de l’année. La plupart des femelles débuterait leur phase anagène entre début janvier et début février (Ling 2012). Lors de la phase anagène, la prolifération cellulaire s’accompagne d’une augmentation du flux sanguin au niveau cutané (Ling 1965a,b ; Williams & Worthy 2002 ; Hindell & Perrin 2009 ; Paterson et al. 2012).
Chez l’ensemble des différentes sous-populations de l’espèce (à deux semaines près), les juvéniles (mâles et femelles confondus) viennent muer sur la colonie juste après la fin de la phase de reproduction (novembre-décembre), suivis par les femelles adultes (janvier-février), puis les mâles (février-mars), les différentes classes d’âge et de sexe se superposant au début et à la fin de leur phases respectives (Condy 1979 ; Kirkman et al. 2003 ; Ling 2012 ; Figure 3). Plusieurs auteurs ont suggéré que l’organisation sociale par classe d’âge et de sexe pour l’occupation des colonies permettait d’augmenter le taux de survie par diminution des risques d’événements d’agression intraspécifique (Ling 1969 ; Condy 1979). En effet, l’éléphant de mer étant peu mobile à terre, former des colonies grégaires semble avantageux à partir du moment où il n’y a pas de prédateurs présents à terre. La surpopulation est de plus évitée par la ségrégation des classes d’âge et de sexe (Bartholomew 1970).
Déclencheurs et variations hormonales
Chez les Phocidés, les facteurs qui initieraient et contrôleraient le cycle de pousse et de renouvellement du pelage n’ont pas encore été clairement identifiés. Bien que leur rôle et les mécanismes associés ne soient pas encore parfaitement connus, la plupart des auteurs s’accorde pour dire qu’il y aurait un important facteur endogène, endocrinien, faisant intervenir notamment les hormones thyroïdiennes, mais aussi les stéroïdes surrénaliens et gonadiques, en lien avec les conditions thermiques environnementales et le statut nutritionnel (Ling 1970, 1972 ; Ashwell-Erickson et al. 1986 ; John et al. 1987 ; Ebling 1990 ; Yochem & Stewart 2009).
John et al. (1987) supposent que, chez le phoque du Groenland, le déroulement de la mue serait en effet sous influence hormonale, et notamment que ce serait un ratio thyronine (T3) : thyroxine (T4) élevé, constaté en pré-mue, qui serait à l’origine du déclenchement de celle-ci. Cependant, ils supposent que ces variations hormonales seraient, comme chez les oiseaux et mammifères terrestres saisonniers, contrôlées par la variation de la photopériode (soit la durée d’éclairement quotidien, ou longueur du jour) via l’axe hypothalamo-hypophysaire. Carrick et al. (1962a) considéraient aussi que la photopériode effectuait un contrôle essentiel sur le cycle annuel des éléphants de mer austraux. De même, Condy (1979) suppose que, chez l’éléphant de mer austral, l’augmentation de la durée du jour initierait l’arrivée à terre pour la reproduction, ainsi que la pousse du poil, et que la température ambiante associée au rayonnement solaire initierait l’arrivée à terre pour la mue. En effet, Condy (1979) suppose qu’une influence de la photopériode expliquerait la régularité du cycle de vie des éléphants de mer, ainsi que sa similarité parmi les différentes colonies.
Au cours de la mue, qui est à la fois une phase de croissance du poil et de jeûne, des modifications hormonales sont observées chez les Phocidés (Tableau 2). En effet, différentes études mettent en évidence une augmentation des hormones thyroïdiennes circulantes (T3 et T4), ainsi que du cortisol plasmatique (phoque commun : Riviere et al. 1977 ; Ashwell-Erickson et al. 1986 ; phoque du Groenland : John et al. 1987 ; phoque gris : Boily 1996 ; phoque annelé, Pusa hispida : Routti et al. 2010). L’augmentation de la concentration sérique en thyroxine (T4) serait notamment liée à la phase de pousse du poil, la concentration en T4 restant élevée en fin de mue, tandis que celle en T3 diminue comme en phase de pré-mue (Riviere et al. 1977 ; John et al. 1987). Chez le phoque commun et le phoque tacheté, la concentration en cortisol atteint un pic en milieu de mue et diminue en fin de mue (Ashwell-Erickson et al. 1986). Un « pattern » similaire semble être observé chez l’éléphant de mer du Nord (Crocker et al. 2013).
Coût énergétique : la nécessité d’être à terre
La mue est marquée, chez tous les Phocidés, comme chez le manchot, par une augmentation du temps passé à terre (Williams & Worthy 2002 ; Burns 2009 ; Paterson et al. 2012). En effet, le renouvellement du pelage, voire de l’épiderme chez l’éléphant de mer et le phoque moine, entraîne une augmentation du flux sanguin périphérique, notamment pour maintenir une température superficielle élevée (Ashwell-Erickson et al. 1986 ; Williams & Worthy 2002 ; Hindell & Perrin 2009 ; Paterson et al. 2012). Paterson et al. (2012) ont montré que les pertes thermiques atteignaient un pic au milieu de la mue chez le phoque commun. Or, l’eau est un milieu avec une conductivité thermique (soit la capacité d’un matériau à transférer la chaleur) 25 fois supérieure à celle de l’air (Dejours 1989 ; Iverson 2009 ; Castellini 2009). Ainsi, muer dans l’eau entraînerait d’importantes pertes thermiques qui devraient être compensées par une importante production de chaleur métabolique, soit un coût énergétique élevé, d’où la nécessité de venir muer à terre pour économiser de l’énergie et la réallouer au déroulement de la mue (Boily 1995 ; William & Worthy 2002 ; Hindell & Perrin 2009 ; Paterson et al. 2012). La nécessité de sortir de l’eau pour muer est mise en évidence par le comportement du phoque tacheté : bien que l’espèce soit normalement observée échouée seulement sur la banquise, les individus qui muent tardivement au printemps finissent tout de même de muer à terre après la débâcle (Burns 2009).
Chez certaines espèces, comme les éléphants de mer, la mue passée à terre entraîne une phase de jeûne (à la fois alimentaire et hydrique) plus ou moins longue. Pendant cette période, les éléphants de mer puisent leur énergie dans leurs réserves sous forme de graisse sous-cutanée. La mue chez l’éléphant de mer austral adulte femelle entraîne une perte de masse de 3-5 kg.j-1 (4,7 kg.j-1 en moyenne ; 10,0 g.kg-1.j-1), soit un coût équivalent à la moitié du coût de la lactation (Worthy et al. 1992 ; Boyd et al. 1993 ; Hindell et al. 1994 ; Carlini et al. 1999). Le jeûne fait partie intégrante du cycle de vie des éléphants de mer. Le jeûne prolongé est permis par leur capacité à utiliser les lipides de la couche de graisse sous-cutanée (formée par d’intenses périodes de recherche alimentaire en mer) comme réserve énergétique et d’épargner leurs réserves protéiques (Crocker & Costa 2009). Les protéines ne contribueraient en moyenne qu’à 1-6% de l’apport énergétique au cours du jeûne. En effet, dès le jeûne post-natal, une accumulation de corps cétoniques (issus de la dégradation des lipides et supposés contribuer au métabolisme énergétique) est observée chez le jeune sevré (éléphant de mer, phoque gris, phoque de Weddell), mais à un niveau inférieur à celui trouvé chez des espèces non adaptées à jeuner, et en-dessous du seuil de cétose, puis qui diminue à la fin du jeûne (Castellini & Costa 1990). Cette adaptation se mettrait en place dès le plus jeune âge, avec une faible concentration en insuline et un ratio insuline/glucagon bas observés chez le juvénile (Kirby & Ortiz 1994). De même, les femelles diminueraient leur sensibilité à l’insuline au cours de la lactation (Crocker & Costa 2009). Chez les Pinnipèdes, au cours d’un jeûne prolongé, les acides gras non estérifiés (AGNE) couvrent la majorité des besoins énergétiques. En effet, une augmentation des AGNE a été mise en évidence chez certaines espèces à jeun, à un niveau plus élevé que les autres espèces animales (Houser et al. 2007). Une augmentation du glycérol plasmatique a aussi été constatée, comme substrat disponible pour la néoglucogenèse (Crocker & Costa 2009). Chez l’éléphant de mer austral femelle, la mue entraîne une perte de masse composée à 33% de lipides et seulement 16% de protéines (Boyd et al. 1993). Comme la masse maigre contribue majoritairement au taux métabolique, cette adaptation d’oxydation des lipides permet aux individus de subir de grandes variations de masse corporelle en variant peu leur métabolisme basal (Rea & Costa 1992 ; Costa 2009).
Chez certaines espèces de Phocidés, le taux métabolique chute au cours de la mue (bien que restant supérieur à celui prédit pour un mammifère terrestre de même masse), a priori en lien avec une diminution de l’activité physique une fois à terre, voire au jeûne (éléphant de mer du Nord : Worthy et al. 1992 ; phoque commun et phoque tacheté : Ashwell-Erickson et al. 1986 ; Rosen & Renouf 1998). Une baisse du taux métabolique au repos, constatée lors de phases de jeûne, permettrait aux individus d’économiser de l’énergie (Worthy 1987 ; Rea & Costa 1992). Cependant, chez l’éléphant de mer austral, le taux métabolique au cours de la mue est 2 à 3 fois supérieur au taux métabolique au repos (Slip et al. 1992a ; Boyd et al. 1993).
Le modèle éléphant de mer austral : écologie et cycle de vie
L’éléphant de mer austral est l’une des 18 espèces actuelles de la famille des Phocidés (Phocidae, Gray 1821), issue du clade monophylétique des Pinnipèdes (Pinnipedia, Illiger 1811) regroupant des mammifères marins semi-aquatiques de l’ordre des Carnivora. Les éléphants de mer font partie de la sous-famille des Monachinae (Trouessart 1897) soit des espèces de répartition australes (tropicales, subtropicales, antarctiques et subantarctiques). Les Phocidés se seraient diversifiés en Atlantique Nord au début du Miocène (il y a 18 Ma ; Deméré et al. 2003). Les Monachinae seraient apparus au milieu du Miocène (15 Ma) en Amérique du Nord et en Europe. La divergence entre les éléphants de mer (Mirounga spp. ; Linnaeus 1758) et les autres espèces de phoques antarctiques (tribu Lobodontini) remonterait à 10 Ma, tandis que les deux espèces d’éléphants de mer divergeraient d’un ancêtre commun datant d’il y a 10 000 ans, au Pléistocène, et sont géographiquement séparés actuellement de 8 000 km entre leurs aires de répartition respectives (Higdon et al. 2007 ; Hindell & Perrin 2009 ; Figure 3).
Les éléphants de mer sont les plus gros des phoques et présentent le dimorphisme sexuel le plus marqué (Ling & Bryden 1981 ; McGinnis & Schusterman 1981), les mâles (jusqu’à 4 m de long, pesant jusqu’à 2,3 tonnes pour M. angustirostris et 3,7 tonnes pour M. leonina) étant 8 à 10 fois plus lourds que les femelles (400-800 kg) (Martin & Reeves 2002 ; Hindell & Perrin 2009). Leur nom provient de la protubérance nasale développée chez les mâles adultes. L’éléphant de mer austral a une aire de répartition circumpolaire subantarctique et plus élargie que l’espèce boréale (Ling & Bryden 1992 ; Lewis et al. 2006 ; Biuw et al. 2007 ; Hindell & Perrin 2009). L’espèce se divise en quatre populations génétiquement différentes et nommées d’après la localisation de leurs principales colonies insulaires respectives : dans l’Océan Pacifique Sud (île Macquarie), l’Atlantique Sud (Géorgie du Sud), au Sud de l’Océan Indien (îles Kerguelen), et sur la Péninsule Valdès en Argentine (Slade et al. 1998 ; Hoelzel et al. 2001 ; Figure 4).
Les éléphants de mer ont été chassés et exploités en grand nombre pour leur graisse au cours des XIXème et XXème siècles, réduisant fortement leur effectif. Actuellement, tandis que la population d’éléphant de mer du Nord est en augmentation, l’éléphant de mer austral subit un déclin de ses populations de l’Océan Pacifique Sud et de l’Océan Indien. La population d’Atlantique Sud reste stableau voire tend à augmenter. La population totale d’éléphant de mer austral a été estimée à 640 000 individus en 2000 (Hindell & Perrin 2009). McMahon et al. (2005) supposent que ce déclin serait dû à de faibles changements dans les taux de survie et de fécondité de l’espèce. Les hypothèses les plus probables seraient liées à une baisse de disponibilité alimentaire engendrée par des compétitions interspécifiques ou par des variations environnementales (McMahon et al. 2005 ; Pistorius et al. 2005). En effet, le Courant circumpolaire antarctique et l’association du El Niño et de l’Oscillation australe (ENSO) entraînent des anomalies de pression atmosphérique et de températures marines dans l’hémisphère Sud, respectivement tous les 4 et 7-8 ans, ce qui impacte la disponibilité en krill, le réseau trophique qui en découle étant également modifié (White & Peterson 1996 ; Allan et al. 1996 ; Priddle et al. 1998 ; Murphy & Reid 2001 ; McMahon et al. 2005).
Les phases de reproduction et de mue
La saison de reproduction a lieu de septembre à novembre (Carrick et al. 1962a ; Le Boeuf & Petrinovich 1974 ; Figure 5). Les mâles arrivent en premier sur la colonie, entre fin août et début septembre, où ils vont rester à terre pendant 2-3 mois (Le Boeuf 1974 ; Wilkinson & Bester 1990). Ils sont suivis deux semaines plus tard par les femelles. Les femelles expriment un comportement grégaire, se regroupant en grand nombre sur leur colonie de naissance, formant des « harems ». Le comportement de fidélité au site de naissance est moins prononcé chez les mâles qui se dispersent davantage (Lewis et al. 1996 ; Fabiani et al. 2006). Dès leur arrivée à terre, les mâles expriment un comportement très agressif et se battent, parfois de façon sanglante, pour déterminer une hiérarchie et obtenir l’accès aux femelles (Le Boeuf 1974 ; Wilkinson & Bester 1990). Les mâles sont sexuellement mâtures à 5-6 ans mais n’auront accès à la reproduction au sein d’un « harem » en moyenne qu’à partir de 9-12 ans (le mâle dominant est alors appelé « pacha »). Les femelles mettent bas à terre, sur leur colonie de naissance, quelques jours après leur arrivée, la mise bas ayant lieu avant l’accouplement (Le Boeuf & Peterson 1969 ; Le Boeuf 1974 ; McCann 1980, 1981 ; Reiter et al. 1981). Les femelles restent auprès de leur jeune pour l’allaiter pendant 23-25 jours (Carrick et al. 1962a). Le lait produit par les femelles est composé à 47% de matières grasses (Bowen et al. 2009). Les femelles mettent au monde un seul jeune, de 40 kg, qui aura atteint une masse de 120 kg trois semaines plus tard. A la fin de la lactation, les femelles entrent en œstrus et s’accouplent à terre avec le mâle dominant (ou « alpha ») juste avant de repartir en mer, ce qui entraîne le sevrage du jeune (Laws 1956 ; Le Boeuf et al. 1972). L’avantage évolutif de se reproduire avec un grand nombre de femelles serait à l’origine de la sélection des caractères sexuels secondaires chez le mâle (dimorphisme sexuel important) et de la stratégie d’accouplement à terre (Hindell & Perrin 2009). Certains auteurs ont décrit que l’implantation embryonnaire n’avait lieu qu’une fois la mue complétée, une phase essentielle du cycle de vie (Laws 1956). Cependant, Ling (2012) a observé des femelles en fin de mue chez qui l’implantation avait déjà eu lieu. Ainsi, la finalisation de la mue ne serait pas un facteur indispensable à l’implantation de l’embryon.
Les éléphants de mer (adultes et juvéniles) rejoignent de nouveau leur colonie de naissance pour la mue, environ deux mois après la fin de la phase de reproduction pour les femelles (Hindell & Little 1988 ; Le Boeuf et al. 1988 ; Lewis et al. 1996 ; Setsaas et al. 2008). Les éléphants de mer resteront à terre pendant un mois, le temps de compléter le processus de la mue (cf. chapitre 1.3.2 ci-dessous ; Laws 1956 ; Figure 5).
Le jeûne
Le jeûne fait partie intégrante du cycle de vie des éléphants de mer (Bartholomew 1970). Lors de la phase de reproduction, les femelles jeûnent pendant la lactation, au cours de laquelle elles perdent 8 à 10 kg.j-1, soit près de 35% de leur masse en trois semaines (Carlini et al. 1999, 2004). Le jeûne permet de réallouer l’énergie économisée (normalement dédiée à la recherche alimentaire) à la production d’un lait riche en énergie et ceci sur une courte durée, permettant un sevrage précoce du jeune (Costa et al. 1986). Au cours du jeûne, les femelles puisent dans leurs réserves énergétiques sous forme de graisse sous cutanée (Laws 1956 ; Costa 1993). Les réserves adipeuses participeraient à plus de 90% des besoins énergétiques et 30-40% de la perte de masse corporelle totale (Boyd et al. 1993 ; Worthy et al. 1992).
Pour subvenir à leurs besoins et leurs dépenses à terre, les éléphants de mer nécessitent l’accumulation de grandes réserves énergétiques. Pour cela, ils doivent être capable de stocker efficacement des graisses et d’économiser leur énergie une fois à terre (Laws 1953 ; Le Boeuf et al. 1988).
La recherche alimentaire en mer
Les éléphants de mer austraux passent près de 80% de leur temps en mer pour se déplacer, chasser et se reposer ne remontant que 2-3 min à la surface entre deux plongées (Carrick et al. 1962b ; Le Boeuf et al. 1988 ; McConnell et al. 1992 ; Campagna et al. 1995 ; Hindell & Perrin 2009). Ils sont d’excellents plongeurs, voire les meilleurs parmi les Phocidés, plongeant en moyenne jusqu’à 400-600 m de profondeur pendant 19-33 minutes, et jusqu’à un maximum de 1500 m pendant 120 min (Stewart & DeLong 1990 ; Hindell et al. 1991a ; Campagna et al. 1999 ; Stewart et al. 2009). Au cours des deux phases de recherche alimentaire séparant les phases de reproduction et de mue, les éléphants de mer plongent continuellement, effectuant jusqu’à 60-80 plongées par jour. Ils parcourent plusieurs centaines de kilomètres, les mâles migrant davantage vers le Sud, en direction d’aires d’alimentation proches de la côte atlantique, tandis que les femelles s’alimentent plus au Nord en eaux profondes (McConnell et al. 1992).
Entre la fin de la lactation et le début de la mue, les éléphants de mer effectuent une première phase de recherche alimentaire en mer d’environ deux mois pour reformer leurs réserves sous forme de graisse sous cutanée (Le Boeuf et al. 1988 ; Boyd et al. 1993). Au cours de cette période, la chasse entraîne chez les femelles un gain de masse de 1,5-2,2 kg.j-1 (Boyd et al. 1993 ; Carlini et al. 1999). Cet apport couvre 30-80% de la perte de masse associée à la lactation, et permet de couvrir les dépenses énergétiques associées à la mue (Boyd et al. 1993 ; Carlini et al. 1999). Entre la fin de la mue et le début de la phase de reproduction (la mise bas), les femelles retournent en mer pendant 8 mois (Figure 5). Pendant cette deuxième phase en mer, la recherche alimentaire engendre un gain de masse similaire à celui observé lors de la première phase (environ 1,5 kg.j-1). Contrairement au premier gain de masse qui est corrélé à la perte de masse au cours de la lactation, le second gain de masse n’est pas fonction de la masse corporelle de fin de mue. Carlini et al. (1999) supposent ainsi que le second gain de masse pourrait être lui aussi influencé par le coût de la précédente phase de reproduction.
L’un des challenges du cycle de vie des espèce semi-aquatiques telles les Phocidés ou les manchots, et plus particulièrement dans notre cas des éléphants de mer, alternant des périodes de recherche alimentaire en mer et des phases de jeûne à terre, est donc la gestion des réserves énergétiques en fonction des dépenses requises.
La plupart des travaux ayant étudié la mise en place des différentes adaptations chez le jeune Phocidé au cours du sevrage (adaptation hormonale au jeûne et mise en place des mécanismes de thermorégulation), nous disposons encore de peu de connaissances sur les contraintes associées au déroulement de la mue chez les Phocidés adultes. Nous pouvons ainsi nous demander quels sont les mécanismes des adaptations, à la fois physiologiques et comportementales, adoptées à terre pendant la mue.
Mesures physiologiques : variations hormonales et des réserves énergétiques, dépense énergétique et métabolisme
Dépense énergétique : aspects méthodologiques
Nous nous intéressons dans cette partie aux méthodes de mesures de la dépense énergétique applicables chez l’éléphant de mer femelle adulte, sur le terrain, au cours de la mue.
La fréquence cardiaque :
La dépense énergétique peut être approchée à partir du taux métabolique, lui-même dérivé de la consommation en oxygène (Schmidt-Nielsen 1997). Or la fréquence cardiaque peut être reliée au taux de consommation en oxygène en suivant la loi de Fick (Butler et al. 2004 ; Green 2011). La méthode de la fréquence cardiaque permet d’enregistrer la dépense énergétique sur une période de durée plus longue que l’eau doublement marquée, mais nécessite en contrepartie de connaître les paramètres cardiaques de l’espèce étudiée (Fick 1870). La relation entre la fréquence cardiaque (FC) et la consommation en oxygène (V̇O2) a été établie de façon empirique chez de nombreuses espèces de Phocidés et Otaridés (Williams et al. 1991; Butler et al. 1992; Webb et al. 1998; Boyd et al. 1999b; McPhee et al. 2003), dans différentes conditions (divers états et activités physiques) ; la plongée, la digestion et le statut physiologique de l’animal (effort, masse, stress etc.) pouvant influer sur la relation entre FC et V̇O2 (Young et al. 2011).
Les mesures massiques, morphométriques et échographiques :
Les mesures massiques et morphométriques, dont la mesure de la couche de gras sous-cutanée par échographie (Mellish et al. 2004), sont aisément réalisables sur le terrain et leur corrélation à la composition corporelle (eau corporelle totale et masse grasse) a été contrôlée par la méthode de référence de dilution isotopique (eau tritiée) ou par dissection sur cadavres (Ryg et al. 1990 ; Gales & Renouf 1994; Tierney et al. 2001).
Les variations hormonales :
Le cortisol est une hormone stéroïde (glucocorticoïde) sécrétée par le cortex de la glande surrénale sous l’action de l’hormone corticotrope (ACTH) produite par l’adénohypophyse. Le cortisol a un effet stimulateur sur le métabolisme du glucose et des protéines. Sa sécrétion est activée par le stress et inhibée par l’augmentation de la concentration en corticostéroïdes (rétrocontrôle négatif sur la sécrétion d’ACTH hypophysaire). Les hormones thyroïdiennes (T3 : triiodothyronine et T4 : thyroxine) sont produites au niveau de la glande thyroïde, en réponse à la sécrétion de thyréostimuline hypophysaire (TSH) elle-même stimulée par la sécrétion d’hormone thyréotrope (TRH) produite par l’hypothalamus. Les hormones thyroïdiennes activent le métabolisme oxydatif. Une grande concentration d’hormones thyroïdiennes en circulation dans le plasma sanguin entraîne à la fois un rétrocontrôle négatif sur la production de TRH et augmente le taux métabolique (Schmidt-Nielsen 1997).
La bio-impédancemétrie : théorie
La technique de bio-impédancemétrie est basée sur la résistance d’un corps à un courant électrique qui le traverse (Kushner 1992 ; Kyle et al. 2004). La valeur mesurée est corrélée à la teneur en eau corporelle, en fonction notamment de l’espèce, des dimensions corporelles, de l’âge et du sexe (Van Loan 1990; De Lorenzo et al. 1997; Bowen et al. 1998; Kyle et al. 2004). Les teneurs en masse grasse et masse maigre sont reliées à l’eau corporelle totale, en fonction de leur coefficient d’hydratation, et à la masse corporelle totale, par soustraction (Figure 12 ; Kyle et al. 2004).
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Table des matières
I. INTRODUCTION
1. Mécanismes de la thermorégulation et adaptations au froid
1.1. Thermorégulation et métabolisme
1.2. Les adaptations physiologiques
1.3. Les adaptations morphologiques
1.4. Les adaptations comportementales
2. La mue chez les vertébrés : cas particulier des espèces semi-aquatiques
2.1. Rôle et déroulement
2.2. Déclencheurs et variations hormonales
2.3. Coût énergétique : la nécessité d’être à terre
3. Le modèle éléphant de mer austral : écologie et cycle de vie
3.1. Les phases de reproduction et de mue
3.2. Le jeûne
3.3. La recherche alimentaire en mer
4. Objectifs et hypothèses de travail
II. MATERIELS ET METHODES
1. Comptages populationnels : densité, sélection de l’habitat, « patterns » d’agrégation et conditions environnementales
2. Suivi individuel : utilisation de l’habitat, comportement d’agrégation, distances parcourues, vitesse de mue, température et condition corporelle
3. Mesures physiologiques : variations hormonales et des réserves énergétiques, dépense énergétique et métabolisme
3.1. Dépense énergétique : aspects méthodologiques
3.1.1. La fréquence cardiaque :
3.1.2. Les mesures massiques, morphométriques et échographiques :
3.1.3. Les variations hormonales :
3.1.4. La bio-impédancemétrie : théorie
3.2. Données récoltées :
III. RESULTATS
1. L’utilisation de l’habitat et les déplacements à terre de l’éléphant de mer austral au cours de la mue
1.1. Principaux résultats
1.2. Discussion et conclusion
2. La thermorégulation sociale de l’éléphant de mer austral au cours de la mue
2.1. Principaux résultats
2.2. Discussion et conclusion
3. La physiologie et l’énergétique de la mue chez l’éléphant de mer austral en lien avec le comportement d’agrégation
3.3. Principaux résultats : l’implantation d’enregistreurs de fréquence cardiaque chez l’éléphant de mer austral
3.4. Economie d’énergie : taux métabolique et comportement d’agrégation
3.4.1. Energétique de la mue : résultats
3.4.1.1. Variations individuelles au cours de la mue :
a- Masse et réserves énergétiques
b- Fréquence cardiaque et température corporelle
c- Variations hormonales
d- Impédance et composition corporelle
e- Dépense énergétique et métabolisme
3.4.1.2. Influence du comportement d’agrégation :
3.4.2. Discussion et conclusion : influence de la mue et du comportement d’agrégation sur le métabolisme des éléphants de mer austraux femelles
3.4.2.1. Variation de la masse et de la composition corporelle au cours de la mue
3.4.2.2. Dépenses énergétiques et physiologie de la mue :
IV. DISCUSSION, CONCLUSION ET PERSPECTIVES
1. Discussion générale
1.1. Confort thermique et plasticité comportementale des éléphants de mer femelles en mue
1.1.1. Thermorégulation comportementale et zone de thermoneutralité :
1.1.2. Mue et facteurs environnementaux :
1.1.3. Stratégies individuelles et condition corporelle :
1.2. Avantages de l’utilisation spécifique des souilles au cours de la mue
1.3. Comportement d’agrégation, thermorégulation sociale et économie d’énergie
1.3.1. Thermorégulation sociale par agrégation :
1.3.2. Stratégies d’économie d’énergie au cours de la mue :
2. Conclusion et perspectives
V. REFERENCES BIBLIOGRAPHIQUES
VI. ANNEXE
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