L’UNIVERS FAMILIAL DU CONFLIT
La structure interne de la famille, telle qu’elle se présente dans les écrits de GIDE et de la quasi-totalité des auteurs de la littérature négro-africaine de langue française, à l’instar de Cheikh Hamidou Kane, ne reflète qu’une image de la mésentente et du manque de communication entre ces membres. Il est rare de trouver des rapports affectueux dans l’univers familial, la mésentente et les fausses relations en sont les marques essentielles. La déception que l’individu éprouve au sein de la famille le mène à penser à une autre forme de vie et à rêver à un espace ouvert. Autrement dit, cette crise des relations familiales est à l’origine de la naissance de ce désir. Cette constante se retrouve effectivement dans La symphonie pastorale et dans l’aventure ambiguë.
LE RAPPORT A L’AUTRE
L’autre ne peut conduire sa vie que dans les rapports qu’il entretient avec les autres, que dans la société humaine au sein de laquelle il se découvre et développe son existence. Le mal et le malheur de l’homme est de vouloir être autonome. La solitude devient tragique, car elle enferme l’homme dans sa propre identité, elle ne lui fait penser qu’à lui – même « seule la présence de l’Autre peut fonder ce retournement sublime » , Gide en est bien conscient. Dans les Nourritures terrestres où il crée son double romanesque, il écrit : « Ce que l’on appelle : se recueillir, m’est une contrainte impossible ; je ne comprends plus le mot : solitude ; être seul En moi, c’est n’être plus personne ; je suis peuplé » . La connaissance d’Autrui est en même temps la connaissance de nous-mêmes. Car L’autrui c’est « cet autre nous-mêmes avec lequel nous entretenons des rapports qui ressemblent plus aux dialogues intérieurs que nous entretenons avec nousmêmes qu’aux polémiques avec l’autre, toujours de quelque manière en face de nous, étranger, adversaire ou allié, mais toujours extérieur » .
Mais les autres, ce ne sont pas seulement ceux sur qui l’on s’appuie, ce sont aussi les adversaires qui nous manipulent et qui n’ont souci que de leurs propres intérêts. Par-là s’explique pourquoi l’Autre est parfois associé à la figure du Mal. La première forme de rapport que les personnages de Gide et de Kane envisagent est celui avec la famille. Ce rapport, qui devrait être selon les normes religieux affectueux, est caractérisé par la mésentente et le manque de communication et se présente à plusieurs niveaux.
LE DRAME CONJUGAL
De cette représentation de l’univers familial et de la crise qui l’accompagne, apparaît tout naturellement le drame du couple. La vie conjugale se présente comme l’origine de fausses relations familiales, des rapports conflictuels et de l’union illusoire. Les époux sont victimes d’une sorte de déguisement des sentiments sous lequel ils se cachent. On assiste à un échec conjugal imputable à l’incommunicabilité. Le rapport des conjoints se définit soit par l’absence d’un discours amoureux, soit par le silence ou encore par un échange verbal violent. L’image de la femme y est représentée. Le pasteur, à travers son journal, juge sa vie conjugale ainsi que sa femme Amélie. A des degrés divers, le personnage féminin est voué à la souffrance cachée sous les apparences les plus placides. Le pasteur de la symphonie pastorale résume son rapport avec sa femme, ce qui pourrait être la caractéristique de tous les couples chez Gide.
J’éprouvais aussi, devant que de parler, à quel point deux êtres, vivant somme toute de la même vie, et qui s’aiment, peuvent rester (ou devenir) l’un pour l’autre énigmatiques et emmurés ; les paroles, dans ce cas, soit celles que l’autre nous adresse, sonnent plaintivement comme des coups de sonde pour nous avertir de la résistance de cette cloison séparatrice et qui, si l’on n’y veille, risque d’aller s’épaississant.
Un tel aveu du pasteur met en lumière la forme de son rapport avec sa femme, il explique également dans quelle atmosphère de mésentente ils évoluent. Au lieu de trouver une relation dans ce couple ou l’un s’ouvre à l’autre, ces partenaires n’ont de cesse de se cacher l’un à l’autre. La communication entre ces deux personnages se caractérise souvent par une sorte du « discours du silence » en dépit de leur constant échange, car chacun d’eux est emmuré derrière son silence qu’il dissimule dans son discours avec son partenaire. Leur échange contient à la fois un sens apparent et un sens caché. Lors d’une conversation à propos du rapport entre Gertrude et Jacques, chacun des deux personnages est préoccupé par un sujet qu’il n’exprime pas clairement. Le pasteur tâche d’obtenir, pour ses propres intérêts cachés, une sorte d’approbation de son désaccord sur le mariage de son fils avec Gertrude par les propos de sa femme qui, devant les interrogations de son mari, «gardait les lèvres serrés, comme s’étant juré de ne rien dire » Mais quand elle décide de rompre le silence, Amélie fait allusion à la relation du pasteur avec la jeune fille, sans le dire clairement. Tout se passe comme si ses paroles faisaient partie de son silence.
C’est la raison pour laquelle ce discours énigmatique et sous-entendu d’Amélie irrite beaucoup le pasteur tout en montrant bien la mauvaise foi de ce mari : « Son ton énigmatique et sentencieux m’irritait, car je suis de naturel trop franc pour m’accommoder aisément du mystère. » .
Si le pasteur, qui n’est pas vraiment sincère, décrit ainsi l’inutilité de la communication avec sa femme puisqu’elle s’enferme dans son propre silence, c’est une raison pour mal la juger et l’accuser, ainsi que pour mettre l’accent sur leur mésentente profonde. Cette mésentente se développe lentement au sein de ce couple, avant même l’arrivée de cette fille étrangère dont la présence ne fait que démasquer et approfondir le rapport conflictuel. Une telle forme de communication mène le pasteur à adopter une sorte de discours violent avec sa femme, comme il le note dans son journal : « Quand tu voudras que je te comprenne, tu tâcheras de t’exprimer plus clairement, repartis-je d’une manière peut-être un peu brutale, et que je regrettai tout aussitôt ; car je vis un instant ses lèvres trembler ».
Comme le note le pasteur, les enfants sont « habitués à [leurs] petits différends conjugaux» . Tout au long du roman, les disputes, l’absence de compréhension et de toute empathie, caractérisent les rapports entre ces deux personnages. Mais si le pasteur trouve ainsi le moyen d’exposer clairement son jugement, Amélie est emmurée dans un silence qui n’est qu’une résignation apparente, car il est son langage propre pour s’adresser à son mari et lui exprimer son indignation. Le pasteur souligne ainsi cette caractéristique principale de sa femme : Du reste elle [Amélie] ne me fit point précisément des reproches ; mais son silence même était accusateur ; car n’eûtil pas été naturel qu’elle s’informât de ce que nous avions entendu, puisqu’elle savait que je menais Gertrude au concert ?
LE DESACCORD FAMILIAL
Généralement, on note des malentendus au sein de toute famille. Entre le pasteur et son fils Jacques, étudiant en théologie, on note des rixes mais cette fois-ci sur le plan idéologique. Leur conflit émane du fait que Jacques s’éprend de Gertrude et est accentué par leur conception de la religion. Le pasteur reproche à son fils de devenir traditionnaliste et dogmatique, de préférer l’enseignement de Saint Paul à celui du Christ. L’épître aux Romains lui déplaît particulièrement et il refuse de la faire lire à Gertrude. Il se dit : « Je cherche à travers l’Evangile, je cherche en vain commandement, menace, défense…Tout cela n’est que de Saint Paul » . Le mal se trouve dans les pensées du pasteur qu’il dissimule dans son discours. Le principe de l’amour qu’il défend est fondé sur l’ignorance de Gertrude, ainsi que sur son innocence. Comme le pasteur tient à lui éviter toute lecture ou tout enseignement loin de sa surveillance, ce qui lui laisse la liberté d’éliminer ce qui condamne leur relation, il est responsable de cette ignorance. Il en profite ainsi pour inculquer une fausse interprétation de l’amour qui, selon lui, correspond aux lois divines. Il défend la même conception de l’amour lors de la discussion avec son fils. En se référant au texte saint, le pasteur tient à convaincre son rival Jacques et sa victime Gertrude et à prouver la justesse de ses idées. Si, comme l’écrit Philippe Lejeune à propos de Gide : « le diable est celui qui suggère à chacun le discours de mauvaise foi, et l’amène à ignorer ce qui le gêne » le pasteur de La symphonie pastorale, empruntant presque le même discours, est le principal personnage diabolique de Gide qui ait le discours de la mauvaise foi. Cette mauvaise foi se trouve dans la volonté du pasteur de garder Gertrude pour lui seul. Ce qui le pousse toujours à avoir ce discours diabolique, que ce soit avec les membres de sa famille ou avec Gertrude ellemême. Prétendant agir pour l’intérêt de Gertrude, le pasteur suit en réalité ses propres intérêts. Nous nous rappelons comment dans le premier cahier il réussit à empêcher l’amour entre son fils et Gertrude. Il use du pouvoir de son discours trompeur pour retenir son fils : « Jacques a ceci d’excellent, qu’il suffit, pour le retenir, de ces simples mots : « Je fais appel à ta conscience » dont j’ai souvent usé lorsqu’il était enfant. » Son discours trompeur est une ruse défensive pour dissimuler son amour pour Gertrude qu’il n’ose pas s’avouer. Les raisons qu’il donne à Jacques pour justifier son opposition à son mariage avec Gertrude ne sont fondées que sur sa mauvaise foi. En effet, toute la puissance diabolique du pasteur vient de ce qu’il utilise ses jugements dans un but de duperie. Par-là s’explique comment le discours manipulateur du pasteur sert à dissimuler son égoïsme. Si Jacques réussit à se libérer de l’emprise de son père, de sorte qu’il comprend finalement que son père choisit « dans la doctrine chrétienne « ce qui [lui] i plait » Gertrude ne découvre l’imposture du pasteur qu’au moment où elle tombe entre ses mains et tombe dans le péché.
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Table des matières
INTRODUCTION
PREMIERE PARTIE : L’univers familial du conflit
CHAPITRE I : Le rapport à l’autre
1.1. Le drame conjugal
1.2 .Le désaccord familial
CHAPITRE II : La quête de l’autre
2.1. La relation pédagogique
2.2-La résistance face a la tentation
DEUXIEME PARTIE : La manifestation du sacré
CHAPITRE III : Le rapport divin -humain
3.1. L’image de dieu et du saint
3.2. La foi et la spiritualité
CHAPITRE IV : L’homme : un dieu déchu
4.1. La décadence de la piété
4.2. Le déchirement
4.3. La répresentation de la mort
TROISIEME PARTIE : La stylistique
CHAPITRE V : L’espace et le temps
5.1. L’espace
a. L’espace physique
b. L’espace tragique
5-2- Le temps
CHAPITRE VI : Le Statut et langage des narrateurs
6. 1. Le Statut des narrateurs
6.2. Le langage des narrateurs
CONCLUSION
BIBLIOGRAPHIE