La thématique de l’intégration n’est pas nouvelle aux Amériques. Elle existe depuis plusieurs décennies et s’est manifestée dans divers projets visant à l’unification du continent dans son ensemble ou de l’Amérique latine en particulier. La création, en 2008, de l’Union des Nations Sud-Américaines (Unasur) révéla la profonde volonté collective d’unir les pays du continent, suite à de longues années d’efforts pour faire coïncider les diverses réalités politiques et géographiques dans un projet politique commun. L’Unasur est composée de douze états représentant près de 400 millions d’habitants: Uruguay, Argentine, Pérou, Chili, Venezuela, Equateur, Guyane, Surinam, Bolivie, Paraguay, Colombie et Brésil.
L’Unasur se distingue des propositions antérieures car elle est le fruit d’une initiative exclusive et d’un long travail diplomatique du Brésil pour intégrer une zone géographique précise, qui exclut l’Amérique centrale et les Caraïbes, mais qui s’insère historiquement dans les projets d’intégration latino-américains. En effet, l’Unasur présente deux particularités. La première est qu’à travers elle le Brésil crée une nouvelle région géopolitiquement cohérente, qui peut, pour la première fois, agir au niveau régional et international de manière coordonnée et consensuelle : l’Amérique du Sud. Selon Christian Girault, « seule l’Amérique du Sud représente un objet politique autonome, tandis que l’objet ‘Amérique latine’ représente un ensemble complexe car il est partiellement situé en Amérique du Nord » . Le fait que l’Amérique du Sud apparaisse aujourd’hui comme un objet politique résulte du travail effectué par le Brésil et sa diplomatie sud-américaine pendant les dernières décennies. Il est certain que les Hispano-américains, lorsqu’ils parlaient d’intégration régionale, ne se référaient pas à l’Amérique du Sud mais plutôt à l’Amérique latine, corps cohérent de pays partageant un passé colonial similaire et un même processus d’indépendance des puissances européennes. De fait, c’est justement le Brésil qui est à l’origine de la transformation de ce qui n’était jusque-là qu’une simple zone géographique, l’Amérique du Sud, en une région disposant de sa propre organisation politique et prétendant obtenir une plus grande autonomie vis-à-vis des autres puissances dans un système international chaque jour plus multipolaire.
La seconde particularité est que cet organisme dirigé par le Brésil ne suit pas la conformation d’institutions supranationales, car le respect de la souveraineté des états à l’intérieur de l’Unasur est indiscutable, et ni les Brésiliens ni le reste des Sud Américains ne souhaitent restreindre leur puissance au niveau national. De fait, les pays cherchent plutôt, par le biais de l’Unasur, à renforcer leur pouvoir national, car ils comprennent que dans un monde chaque jour plus globalisé beaucoup de sujets politiques et économiques dépassent les frontières et la capacité de résolution de chaque état, et il est donc nécessaire de travailler conjointement pour surmonter les écueils et les défis du XXIe siècle.
L’Unasur se distingue du fait que le Brésil exerce un leadership permanent, ce qui ne c’était jamais vu depuis le début de cette initiative d’intégration régionale. Le Brésil n’a pas eu de trajectoire historique comparable à ses voisins latino-américains ; au contraire, il s’est toujours distingué au niveau des relations internationales et surtout américaines. Cette particularité remonte probablement à l’époque des guerres d’indépendance. En effet, l’évolution historique du Brésil par rapport à ses voisins hispanophones se dessine clairement au moment des guerres d’indépendance du début du XIXe siècle. Lorsque les troupes de Napoléon envahirent la péninsule, cela affecta autant l’Espagne que le Portugal, mais les conséquences pour les deux pays et leurs colonies furent diamétralement opposées. Tandis que la monarchie espagnole laissait un vide de pouvoir ouvrant la porte à l’indépendance de ses colonies en Amérique, le centre de pouvoir de la monarchie portugaise passait à Rio de Janeiro. Et tandis que l’Amérique espagnole commençait à se subdiviser en républiques, le Brésil se maintenait territorialement intact, avec son idéologie monarchique s’exprimant dans l’instauration de l’empire avec Pedro I en 1822. Ceci contrastait avec plusieurs décennies de présence d’une monarchie de langue portugaise parmi les républiques hispano-américaines.
Bref résumé historique des efforts d’intégration régionale
Les efforts d’intégration sur le continent américain ne sont pas un phénomène nouveau, comme le prouve l’initiative de Francisco de Miranda en 1790, qui impliquait la formation d’un projet d’intégration continental avec « Plan pour la réforme, l’organisation et l’instauration d’un gouvernement libre et indépendant en Amérique méridionale » . Cette idée est relancée en 1801 avec une proposition de création d’une assemblée hémisphérique appelée Régime Impérial, comprenant des puissances législatives pour toute la fédération américaine.
La conscience d’une identité hispano-américaine commune et l’union nécessaire des colonies pour devenir indépendantes de l’Espagne créèrent des liens puissants entre les libérateurs José de San Martín, Miguel Hidalgo, Bernardo O’Higgins et Mariano Moreno, pour n’en citer que quelques-uns. Parmi ces figures historiques se distingue Simon Bolívar, grand articulateur du premier effort concret vers une intégration continentale, au Congrès de Panama, du 22 juin au 15 juillet 1826, auquel assistèrent des représentants du Mexique, du Pérou, d’Amérique centrale et de Colombie, ce qui représente aujourd’hui douze républiques distinctes, en plus d’observateurs venus de Hollande et de Grande-Bretagne. Il faut cependant souligner l’absence du Brésil, qui fut invité mais finalement décida de ne pas participer. L’invitation avait été transmise par un représentant colombien à Londres, Manuel José Hurtado, qui indiqua dans une correspondance qu’il aimerait voir participer le gouvernement brésilien car les sujets traités seraient pertinents non seulement pour les provinces hispanophones mais aussi pour les autres puissances américaines. Bien que les raisons exactes soient inconnues, car la première réponse fut positive, le Brésil n’assista pas au Congrès.
Il faut souligner la double perception, de la part des pays hispanophones, de l’importance du Brésil au début du XIXe siècle, et de sa singularité par rapport aux autres républiques naissantes. Selon l’historien brésilien Tiago Coelho Fernandes, l’absence du Brésil au Congrès de Panama dénote la méfiance réciproque entre l’empire et les républiques, exprimée aussi bien à travers des politiques extérieures divergentes que dans le discours de l’élite impériale brésilienne . Tandis que, dans le contexte d’une identité nationale en formation, l’élite brésilienne estimait l’unité territoriale et la stabilité d’institutions solides telles que la monarchie, les républiques voisines étaient instables, dirigées par des caudillos qui altéraient l’ordre social et institutionnel.
L’Unasur, son traité constitutif et ses conseils
Dans ce contexte problématique d’intégration régionale avec des projets qui ne parviennent pas à s’affirmer, apparait en 2004 la Communauté sud-américaine des nations (CASA), qui sera rebaptisée Union des nations sud-américaines (Unasur) après un sommet extraordinaire à l’île Margarita, au Venezuela, en 2007. L’Unasur consolide un processus initié par le Brésil en l’an 2000 avec le premier sommet des présidents sud-américains de Brasilia, et inclut les douze pays du sous-continent sud-américain. Après plusieurs réunions et déclarations officielles, un consensus, au sommet du Venezuela, permit à l’Unasur d’obtenir un cadre juridique et institutionnel grâce à la création de son Secrétariat général permanent .
Mais à la différence des autres projets, l’Unasur ne vise pas un caractère institutionnel compliquant le processus d’intégration. Elle donne la priorité à la flexibilité dans le développement des plans proposés par les états membres, et le Secrétariat général a des fonctions limitées, surtout techniques, qui ne remplacent pas le pouvoir de décision des états représentés par leurs délégués. Cette flexibilité permet l’implémentation progressive des plans et programmes prévus selon les besoins et capacités de chaque état membre, ce qui aide à minimiser les disparités entre les pays. Le processus est donc intergouvernemental, et ce sont les états eux mêmes qui, par le dialogue, parviennent à un consensus fixant la marche à suivre, sans mécanismes juridiques compliquant le processus de prise de décisions.
En mai 2008 fut signé à Brasilia le Traité constitutif de l’union des nations sudaméricaines, avec ses douze pays membres. Ce traité de vingt-sept articles entrera en vigueur en mars 2011, atteignant ainsi sa personnalité juridique internationale , avec la ratification de seulement neuf des douze membres ; le congrès du Paraguay sera la dernier à l’approuver en août 2011. Le traité affirme la détermination des Sud-Américains à créer une identité et une citoyenneté propres, et à développer un espace régional intégré dans les secteurs économique, politique, social, culturel, environnemental, énergétique et d’infrastructure pour fortifier l’unité latino-américaine. Il exprime aussi la conviction que l’intégration sud-américaine renforcera le multilatéralisme et le droit dans les relations internationales pour créer un monde multipolaire. Il indique finalement que l’Unasur respectera la souveraineté et l’autodétermination des membres, et qu’elle reposera sur la démocratie, le respect des droits de l’homme et le développement durable.
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Table des matières
Introduction
1. Bref résumé historique des efforts d’intégration régionale
2. L’Unasur, son traité constitutif et ses conseils
3. Problématique centrale, thèse, méthodologie et limites à la régionalisation sud-américaine
Chapitre I.- Une caractéristique de la politique étrangère du Brésil au cours de l’histoire : la quête constante d’autonomie dans le système international
1. Trois épisodes démontrant la quête d’autonomie du Brésil au cours de l’histoire
1.1 La doctrine Monroe dans le Brésil du début du XXe siècle et la troisième conférence panaméricaine de Rio de Janeiro (1906)
1.2 La fin de l’alignement automatique sur les Etats-Unis et la politique étrangère indépendante (1961-1964)
1.3 L’éloignement des Etats-Unis et le début des relations stratégiques avec l’Argentine sous les gouvernements de Geisel (1974-1979) et de Figueiredo (1979-1985)
2. La constante quête d’autonomie détermine l’attitude du Brésil au niveau international
Chapitre II.- Le passage de la quête historique d’autonomie à l’hégémonie brésilienne en Amérique du Sud
1. La quête d’autonomie du Brésil dans le contexte de la pensée régionale sud-américaine
1.1 La problématique de l’autonomie en Amérique du Sud
1.2 La dualité centre/périphérie dans la tradition latino-américaine
1.3 La théorie de la dépendance et son influence dans le devenir politicoéconomique sud-américain
2. Le système unimultipolaire et l’adaptation nécessaire de l’état brésilien à ce nouvel ordre international
2.1 L’actuel système unimultipolaire et son impact sur le révisionnisme croissant des puissances émergentes
2.2 L’importance de l’état logistique brésilien sous le prisme du réalisme néoclassique
3. Première apparition d’une hégémonie unique en Amérique du Sud
3.1 Distinction conceptuelle nécessaire entre leadership et hégémonie dans le contexte sud-américain
3.2 Vers une hégémonie régionale coopérative en Amérique du Sud
Chapitre III.- La quête d’autonomie de l’hégémon à travers la régionalisation de l’Amérique du Sud
1. Le concept sud-américain d’intégration régionale
2. Le Mercosur: premier pas du Brésil vers son insertion en Amérique du Sud
2.1 La motivation éminemment politique du Mercosur depuis sa genèse
2.2 La faible institutionnalisation du Mercosur sous l’inter-présidentialisme sud-américain
2.3 Limites structurelles au processus d’intégration sud-américain sous le Mercosur
3. Le Mercosur en tant qu’étape indispensable dans le processus actuel de régionalisation de l’Amérique du Sud sous l’Unasur
Chapitre IV.- La configuration géopolitique du sous-continent sud-américain au moyen de l’hégémonie coopérative brésilienne
1. La nouvelle situation géopolitique en Amérique du Sud sur la base de ses deux axes principaux : l’IIRSA et le CDS
1.1 L’Initiative pour l’Intégration de l’Infrastructure Régionale Sud-américaine (IIRSA)
1.2 Le Conseil de Défense Sud-américain (CDS)
2. Les tendances lourdes : la « géopolitique officielle » du Brésil
2.1 La constante préoccupation du Brésil pour le contrôle du heartland sud-américain
2.2 La projection régionale et mondiale de la géopolitique brésilienne
3. Les variables contemporaines : le déploiement de l’hégémonie coopérative du Brésil
3.1 L’hégémonie brésilienne au niveau sous-régional
3.2 Le déploiement de l’hégémonie au niveau régional et la formation d’un pôle sud-américain dans le système international
Chapitre V – Les limites potentielles au processus de régionalisation de l’Amérique du Sud sous l’Unasur
1. L’Organisation des États américains (OEA)
2. La Communauté d’États latino-américains et caraïbes (CELAC)
3. L’Alliance bolivarienne pour les peuples de notre Amérique – Traité de commerce des Peuples (ALBA-TCP)
4. L’Alliance du Pacifique
Conclusions
Bibliographie