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la conquête de la nuit par la lumière
Les pratiques urbaines ont énormément évolué au cours des derniers siècles et l’éclairage public a participé à la transformation des villes et de leurs temporalités. Si le développement de nouvelles technologies témoigne d’une évolution des lumières urbaines, ce sont les motivations qui ont précédé leurs mises en place qui ont le plus changé depuis leur création. Ces actions successives relèvent de grandes périodes de l’histoire de l’urbanisme liées à des modèles de pensée dominants.
Cet historique débute à l’époque médiévale où la vie s’organise dans une dualité franche entre jour et nuit. Le premier étant caractéristique de la vie sociale, publique et professionnelle tandis que son
opposition se statue dans une dimension intime et familiale. L’un se développe à l’extérieur tandis que l’autre se replie à l’intérieur du domicile. L’éclairage des rues est donc absent de cette organisation du travail et de la vie sociale rythmée par le cycle solaire.
La naissance de l’éclairage urbain en France peut être datée entre le XIIIe et le XIVe siècle avec les madones installées par les habitants aux carrefours pour sécuriser les ruelles et créer des points de repère, suivi de diverses tentatives d’éclairage public amorcées par les souverains.
C’est au XVIe siècle que l’éclairage urbain prend véritablement de l’importance dans l’organisation de la vie urbaine française avec la mesure mécanique des heures. Celle-ci insuffle une nouvelle temporalité aux journées de travail avec des horaires devenus fixes. L’éclairage est rendu indispensable par les variations du temps d’ensoleillement en fonction des saisons. L’activité diurne commence alors à déborder sur la nuit et la lisière qui séparait jusqu’alors ces deux temps de la ville s’estompe.
La période de la Renaissance offre une nouvelle dimension à la lumière qui devient un instrument politique et de représentation, le symbole du pouvoir et de la richesse.2 On éclaire plus le bâti que la rue pour donner plus d’ordre et corriger la déstructure des villes médiévales. Ces principes d’ordonnancement et d’embellissement sont les ancêtres des installations de mise en valeur du patrimoine architectural qui définissent les figures fortes des villes et composent le paysage urbain.
Le XVIIe siècle est marqué par une série de réglementations qui constitue des stratégies de maintien de l’ordre, de fonctionnalité et d’hygiène. La notion d’espace public prend forme peu à peu comme un bien propre à la cité au contraire du fief des grandes familles.
De véritables dispositifs d’éclairages fixes apparaissent alors, et dans la première moitié du XVIIIe siècle, la plupart des grandes villes de l’Ancien Continent suivent l’exemple de Paris et Londres. À l’époque ,l es rues de Paris et des grandes villes de France, sous le régime absolutiste de Louis XIV, sont soumises à un ensemble d’ordonnances visant à « quadriller, contrôler, mesurer et discipliner les individus »3. Les systèmes d’éclairages sont installés de manière très régulière en termes de distance et de hauteur et sont suspendus par une corde au centre de la rue « selon une symbolique évidente : petits soleils pendus exactement au milieu de la rue, elles symbolisent le roi sur l’ordre duquel elles
La fabrique des lumières urbaines, Sophie Mosser
Le panoptique, imaginée par les frères Bentham dans l’espace public. Mettant en avant des objets représentatifs de la surveillance plutôt que des actions répressives. De nos jours, cette surveillance abstraite est aussi symbolisée par la présence d’éclairage et en particulier dans son absence au sein des zones de pénombre en ville. Venelles, passages et culs-de-sac non éclairés représentent dans l’imaginaire collectif des dangers potentiels, d’autant plus lorsqu’ils ne sont pas visibles par des passants et créent un fort sentiment d’insécurité ont été accrochées »³. Une protection officielle qui camoufle un contrôle officieux. Car c’est tout à la fois une stratégie sécuritaire instaurée dans un souci de visibilité pour les individus que pour faciliter la surveillance de l’État. L’éclairage devient alors symbolique du contrôle social, qui signifie à chacun qu’en voyant grâce à la luminosité des lanternes, il est conscient d’être potentiellement vu et surveillé en retour.
La présence de la lumière artificielle dans les rues comme symbole d’une surveillance devient presque plus effective qu’une réelle présence humaine. Ce principe du « panoptisme » 6, développé à la fin du XVIIIe, est pourtant déjà utilisé est un type d’architecture carcérale qui organise l’espace des prisonniers autour d’une tour de surveillance centrale d’où les gardiens ne sont pas visibles. C’est la présence continue de cette tour qui donne l’impression d’une surveillance permanente.
Durant la deuxième moitié du XVIIIe siècle, la majeure partie des grandes villes françaises disposent d’un système d’éclairage public rationalisé. À la même période, grâce aux avancées technologiques et à l’augmentation de l’intensité lumineuse des lanternes, des utopies poussent l’idée d’un éclairage englobant l’intégralité de la ville en un unique point lumineux. Une tour soleil de 360 mètres concurrence celle de monsieur Eiffel (1832-1923) pour l’exposition universelle de 1889, mais ce projet de Jules Bourdais (1835-1915) sera toutefois abandonné comme la plupart des projets de tour lumière.
C’est au milieu des années 1840 que l’éclairage au gaz s’installe dans les villes grâce aux systèmes en réseau qui permet à toutes les lampes d’être reliées au même conduit. À cette époque, parallèlement, s’effectuent les premières expériences d’éclairage électrique dans les villes. Cependant, l’éclairage au gaz reste principalement installé dans les villes jusqu’aux années 1930 et c’est véritablement grâce aux expositions universelles de 1881, 1889 et 1900 que la « fée électricité » va opérer son charme sur l’opinion publique.
Dans le milieu du XIXe siècle, très marqué par une endémie d’alcoolisme et de tuberculoses, les théories hygiénistes mettent en avant la lumière comme une substance qui « flotte » dans l’air et possède des vertus curatives. Ce sont les débuts d’héliothérapie et de la luminothérapie qui attribuent à la lumière naturelle et artificielle une dimension médicale et influente l’intensité lumineuse des rues pour une impression d’environnement plus sain de jour comme de nuit.
Un film publicitaire réalisé en 1938 par Paul Grimault pour la marque de lampe MAZDA représente l’astre solaire fatigué annonçant qu’il va s’éteindre. Tandis qu’il soupire, la lune, des comètes et autres objets cosmiques le blâment :
Le Messager de la lumière, film publicitaire MAZDA, Paul Grimault, 1938 « Nous avons perdu la lumière, la santé, la gaieté, la joie. Vraiment le Soleil exagère, nous allons tous mourir de froid. »
Apparaît alors le providentiel messager de la 7. « Le Messager de la lumière (Paul lumière, offrant au soleil une lampe MAZDA, qui une Grimault – 1938) » fois engloutie lui redonne son éclat et chasse les mis en ligne par maladies.7 Illustrant parfaitement une réflexion qui Shortfilms prend place dans l’opinion publique, la vidéo met ainsi « le jour de la nuit ». 8 C’est ainsi que la science inaugure les recherches des effets de l’éclairage artificiel sur le psychisme.
L’entre-deux guerre est le théâtre de grands changements dans les modes de vie. Les journées s’allongent pour laisser place à de nouveaux loisirs nocturnes et la publicité lumineuse, qui faisait son entrée dans les années 1900, va élargir son panel d’usage pour s’implanter dans les cafés, les salles de spectacle, les vitrines, sur les façades d’immeuble. En 1920, Paris est officiellement dénommé « ville lumière ». Les monuments prennent alors plus d’importance sur la scène urbaine en se parant d’éclairage lors de festivités. Et tandis que la présence de l’automobile s’intensifie dans la ville, les rues sont de plus en plus considérées comme des routes. L’éclairage comme l’urbanisme entre dans une grande période de rationalisation qui suit avant tout les plans d’alignement et met au centre des réflexions la « voie publique ». Les lumières urbaines sont conçues comme de simples équipements de voiries, de taille et de puissance identiques, disposées à intervalles très réguliers qui participent et renforcent les lignes de perspectives de la ville. Un modèle qui, malgré les évolutions qui suivront, reste encore très caractéristique du paysage urbain actuel.
L’exposition universelle de 1937 est une date importante pour l’éclairage puisqu’il permet de mettre en avant son rôle fondamental et convainc définitivement de la praticité et la puissance de l’électricité pour le servir.
À cette occasion, Raoul Dufy (1877-1953), peint l’immense fresque « la Fée électricité » en réponse à la commande de la Compagnie parisienne de distribution d’électricité. L’œuvre de 600 m², exposée dans le hall du pavillon de la lumière et de l’électricité permet de « mettre en valeur le rôle de l’électricité dans la vie nationale et dégager notamment le rôle social de premier plan joué par la lumière électrique » 9.
Dans l’après-guerre, une nouvelle façon d’éclairer s’éloigne du pur fonctionnalisme pour se diriger vers la mise en valeur des bâtiments la nuit. Et même si Paris est reconnu pour être « ville lumière », c’est Lyon qui s’impose rapidement comme la ville « DES lumières ». Dans les années 1980, marquée par la fête du même nom10 s’y déroulant chaque année, la ville lance un grand programme de restructuration de son plan lumière. C’est la naissance du métier de « concepteur lumière » défini par les documents officiels de la ville ainsi : « Il est à l’urbanisme ce que l’éclairagiste est au cinéma, au théâtre ou aux spectacles chorégraphiques. C’est un peu le metteur en scène de la ville. »11
Le concepteur lumière opère aussi bien à l’échelle urbaine qu’architecturale et scénique. L’invention de ce métier pose alors des mots sur ce vaste terrain d’application qu’est le sien, dont la naissance de « l’urbanisme lumière ». Un domaine qui étend son champ d’analyse et d’application sur un arbre emblématique, un bâtiment, une rue, un quartier, parfois même des zones entières de ville. C’est une nouvelle réflexion qui s’engage, un nouvel aspect, plus sociologique de l’éclairage, pour valoriser l’espace et améliorer le cadre de vie de ses usagers.
L’urbanisme lumière, vers une nouvelle fonction de l’éclairage nocturne ?
Rendre à la nuit sa splendeur
Par son faible éclairage, la ville de Venise a su conserver la nuit et son ambiance mystérieuse « lieu », et hétéro, « autre »: « lieu autre » c’est un concept forgé par Michel Foucault dans une conférence de 1967 intitulée « Des espaces autres ».
Une ville de nuit se distingue de son image baignée de soleil. Ce sont deux territoires qui s’appréhendent différemment et s’agrémentent d’activités tout aussi variées. Par l’éclairage et la naissance d’une société de loisirs et de plaisirs, nous avons fait la conquête de la nuit en repoussant les limites que la lumière de jour nous donnait.
La nuit est devenue symbole de fête, de secret, de liberté. D’ailleurs, l’une des premières libertés que l’on nous vole lors de période de conflit est celle de circuler librement la nuit. Car la nuit est un contre-espace, qui offre une autre réalité que le jour, avec ses propres règles. Elle désinhibe les corps et les esprits et change notre rapport au temps. Une sorte d’hétérotopie13 effaçant les limites spatio-temporelles comme pourrait le faire un bâtiment aux façades aveugles une salle de cinéma, certains centres commerciaux, ou musées qui font perdre aux usagers toutes notions de temporalité par l’absence, dans leur champ de vision, des effets de l’astre solaire.
À la nuit tombée, après avoir fait table rase, par l’obscurité, des repères qui l’ont guidé le jour, l’éclairage oriente le regard du noctambule et le guide à travers une représentation inédite d’une ville façonnée par la lumière. Lorsqu’on arrive pour la toute première fois dans une ville, que la nuit est tombée, nous nous faisons une première image du paysage urbain que nous parcourons. Mais le lendemain, il est certain que cette image sera troublée par la réalité de ce qu’est la ville une fois inondée de soleil.
De la même façon, si nous prenons l’exemple d’un bar de nuit, son enseigne éteinte de jour, sa façade lambda, s’efface dans l’immensité de signaux dont est composé le tissu urbain. Et tandis que l’obscurité se fait doucement, les dernières boutiques tirent leurs rideaux de fer et c’est à son tour d’entrée dans la scène urbaine. Si de jour, le piéton ne remarque pas le local, de nuit sa façade illuminée se reflète dans l’humidité des pavés et appelle les passants depuis le bout de la rue pour qu’ils profitent de l’ambiance festive qu’on y respire.
À chaque usage correspond un traitement lumineux singulier qui permet de lire la ville la nuit. C’est pour cela que l’organisation radicale qui prévalait depuis l’implantation première des lampadaires n’est plus d’actualité.
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Table des matières
INTRODUCTION
I LES LUMIÈRES DE LA VILLE
Introduction
La conquête de la nuit par la lumière
L’urbanisme lumière, vers une nouvelle fonction de l’éclairage nocturne ?
a. Rendre à la nuit sa splendeur
b. « Le metteur en scène de la ville »
c. Un métier et un domaine qui restent à définir
II VITRÉ, « UNE VILLE D’ART, D’HISTOIRE ET DE LUMIÈRES »
Introduction
Ville riche de patrimoines et d’Histoire
La lumière au service du patrimoine vitréen
a. Les spectacles son et lumière : origine et évolution d’une expression
artistique monumentale
b. Des spectacles « réveilleurs »
d’imaginaires
III UNE NOUVELLE STRATÉGIE LUMIÈRE POUR VITRÉ
Introduction
La recherche d’une identité façonnée par la lumière
Un parcours didactique et poétique
a. À l’aube d’un projet
b. L’ouverture au monde étudiant : Chapitre 1
c. L’ouverture au monde étudiant : Chapitre 2
a. Guidé par la lumière
b. La ville intelligente se raconte
Conclusion
MÉDIAGRAPHIE
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