L’urgence dans la protection de l’enfance
Très empreinte de l’influence du modèle médical, l’urgence est définie par Magne (2011, p. 63) comme un état dans lequel il y a « deux pôles à prendre en compte, d’une part le temps qui s’écoule, d’autre part l’intensité de la situation ». Dans l’approche systémique, elle est « l’expression d’un déséquilibre de l’homéostasie d’un système en crise » (Leblanc, Speranza et Roger, 2002, p. 7). A la manière d’un mobile, le mouvement d’un élément va impacter d’autres éléments qui y sont liés, et pour revenir à l’état d’origine, la réponse à apporter devra prendre en considération non pas l’élément individuellement, mais la situation dans son entier. Elle devra être le résultat d’une action plus globale qui agit sur chacune des strates du système. Mignaval (2005) évoque le caractère imprévu, inhabituel et imminent d’un événement qui survient rapidement, qui présente un risque de dommage pour une personne ou une collectivité et qui nécessite une réponse immédiate. Cette dernière est donc susceptible d’être inappropriée si les décisions sont prises à la hâte, du fait de la pression temporelle qui pèse sur les intervenants qui doivent agir prestement, engendrant alors d’autres conséquences encore plus graves. Cantwell et al. (2012, p. 119) relèvent qu’« il existe des risques fréquents, graves et très répandus de fournir des réponses inappropriées à des situations où les enfants seraient considérés comme étant privés de prise en charge parentale » ; ce phénomène s’en trouverait même exacerbé lorsque des enfants sont impliqués dans des situations d’urgence.
Les enfants se sont souvent trouvés exposés à des risques les mettant dans des situations d’urgence. Selon Magne (2011), du fait de l’évolution de l’environnement social, et plus particulièrement de la recrudescence de la précarité, de l’isolement des populations et de la baisse de la solidarité familiale, la fréquence des urgences impliquant des enfants augmente, et par là même la responsabilité des acteurs. «Dans le domaine de la protection de l’enfance, la mission consiste à accompagner les familles dans leur évolution au sein de la société, dans un cadre permettant à l’enfant de se construire dans un environnement bienveillant et de se préparer naturellement à vivre dans sa famille et en société » (Magne, 2011, p. 63). Les conséquences d’une telle situation impactent donc à plusieurs niveaux l’enfant, sa famille et les professionnels de l’enfance qui interviennent :
• L’enfant qui est capable de discernement est en mesure de comprendre la raison de l’intervention d’un service de protection, et peut dès lors se demander quels sont les buts poursuivis ; il peut tout aussi bien se sentir lésé par cette action, si le conflit est un conflit d’adultes ; se sentir objectivé, instrumentalisé, d’autant plus s’il est enlevé à son milieu pour être confié à un autre milieu d’accueil, et ce d’autant plus s’il n’est pas conscient des maltraitances qu’il subit. Sa compréhension de ce qui se joue est souvent mise à mal par la précipitation qui va accélérer le temps dévolu à lui expliquer les tenants et aboutissants de la mesure prise, et par conséquent le temps à sa disposition pour l’assimiler et le comprendre.
• Les parents subissent eux aussi les effets de la temporalité de l’urgence : leur compréhension de ce qui se passe peut être occultée par les émotions qui prennent le dessus sur leur capacité de discernement. Ils se retrouvent confrontés à une décision sur laquelle ils n’ont pas d’emprise. Les services de protection s’introduisent dans leur vie privée pour mener à bien l’évaluation, ils se trouvent mis en faute et atteints dans leur parentalité. Mignaval (2005) cite Fauquemberg qui développe le cheminement des parents quand leur enfant leur est enlevé en urgence. Dans un premier temps, ils font la découverte de la notion de placement et de l’institution ; puis prennent conscience de cette réalité qui va leur faire trouver un nouveau positionnement relationnel dans la relation à leur enfant, avant d’adopter finalement une posture active. Les réactions varient évidemment en fonction des individus.
• Pour le professionnel de l’enfance, sa vision est de trois ordres : le premier, tributaire du cadre professionnel dans lequel se déroule l’intervention, se rapporte à une action sur mandat qui se doit d’être rigoureuse et professionnelle ; le deuxième ordre est la technique : il s’agit de la procédure d’intervention à suivre, conformément à la politique du service pour lequel il intervient ; le dernier ordre est l’éthique : sa formation professionnelle et son vécu personnel le feront s’interroger sur le sens de son action, et cela est d’autant plus critique quand la décision de laisser l’enfant dans son environnement ou de l’en retirer lui appartient. En effet, le temps d’évaluation est court et ne lui permet pas d’avoir la vision complète dont il aurait besoin. Il y a donc, pour les intervenants, une dimension d’action très spécifique et une capacité à composer avec les contingences de ce type de situation : mobiliser des savoir-faire techniques dans une temporalité particulière, telle est la difficulté de la posture à adopter.
Face à la violence familiale, l’intrusion dans la sphère privée des services de protection, la mise à mal des parents, le retrait de son milieu familial et le placement, l’enfant vit d’importantes discontinuités (Garrido Moore et Personnaz, 2011). La décision que l’intervenant prendra à la suite de l’évaluation qu’il aura menée aura un impact sur toute la suite de la procédure et bouleversera le système dans son entier.
En définitive, l’urgence dans la protection de l’enfance, souligne Magne (2011), c’est l’échec de la prévention, lorsque anticiper n’est plus possible, au point qu’un enfant se trouve dans une posture de danger impliquant une prise en charge immédiate devant être mise en œuvre sans délai. L’intervenant doit donc aborder tout ce qui n’a pas été résolu à temps, et ce dans un laps de temps très restreint : c’est là toute la complexité de l’intervention en urgence.
La temporalité de l’urgence
Le temps qui passe est subjectivement ressenti par chaque individu qui évolue dans une société qui est organisée selon des temps sociaux, que Sue (2005, p. 29) présente comme des « temps de grande amplitude, ou temps macrosociaux, qui déterminent les rythmes prépondérants dans une société donnée en distinguant les formes majeures de l’activité sociale » (p. 29). Ces rythmes peuvent être bouleversés subitement par des événements d’urgence qui vont alors bouleverser le cours du temps, du fait de l’immédiateté et de l’instantanéité qui les caractérisent.
La temporalité est une notion cruciale dans la situation d’urgence. Elle induit une incertitude, la nécessité d’être réactif et d’avoir une certaine vitesse d’exécution de la part du professionnel. Pour l’enfant et sa famille, quand une mesure de séparation est décidée, la continuité du temps est rompue, ils se trouvent comme emprisonnés dans un présent incertain, leur intimité mise à nu, ignorant ce que sera le futur : «Comment chacun, enfant et famille, peut-il se réapproprier son temps propre si l’urgence est devenue la principale unité du temps social ? » (Garrido Moore et Personnaz, 2011, p. 69).
Tant pour les professionnels que pour l’enfant et sa famille, le sentiment d’urgence s’apparente à une sensation d’être emprisonné dans le temps de l’action, qui ne s’écoule pas de manière linéaire, mais rythmé de pauses, ralentissements, accélérations, emballements : « S’il est objectivement mesuré, culturellement pensé, il est subjectivement vécu. Dans l’urgence, le temps est compté, il presse » (Leblanc, Speranza et Roger, p. 5). Pour rendre cette situation plus acceptable et moins ressentie comme violence, ce temps doit être pensé comme un espace transitionnel (Garrido Moore et Personnaz, 2011), aménagé pour procurer une sécurité non seulement à l’enfant, mais également aux adultes (Rigaux, Brault et Fleury, 2002). Pour les professionnels, « la temporalité de l’urgence va à l’encontre de la temporalité de projet » (Mignaval, 2005, p. 18), comme cela est le cas dans la pratique hors urgence, là où la logique est celle du rendez-vous et où les interventions peuvent être différées. A cela s’ajoutent des conflits potentiels entre les temporalités respectives de chacun des acteurs, qu’il s’agisse du bénéficiaire, du professionnel, de la police, des familles d’accueil, des institutions, et dont il faut tenir compte.
L’urgence, de plus en plus prégnante dans notre société, « semble s’imposer comme un mode de temporalité de plus en plus dominant » (Mignaval, 2005, p. 2), et d’autant plus avec les évolutions technologiques : celles-ci, notamment dans le domaine de la communication, favorisent l’instantanéité et la réactivité, au détriment de l’attente ; elles donnent un sentiment de maîtrise, alors que l’urgence prend le dessus sur les individus. Cette temporalité tend à se normaliser, quitte à en devenir presque banale.
|
Table des matières
INTRODUCTION
CHAPITRE PREMIER | PROBLÉMATIQUE ET QUESTIONS DE RECHERCHE
CHAPITRE 2 |CADRE THÉORIQUE
1 L’URGENCE DANS LA PROTECTION DE L’ENFANCE
2 LA TEMPORALITÉ DE L’URGENCE
3 L’ÉVALUATION DE SITUATION D’URGENCE
4 LE PARADOXE DE L’URGENCE
5 L’ACCUEIL D’ENFANT EN SITUATION D’URGENCE
6 LES CONSÉQUENCES DE L’ACCUEIL D’URGENCE POUR L’ENFANT
7 TEMPS ET TEMPORALITÉ
CHAPITRE 3 | CADRE METHODOLOGIQUE ET ETHIQUE
1 MÉTHODOLOGIE
2 LE CADRE ÉTHIQUE QUADRIPARTITE
CHAPITRE 4 | ANALYSE COMPARATIVE
1 LE CADRE LÉGISLATIF ET L’ORGANISATION DU DISPOSITIF D’ACCUEIL D’URGENCE
2 L’ÉVALUATION, LA PRÉPARATION ET LA MISE À DISPOSITION DES FAMILLES D’ACCUEIL D’URGENCE
3 LE DÉROULEMENT D’UN ACCUEIL D’URGENCE ET LA TRANSMISSION DES INFORMATIONS AUX PARTENAIRES
4 LE TEMPS D’UN PLACEMENT D’URGENCE
5 SYNTHÈSE DE L’ANALYSE COMPARATIVE
CHAPITRE 5 | ANALYSE COMPRÉHENSIVE
1 ETHIQUE UTILITARISTE
2 ETHIQUE DÉONTOLOGIQUE : DROITS ET DEVOIRS
3 ETHIQUE DES VERTUS
4 ETHIQUE AXIOLOGIQUE
5 SYNTHÈSE DE L’ANALYSE COMPRÉHENSIVE
CHAPITRE 6 | DISCUSSION ET CONCLUSION
Télécharger le rapport complet