L’unité de la pensée de Kant

L’apparente désunion

      Chez Kant lui-même, cette thèse d’une apparente désunion de son système pourrait être défendue sous un certain angle (celui d’une interprétation hâtive ou mauvaise). N’est-ce pas dans la Critique de la faculté de juger, Kant donne cette hypothèse : « si un abîme immense se trouve établi entre la nature (le sensible) et la liberté (le suprasensible), et s’il n’y a pas de passage du premier au second, nous pouvons tout de même voir une influence du second sur le premier ». A partir de là, nous pouvons soutenir au moins que l’auteur semble reconnaître l’existence de l’abîme. C’est lui-même qui parle de l’existence « d’un abîme immense » et également d’absence de passage entre nature et liberté. Ce qui revient à dire que les Critiques semblent se refuser. Elles se divisent entre la nature et la liberté et dans une certaine mesure entre la philosophie théorique et la philosophie pratique. La première notons le, dépend de l’entendement et traite de la connaissance, tandis que la seconde relève de la raison et s’occupe de l’action. A partir du moment où chaque Critique est une absolue, il y a du coup l’existence d’une sorte de dualisme. Et par conséquent, toute la problématique se trouve à ce niveau : dualisme veut-il dire contradiction ou plutôt simple paradoxe ? Cette question ainsi soulevée constitue le point chaud de notre sujet, de notre réflexion. Si dualisme signifiait contradiction, il n’y aurait de système ni chez Platon ni chez Descartes…. Nous reviendrons sur ce point dans la suite de notre analyse, de notre examen. Ainsi en poursuivant notre réflexion sur ce chapitre (trois Critiques autant d’absolues) nous ne pouvons pas ne pas parler de l’information que Kant donne à Reinhold concernant la naissance prochaine d’une troisième Critique. Alors cette information de 1787 avait ce contenu : « je puis, écrit Kant dans sa lettre du 18 décembre, assurer sans présomption que, plus j’avance dans ma voie, moins je crains qu’une contradiction ou même une alliance (comme il y en a maintenant si souvent) puisse jamais porter préjudice à mon système. C’est là une conviction ultime qui naît de ce que, quand je procède à de nouvelles recherches, je trouve mon système non seulement d’accord avec lui-même, mais encore, que si parfois j’ai des doutes sur la méthode de recherche intéressant un nouveau sujet, il me suffit de me rapporter à ce catalogue général des éléments de la connaissance et des facultés de l’âme qui y correspondent pour recevoir des éclaircissements auxquels je ne m’y attendais pas. C’est ainsi que je m’applique actuellement à une Critique du goût et à l’occasion de celle-ci on découvre une nouvelle espèce de principe a priori »1 ! A première vue, nous pouvons noter l’enjeu qui se dégage à travers une telle pensée : c’est en avançant que le système se réalise, se forme. Autrement dit, la troisième Critique semblerait ne pas être prévue au départ. Et de manière plus claire, le plan d’ensemble n’a pas fait l’objet d’un projet départ. D’ailleurs, nombreuses sont les expressions du texte qui vont dans ce sens : « plus j’avance » ; « (…) puisses jamais porter sérieusement préjudice à mon système », « je ne m’y attendais pas » etc.… A ce niveau, c’est seulement une sorte d’approche psychologique qui nous permet de prendre Kant dans une sorte de flagrant délit de contradiction. Mieux, pourquoi voit-il la nécessité de faire toute cette précision ? Pourquoi prend t-il toute cette précaution ? –il y a alors une sorte d’hésitation qui permet d’une certaine manière de douter de la cohérence, de la logique du système. Toujours dans cette lancée, mais cette fois ci de manière interne aux Critiques il semble y avoir une certaine disparité. Ainsi dans la Critique de la raison pure, il semble se jouer entre l’esthétique transcendantale et la logique transcendantale ; la première ne peut avoir de sens seule, il faut l’intervention de la seconde pour qu’elle soit intelligible ; dans la Critique de la raison pratique, la morale « humaine » semble alors se conformer ou du moins tendre vers le Souverain Bien. De ce fait, cette non linéarité des éléments dans chaque Critique que nous nommons disparité interne milite en faveur de l’hypothèse d’une possible destruction de toute idée de système dans la philosophie critique. Et c’est dans la Critique de la faculté de juger que cette incompatibilité est plus nette, car soulignée par l’auteur luimême. En effet, Kant note dans ce livre que dans une critique de la faculté de juger la partie qui traite de la faculté de juger esthétique est essentielle. Ce qui veut dire que l’autre partie (la seconde qui traite de la faculté de juger téléologique est inessentielle, non essentielle). A partir de là, la question que nous posons à Kant est celle-ci : pourquoi mettre alors dans un même livre, deux problèmes différents ? D’où l’hypothèse d’un apparent désordre ! En tout cas, saisissant cette occasion Schopenhauer dira que Kant a traité dans un même livre deux problèmes différents. Et ce fait, s’il était avéré soulignerait une absence de cohérence, d’union interne des Critiques. Dans cette campagne de dénigrement, de dépréciation de la philosophie critique de Kant, des auteurs comme Victor Basch diront que cette troisième Critique n’est qu’une « union baroque ». Et ce qui paraît être intéressant à ce niveau, c’est que Kant semble lui-même reconnaître la thèse de ses détracteurs en soutenant qu’il est possible d’ajouter le jugement logique suivant des concepts (entendons le jugement téléologique) à la partie théorique de la philosophie. Ainsi, considérant cette reconnaissance par Kant de la mauvaise place du jugement téléologique dans la Critique de la faculté de juger, Victor Basch dira que l’horloge de KÖNIGSBERG fait un « aveu formel ! ». D’où l’idée de flagrant délit de contradiction à laquelle nous faisions allusion tout à l’heure. Toujours dans le cadre de l’appui de ces critiques, Gilles Deleuze dira que le système Kantien est une sorte de « catalogue » .Toutes ces considérations nous viennent de Taoufik Chérif lorsqu’il note : « Dans la Critique de la faculté de juger, Kant aurait voulu faire des corrections en raison des différences entre les deux premières Critiques. Ainsi, le système kantien n’aurait qu’une unité ‘baroque’, selon les termes même de Victor Basch, ou une sorte de ‘catalogue’, d’après Gilles Deleuze. »1 L’auteur montre que ces commentateurs pensent détruire le système kantien, car croyant que la Critique de la faculté de juger est venue juste pour bricoler afin de rendre l’unité systématique ‘valable’.

DISPERSION ET UNION

    L’organisation de la philosophie critique d’Emmanuel Kant et la physique de Newton ont une ressemblance. Ce qui revient peut-être à dire que c’est la première qui a influencé la dernière. En tout cas c’est ce que semble nous dire l’historien de la philosophie Emile Bréhier lorsqu’il déclare : « il ne parait pas douteux que Kant a pris pour type de connaissance l’aspect de la connaissance qu’avait rendu familier la physique de Newton :d’une part une série d’expériences éparses acquises indépendamment l’une de l’autre ; d’autre part un concept ou une loi que découvre l’esprit et qui crée la liaison ou l’unité entre ces expériences ; d’une part donc des matériaux passivement accumulés, d’autre part une intelligence active qui lie entre elles ces expériences pour les penser. »1 A présent, nous allons brièvement présenter cette physique de Newton pour ensuite faire une sorte d’étude comparative entre le modèle de l’acquisition de la connaissance chez Emmanuel Kant et elle (cette physique newtonienne). Ainsi dans cette physique, il y a d’abord la supposition d’un état originel, nous allions dire un néant auquel correspond une dispersion universelle de la matière dans l’ensemble du monde. Et en plus de cette dispersion, il y a la supposition de l’existence d’une certaine différence de densité dans la dispersion de la matière qui correspond précisément aux genres élémentaires de matériaux. Il y a également l’action de deux forces dans cette physique celle de répulsion et celle d’attraction. C’est la pluralité de densités qui assure le rôle essentiel du chaos au monde qui se construit. Ce modèle physique appliqué à la connaissance Kantienne (à son processus de formation) peut se comprendre aisément : c’est la nature qui est la première à classer, à harmoniser, à faire alors une sorte de taxonomie (classement pour employer un vocabulaire de la biologie).Cette taxonomie semblerait influencer par analogie toute autre tentative de classement dans le monde. Dans cette lancée nous pouvons comprendre aisément ces mots de Kant : « Toute la nature en général n’est strictement rien d’autre qu’une interdépendance (…) des phénomènes selon des règles ; et il n’y a nulle part aucune absence de règles. Si nous croyons constater une telle absence, nous pouvons seulement dire en ce cas que les règles nous sont inconnues. »1 Ainsi le modèle naturel n’est plus à nier et il n’est pas sans importance.

L’ESTHETIQUE COMME LIEN

       Montrer que la pensée de Kant est bien un système, est un travail qui nous revient maintenant à faire. Ainsi, partant de notre auteur Emmanuel Kant, nous pouvons voir l’existence réelle de cette organisation dans sa philosophie. Organisation ou système qui l’a accompagné depuis le début de ses écrits, de sa pensée. Dans cet ordre d’idées, nous pouvons citer la lettre de Marcus Herz du 21 février 1772. En effet : « La lettre de Marcus Herz du 21 février 1772 annonce un ouvrage qui, s’il avait été écrit, aurait traité de l’ensemble des questions qu’aborderont les trois Critiques (indication précieuse, qui montre que Kant a conçu très tôt le plan général de son œuvre, et que la Critique de la faculté de juger n’est pas née du seul souci de résoudre les difficultés laissées en suspens par les Critiques précédentes ».1 Ici l’auteur emploi un conditionnel (« aurait traité ») qui ne fausse en rien la vérité hypothétique d’un plan organisé au départ, car, répétons le encore, cela (l’idée de système au départ) est immanent, inhérent à la philosophie même de manière générale. Un éventuel décalage de la Critique du jugement par rapport aux autres Critiques laisserait apparaître l’idée d’une tentative de bricolage des différentes parties de sa philosophie critique pour les unifier : cet argument est à rejeter. De ce fait, il s’agit plutôt de voir une concomitance très nette dans le projet de conception de la critique. D’ailleurs l’historien de la philosophie, Emile Bréhier, s’oppose ainsi à ceux qui semblent soutenir que Kant a pu faire un forçage, un réajustement en écrivant la critique de la faculté de juger : « on se rappelle qu’une critique du goût, des éléments a priori qui entrent dans le jugement esthétique, fut conçue par Kant , en même temps que les deux autres critiques ; elle ne fut cependant publiée qu’en 1790 et elle ne forme que la première partie de la Critique du jugement[…] dont la seconde partie contient la critique des jugements de finalité […] »1 Il est à noter que ce point de vue de Emile Bréhier nous semble être pertinent car il s’inscrit dans la logique de ce que nous avons soutenu dès le départ de notre analyse à savoir la systématicité de la philosophie critique d’Emmanuel Kant. Toute la problématique réside dans le fait que l’âme a trois facultés : celle de connaître, le sentiment de plaisir et de peine et celle de désirer. Pour chacune de ces trois facultés correspond une Critique. Ainsi nous avons respectivement aux facultés précitées cette correspondance : la Critique de la raison pure, la Critique de la faculté de juger et la Critique de la raison pratique. Il serait important de faire remarquer que ces éléments de la philosophie de Kant sont présents d’une façon ou d’une autre dans d’autres systèmes philosophiques sans pour autant faire couler beaucoup d’encre ou soulever un tel tollé. Par exemple, les Idées intelligibles de Platon sont le Vrai, le Beau, le Bien et ses écrits s’articulent autour d’elles. Pourquoi alors ce système platonicien n’est pas taxé d’ « union baroque », de « rhapsodie » ou de catalogue ?.
-Peut-être qu’il a pu les développer de manière harmonieuse et suffisante pour en faire un système digne de ce nom. En ce qui concerne notre auteur Emmanuel Kant, la relation n’est pas si claire. Elle n’est pas explicite d’elle-même du fait qu’elle nécessite une compréhension d’ensemble, affaire des spécialistes et non celle des « usagers populaires ». Ainsi l’esthétique qui est choisie comme possibilité de médiation, de relation par Kant semble être exposée aux problèmes relatifs à cette philosophie incomplète. En tout cas c’est de l’avis de Fichte dans son ouvrage de 1798 lorsqu’il soutient : « sur ce point – comment puis-je en venir à admettre des êtres raisonnables en dehors de moi ?-Kant ne s’est jamais expliqué, donc son système critique n’est pas achevé […]. Dans la critique de la faculté de juger où il parle des lois de la réflexion de notre entendement, il était proche de ce point ».

LE DROIT, UNIFICATEUR DE LA PENSEE DE KANT

      Nous allons examiner un point, des plus délicats de notre réflexion la question du droit et plus précisément sa place de médiation dans le Criticisme. Ce point est complexe car nous avons déjà dit que le système kantien est inachevé en nous appuyant sur Fichte dans son ouvrage Doctrine de la Science NOVA METHODO (1798) cité par Alain Renaut (cf à la section 1du premier chapitre de la deuxième partie). Toute cette indication est juste pour dire que même si le système kantien n’est pas complet à ce niveau aussi (d’ailleurs aucun système n’est complet, nous reviendrons sur ce point dans notre dernière section), il y a au moins une brèche ouverte dans ce sens qu’il s’agira pour nous d’explorer. Dans cette perspective, cette affirmation d’Alain Renaut nous sera d’une importance capitale, non négligeable : « Le système philosophique ne saurait donc ici, par définition, se clore sur lui –même (il s’ouvre, soit sur le processus infini de l’histoire, soit sur la politique comme tâche infinie de pacification des conflits). Système ouvert qui correspond à la vocation du Criticisme ; plus complètement, système ouvert sur l’histoire comme pacification à l’infini. » Alors, c’est la nécessité, le besoin d’ouvrir le système qui nous renvoie soit à la politique, soit à l’histoire. Mais on pourrait supposer que l’histoire engloberait la politique. Ce qui nous amènera à dire que finalement l’ouverture du système philosophique se fait dans l’histoire. Mais comment rendre intelligible cette brèche que nous avons ouverte sur la politique, mieux sur l’histoire ? Pour cela, nous allons revenir à l’esthétique et plus précisément au rôle de médiation qu’elle a joué dans le système kantien. A ce niveau, la communication esthétique est vue comme étant un modèle aussi bien pour celle dite théorique que pour celle dite pratique .C’est ce que nous apprend Renaut en déclarant : « Au principe du jugement esthétique, il y a en effet , comme Kant l’explique à partir du §18 de la Critique de la faculté de juger, la postulation ou la « présupposition » d’une « communicabilité universelle » et directe (sans concept , donc immédiate) du sentiment de plaisir ; or en un sens , cette communication esthétique médiatise les deux autres sphères , théorique et pratique,où se réalise la communication entre les hommes(…) ». Ce rôle est facilité, assuré par le jugement qui implique une communication, une intersubjectivité. A partir de ces deux notions (communication, intersubjectivité) nous pouvons maintenant dire que l’autre existe au moins. Et ceci, du simple a fait que communiquer c’est ici communiquer avec quelqu’un (il y a l’existence de l’autre). L’intersubjectivité également renvoie à l’existence d’au moins de deux subjectivités qui entrent en relation, qui échangent. Ainsi, nous ne sommes pas dans un cogito (solipsiste) kantien mais plutôt dans celui où l’autre est reconnu : le cogito kantien est un cogito plural dira le philosophe Fichte. L’idée de relation entre individus est toujours conflictuelle selon Kant d’où la nécessité d’une légalisation sans quoi l’espèce humaine périrait. De ce fait, le droit intervient in extremis pour sauver les hommes, pour les réglementer en instaurant un code légal ou du moins un code de légalité qui sera la référence de tous les sujets (le souverain est écarté). Le droit est ainsi ce dont la nature se sert pour accomplir des fins à elle. Et ces dernières permettront de dépasser les « penchants animaux » pour des « fins libres » qui est le seul moyen pour les hommes d’éviter les maux résultant de la poursuite anarchique du bonheur.

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Table des matières

INTRODUCTION GENERALE
PREMIERE PARTIE : pensée rhapsodique
Chapitre premier : trois critiques autant d’absolues
Section 1 : l’apparente désunion
Section2 :l’interprétation continuiste comme désordre du système
Chapitre deuxième : Critique et physique newtonienne
Section 1 : dispersion et union
Section 2 : « l’objectivation de la connaissance »
Conclusion partielle
DEUXIEME PARTIE : l’union de la pensée de Kant
Chapitre premier : la Critique comme système
Section 1 : l’esthétique comme lien
Section 2 : le droit comme médiation
Chapitre deuxième : pensée humaniste
Section 1 : Criticisme et politique : la politique dans le Criticisme
Section 2 : la réfutation de l’idée de système
Conclusion partielle
CONCLUSION GENERALE
BIBLIOGRAPHIE

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